Bon, ceci dit, je me trouvai le jour suivant à l'Apollo pour un film d'Abraham Segal, Enseignez à vivre !, documentaire montrant des établissements scolaires publics "innovants"(horreur de ce mot), accueillant des jeunes "décrocheurs" et expérimentant une nouvelle pédagogie, avec des interventions d'Edgar Morin en contrepoint. J'aime beaucoup Edgar Morin, je le lis depuis longtemps, mais je suis de plus en plus sceptique sur la capacité de sa pensée dite complexe à bouleverser quoi que ce soit dans l'ordre existant des choses. Bref, le sujet n'est pas là, si je parle de Morin c'est parce que lors de l'une de ces rencontres avec des lycéens, il évoque les livres qui l'ont accompagné durant toute sa vie, et il cite précisément Crime et châtiment, pour l'habileté de Dostoïevski à fouiller les abîmes de l'âme humaine.
Quand une telle récurrence se fait jour, mes antennes se dressent bien sûr. Il n'y a pas loin à ce que j'y vois un signe.
Depuis notre virée nantaise, je lis par bouffées épisodiques le livre qu'André Markowicz a tiré de ses chroniques sur Facebook entre juin 2013 et juillet 2014, Partages (inculte/barnum, 2018). Je suis parvenu à avril 2014, et je me dis qu'il serait beau que ce grand traducteur évoque précisément Crime et châtiment, qu'il a traduit comme il a traduit tout Dostoïevski. Je n'ai pas souvenir qu'il en ait parlé jusqu'ici, et ses chroniques, si elles font la part belle à la littérature russe, sont aussi souvent consacrées à de tout autres sujets. Ce soir-là, le sujet c'est le vol de son ordinateur en 1996, et la perte irréparable de nombreux textes qu'il n'avait pas pris la précaution d'imprimer. Or, voici ce que je lus :
"Je suis traducteur - c'est un genre particulier d'écrivain, qui travaille sur la langue. Écrire, c'est travailler la langue. Bon, et donc, tout avait disparu après ce vol. J'avais fait bonne figure. J'avais dit à Françoise : "Bon, bah, on recommence." Et qu'est-ce que je pouvais dire d'autre ? En fait, j'étais comme les Juifs de la chanson d'Alexandre Galitch : "On est prêts à se rendre, mais on sait pas à qui..." - Et Crime et châtiment m'avait sauvé, puisqu'il fallait absolument que je recommence, et que je rende le manuscrit. J'avais un contrat." (p. 270)
Hier, enfin, ma décision était prise. Et c'est juste après que, retournant dans Markowicz, à la date du 22 avril 2014 (je n'avais guère avancé dans la dernière quinzaine), je reçus une sorte de confirmation. Le titre de la chronique était Les haches dans la littérature russe / Anna Akhmatova. Qu'en dit-il ?
"Vous avez fait attention aux haches dans la littérature russe ? J'en parle souvent, mais rappelez-vous... Dans La Fille du capitaine de Pouchkine, puisque tout commence par Pouchkine, dans le rêve de Griniov, comment Pougatchov cache une hache derrière son dos, et comment, d'un seul coup, il se met à en jouer, massacrant tout sur son passage ?"
Le rêve a lieu lors d'une tempête de neige (un bourane) dans la steppe. Un simple paysan permet au traîneau perdu du jeune Griniov de rejoindre une habitation. C'est pendant cette traversée qu'il s'endort et fait un songe qu'il n'oubliera jamais et dans lequel, écrit-il (Griniov est le narrateur du roman), "je vois encore quelque chose de prophétique, en me rappelant les étranges aventures de ma vie." Dans son rêve, il se croit revenu dans la propriété de son père, que sa mère lui annonce à l'agonie. Mais au moment où il s'agenouille dans la pénombre de la chambre pour la bénédiction, il aperçoit, au lieu de son père, "un paysan à barbe noire", qui le regarde d'un air plein de gaieté. Comme il ne veut pas consentir à être béni par l'usurpateur, celui-ci s'élance du lit, tire sa hache de sa ceinture et massacre tout le monde : "La chambre se remplissait de cadavres. Je trébuchais contre eux ; mes pieds glissaient dans des mares de sang. Le terrible paysan m'appelait avec douceur en me disant : "Ne crains rien, approche, viens que je te bénisse." De fait, ce paysan sauveteur se révèlera être le brigand Pougatchov, inspiré d'un véritable personnage historique du même nom, qui fomenta une insurrection cosaque entre 1773 et 1775.
