Je n'ai rien contre Wikipedia, que j'utilise beaucoup, comme à peu près tout le monde, mais j'ai un peu de mal à penser que l'humanité sera sauvée grâce à l'économie contributive dont l'encyclopédie en ligne est soi-disant l'un des fleurons. Je reviendrai là-dessus un autre jour, ainsi que sur cette notion d'entropie dont Stiegler fait grand usage, allant jusqu'à réécrire Anthropocène en Entropocène. En attendant, on lira avec grand profit l'article très approfondi d'Alexandre Moatti sur le site Zilsel.
Plus modestement, je voulais profiter de l'émergence de ce mot de bifurcation dans la bouche de Stiegler pour bifurquer justement sur le dossier Chris Marker dans le numéro d'Esprit de mai 2018.
Comme je me reporte à l'un des articles de cet excellent dossier, Le cinéaste et la mémoire palimpseste, de Nathalie Bittenger, je tombe précisément sur ce passage qui résonne assez étroitement avec ce qui vient d'être dit sur Wikipedia :
"La mémoire incarnée dans les images de Marker n'est donc nullement surplombante ou encyclopédique. D'autant qu'il se méfie de la notion de mémoire collective, qu'il ne prétend jamais transcrire. Le danger de la concurrence des mémoires - "Mes morts sont plus morts que tes morts" - est souligné dans Level Five. Dans Sans soleil, après avoir retracé les violente luttes de la Guinée-Bissau pour l'indépendance à travers un document d'archives en noir et blanc, le cinéaste nous transporte à Cassaca en 1980, filmé en couleurs. D'une époque à l'autre, la transition est assurée par des plans rapprochés d'accolades. C'est à présent une fête de remise des grades qui semble sceller la réconciliation, "mais pour bien lire [la scène], il faut encore avancer dans le temps". Tout juste un an après cet embaumement filmique d'un instant de liesse, un coup d’État rompt la factice unité de ces hommes s'embrassant, le militaire volant le pouvoir au président et le jetant en prison. Commentaire de la scène immortalisée, alors que le cinéaste peut se mouvoir sur la flèche brisée des temps et nous en offrir une lecture rétrospective depuis le futur des images : "Et sous chacun de ces visages, une mémoire. Et là où on voudrait nous faire croire que s'est forgée une mémoire collective, mille mémoires d'hommes qui promènent leur déchirure personnelle dans la grande déchirure de l'Histoire." (Esprit, p. 68)
C'est un peu plus loin dans l'article que surgit le terme bifurcation(s), après l'évocation des intercesseurs que Chris Marker ne cesse de déployer dans ses films, voix off comme celle de Jean Négroni dans la Jetée, ou éléments du bestiaire favori, chat ou chouette, et Nathalie Bittinger évoque la rencontre impromptue entre Marker et Wim Wenders (filmée par celui-ci dans Tokyo-Ga (1985), dans un bar qui "porte miraculeusement le le nom de la Jetée." Marker, qui n'aime pas apparaître dans ses films, "se cache d'abord derrière une affiche ornée d'un maneki-neko (le chat porte-bonheur japonais), puis un story-board où sont dessinés un chat et une chouette : Marker glisse alors furtivement un œil sur le côté de la feuille avant de disparaître. Dans Immemory*, le chat Guillaume-en-Egypte est un guide qui ouvre des portes cachées, fait accéder à d'autres zones du CD-Rom et propose des bifurcations infinies." [C'est moi qui souligne]
Le chat et un des rares portraits de Chris Marker dans Immemory |
Nous y voici, au cœur de la création, et permettez-moi de bifurquer à mon tour : en cherchant une image du chat markérien, je débouche sur le site qui lui est consacré, et tout spécialement sur la page d'Immemory, où est reproduit le livret que le cinéaste écrivit pour le cédérom paru en 1997.
