"Ma route est d'un pays où vivre me déchire"
Crisinel encore. Oui, j'insiste, je revois encore ce livre dans le panier posé à l'entrée du bouquiniste Rua das Flores, je ne vois que lui, il est fait pour moi, j'en ai l'intuition immédiate. Et pourtant, je le répète, jusqu'à lors je n'ai jamais lu une seule ligne de Crisinel. Il n'est qu'un souvenir brumeux, venu de la Correspondance de Gustave Roud et Philippe Jaccottet lue en 2002, seize ans déjà, et pourtant c'est comme si c'était hier. Est-ce ce nom qui m'a marqué, ce nom de Crisinel que Bartt m'a dit aimer aussi beaucoup ? Est-ce sa résonance de cristal qui l'a porté jusqu'au Portugal ? Ce mot que je hasarde, j'en retrouve le sillage dans Alectone, écrit entre 1930 et 1931, pendant une des pires crises psychotiques éprouvés par le poète. Il en conclut ainsi la première partie :
"Les anneaux du cercle fatal se resserrant autour de moi, et condamné à ne vivre plus qu'au sein de ténèbres glaciales, je résolus de me rendre, après avoir tiré un augure défavorable du vol d'un oiseau noir. Un morceau de cristal, ramassé parmi les détritus du parc où son éclat avait attiré mon regard, servit à mes desseins. Tandis que vers ma chambre montaient de suaves cantiques, on me trouva inerte, la tête inclinée sur l'oreiller en sang. C'était le matin de Noël."
En juin 1945, il y pense encore et dans un court texte écrit à Savigny, il commence ainsi : "Où es-tu Alectone ?" Dans le jour finissant, "reposant sous les frais tilleuls entre l'église et le cimetière", c'est ce nom qu'il interroge : "Ton nom... Ai-je jamais su ton nom, Alectone, sinon, dans l'anxiété et la confusion du délire, celui que je t'ai donné, fille de colère ?" Il nous donne un peu plus loin la référence mythologique, Alecto*, l'implacable, la soeur de Mégère et de Tisiphone, toutes les trois formant le groupe des Erynies, les trois déesses infernales que les Anciens appelaient par antiphrase les Euménides, autrement dit les Bienveillantes, histoire de s'attirer leurs bonnes grâces en les flattant. Mais Crisinel repousse cette identification : celle qu'il entrevit dans le parc enneigé ce n'était pas Alecto, "mais, semblable à Cassandre devant les murs suintants de sang du palais où le couteau va faire son office, une altesse brisée, s'avançant, avec une grâce que la folie épargna, vers sa tombe de pierre froide."
Et comment ne pas voir encore en ce nom de crise éternelle la marque même du drame : au cœur du nom, une seule lettre nous le change en criminel ? Et pourtant Crisinel ne fut criminel que de lui-même, mettant fin à ses jours le 25 septembre 1948. On le retrouve immergé dans le lac, à peu de distance de la clinique de La Métairie, près de Nyon, où il avait admis au début du mois à la suite d'une nouvelle dépression.
Pierre-Paul Clément voit l'expérience de la folie culminer dans la prose d'Alectone : "Œuvre aux visages énigmatiques, écrit-il, sur le seuil de laquelle je placerais volontiers ces mots de Valéry, poète de la lucidité : "Sa stèle, à chaque énigme."" Et, lisant ces mots, je suis heureux de retrouver Paul Valéry, rencontré plusieurs fois ces temps-ci. Mais je le connais bien mal, je l'ai si peu lu que je ressens le besoin d'en savoir plus, et je m'aperçois que le net est bien silencieux sur cette fameuse stèle. Heureusement, un autre poète, lui aussi abordé dès octobre, Jean-Michel Maulpoix, sur son site en un texte intitulé Introduction à une Poétique du texte offert, nous propose sa lecture :
"On offre, on dresse un monument. Un poème est un hommage que l'on rend au langage. Il s'agit, selon le voeu valéryen, de "construire un petit monument à chacune de ses difficultés. Un petit temple à chaque question. Sa stèle à chaque énigme" Cet objet fabriqué va se substituer à la réalité, surtout quand elle est perdue, ou impossible à atteindre. Cet objet prend valeur de temple : abri pour l'immatériel, lieu de prière et de résonnance."
Souvenons-nous que le cimetière marin, Patti Smith est allée le visiter, à Sète, et que cela constitue la matrice de son dernier livre, Dévotion. Souvenons-nous encore que Georges Perros, à l'hôpital de Marseille, avait pour voisin de lit le gardien de ce cimetière marin : "Il ouvre désespérément la bouche. Rien n'en sort. Rires. (...) A nous les citations. Il me recopie quelques strophes dudit Cimetière marin, que je lui mime. Belle paire." Crisinel s'insère donc dans cette constellation avec une cohérence remarquable qui sera pour moi parachevée par la découverte juste au retour de Porto, à la maison de la presse d'Aigurande, un dimanche matin, disposée comme à mon intention avec la même évidence que le petit volume crisinélien chez le bouquiniste portugais, de l'édition française de Dévotion, tout juste parue le 1er novembre.
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* Dans l'article précédent, j'avais rapproché Crisinel d'Harry Potter. Or, cherchant à en savoir plus sur Alecto, je découvre sur le net (je n'ai pas lu la saga de Rowling) que Alecto Carrow est une Mangemort, comme son frère Amycus. Petite femme trapue aux cheveux noirs, elle est au service de Voldemort.
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