Ceci dit, reprenons la chronique d'André Markowicz, qui de Pougatchov passe à Raskolnikov :
"Et vous vous souvenez de Raskolnikov, qui tue la vieille usurière avec le bout rond de la hache (ce qu'on appelle le marteau de la hache) et Lizavéta avec le bout tranchant ? - et vous vous souvenez de ce que lui disent ses compagnons de bagne ?... "C'était pas ton rayon, d'y aller à la hache. Pas à un monsieur de faire ça." - Pourquoi ? Parce que, la hache, dans le folklore russe, dans la mémoire et la littérature, c'est l'arme du paysan, l'arme de la violence brute - l'arme aveugle contre laquelle il n'y a aucun salut."
Je n'en avais pas encore fini hier soir avec les haches. Des Rencontres de l'Histoire, à Blois, j'ai rapporté cette année Une Histoire du Monde en 100 objets, de Neil Mac Gregor (Belles Lettres, 2018), une magnifique exploration des civilisations à travers 100 objets exposés au British Museum, du chopper d'Olduvai (2 millions d'années) à la lampe et chargeur à énergie solaire de Shenzhen, Chine, en 2010. Je lis là aussi par bribes, assez irrégulièrement, deux notices d'objets pas plus. Et hier soir donc, je suis tombé sur le quatorzième objet qui n'était autre que la hache en jade trouvée près de Canterbury (4000, 2000 avant J.-C.)
Et là, pour le coup, cette hache n'est pas l'arme du paysan. Loin de là. C'était au contraire un objet de prestige, qui n'a d'ailleurs jamais été utilisé. Or, il n'y a aucune carrière de jade dans les îles britanniques, si bien que longtemps la provenance de ces haches est restée énigmatique, jusqu'à ce que les archéologues Pierre et Anne-Marie Pétrequin ne découvrent l'origine précise de la pierre. Celle-ci est italienne, et son gisement se situe en montagne, à plus de 1800 mètres d'altitude.
"La montagne dans laquelle a été taillée la hache du British Museum il y a 6000 ans est toujours dans un paysage d'altitude, qui est parfois au-dessus des nuages et offre une vue spectaculaire aussi loin que porte le regard. Les chercheurs de jade semblent avoir choisi délibérément cet endroit particulier - ils auraient pu se contenter de prendre le jade qui gisait au pied des montagnes, mais ils ont grimpé dans les nuages, sans doute parce que, là, ils pouvaient extraire de la pierre qui venait d'un endroit situé à mi-chemin entre le monde d'ici-bas et le royaume céleste des dieux et des ancêtres. Ce jade, ils l'ont traité avec un soin et une révérence extrême, comme s'il renfermait des pouvoirs spéciaux." (p.118)
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* En y réfléchissant bien, ce n'est pas tout à fait vrai : j'ai lu tout de même cette œuvre courte qu'est L'éternel mari.
** Pierre Bayard, dont le dernier opus, L'énigme Tolstoïevski, propose une nouvelle "fiction théorique" (ce sont là ses propres mots) où il s'amuse avec l'hypothèse que Tolstoï et Dostoïevski ne sont qu'un seul et même écrivain, que par facilité certains critiques ont choisi de diviser en deux personnes distinctes.
*** [Ajout du 14/11] Je reçois aujourd'hui par courriel la lettre de Philosophie magazine. Elle annonce la parution d'un Que sais-je ? consacré à René Girard, le Darwin des sciences humaines, comme titrent les rédacteurs de cette lettre, qu'ils commencent : "C’est à la lecture des œuvres de Cervantès, Flaubert, Stendhal, Dostoïevski ou encore Proust que René Girard, en bon professeur de littérature, a développé sa théorie du désir mimétique, « un désir rarement avoué » que ce « désir d’être un autre sans cesser d’être soi » (Christine Orsini).
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