Comment dire le bonheur que j'ai à lire ces lignes ? J'ai l'impression d'y lire la description de ma propre démarche, avec cette sensation que le supposé hasard cache un itinéraire chargé de sens, même si celui-ci ne s'éclaire jamais complètement. Mais continuons de suivre le livret :
« Mais quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. » (Du côté de chez Swann)
Chacun sa madeleine. Pour Proust c’était celle de Tante Léonie, telle que prétend encore en détenir la recette de la pâtisserie Védie, à Illiers (mais que penser alors de l’autre pâtisserie, de l’autre côté de la rue, qui affirme également être la véridique dépositaire des « madeleines de Tante Léonie » ? Déjà la mémoire bifurque). Pour moi, c’est un personnage de Hitchcock. L’héroïne de Vertigo. Et je reconnais que c’est peut-être forcer la note que de voir dans le choix de ce prénom, à l’orée d’une histoire qui est essentiellement celle d’un homme à la recherche d’un temps perdu, une intention du scénariste, mais peu importe, les coïncidences sont les pseudonymes de la grâce pour ceux qui ne savent pas la reconnaître.**" [C'est moi qui souligne]
Au nombre de ces coïncidences pseudonymes de la grâce, il faut inscrire celle qui lui fait choisir ce film de Hitchcock, Vertigo, comme sa madeleine intime. On sait (ou on ne sait pas, il faut me suivre attentivement et je suis conscient que ce n'est pas toujours une mince affaire) que j'ai entamé depuis mars dernier un Cahier des Vertiges, où je collecte toute apparition du mot vertige et ses dérivés dans mes lectures. Il se trouve que l'article de Nathalie Bittinger fut de ce point de vue une mine : dès l'entame on pouvait lire : "L’œuvre protéiforme de Chris Marker charrie une mémoire hétéroclite du XXe siècle. Vertigineuse, extrêmement puissante en termes de connexions d'images, de capture de visages ou de moments de réel transfigurés par la profondeur du commentaire, elle offre au spectateur contemporain un regard irremplaçable sur les soubresauts qui l'ont conduit au nouveau millénaire." Un peu plus loin, elle écrit : "Le vertige mémoriel et la création poétique sont à leur paroxysme quand tant de connexions résonnent et s'incarnent dans la forme cinématographique." Sur la même page, évocation justement de Vertigo : "Chris Marker revient d'ailleurs sans cesse sur le film de "la mémoire impossible, la mémoire folle", Vertigo (1962) d'Alfred Hitchcock. Dans la Jetée, il reprend la célèbre scène du séquoia dans laquelle la jeune femme indique le tout petit espace qui correspond à son existence dans les cernes du bois de l'arbre coupé, sur lequel sont également indiquées des dates historiques courant sur plusieurs centaines d'années. Or Sans soleil cite la Jetée citant Vertigo. Alors que Sandor Krasna raconte comment il a parcouru à San Francisco tous les lieux par lesquels transitaient les personnages du film, le commentaire évoque la dimension palimpseste du cinéma, avec ses jeux de citation et de recréation : "la coupe de séquoia était toujours à Muir Woods. [...] Il se souvenait d'un autre film où le passage était cité : le séquoia était celui du Jardin des plantes, à Paris, et la main désignait un point hors de l'arbre - à l'extérieur du Temps"." Et enfin, le final de l'article, revenant sur le cédérom Immemory composé de sept zones interconnectées, mêlait vertige et bifurcation :
"L'on y déambule à sa guise, en ouvrant des recoins secrets infinis. L'entrée dans "Mémoire" advient ainsi sous le patronage de photographies diffractées de Proust et de Hitchcock au-dessus de la question "Qu'est-ce qu'une madeleine ?", avant que l'une des bifurcations possibles ne nous propose de voyager dans la mémoire "à la façon Plume", le personnage poétique inventé par Henri Michaux. Dans ce CD-Rom se trouve cachée l'une des plus belles images palimpsestes qui soit, quand du texte est apposé sur le célèbre photogramme de Vertigo, composé de l'oeil-spirale, parfaite incarnation du travail de Chris Marker."
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* On peut parcourir Immemory en ligne sur le site Gorgomancy.net. Découvert lors des recherches afférentes à l'écriture de cette chronique.
** Pour comprendre parfaitement ce passage, il faut lire cet autre écran d'Immemory :
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