jeudi 8 novembre 2018

L'explication de Sumatra

"La corde du silence tendu sur la vague de sang..."

Ingeborg Bachmann (citée au début du livre Notre désir, de Carolin Emcke, Seuil, 2018)

"Miracle d'un seul vers après tant de silence !"

Edmond-Henri Crisinel, in Le Veilleur, Œuvres, l'Age d'Homme, 1979

"Avec la nuit qui tombe, écrit l'astrophysicien Trinh Xuan Thuan, s'installe un silence ensorcelant. j'éprouve toujours physiquement, quand je me rends dans les observatoires haut perchés ou perdus dans les étendues désertiques, la sensation enivrante d'un espace sans limites. Du haut de ces observatoires, la vue semble  se perdre à l'infini. La nuit, se mêlent en moi un sentiment indicible d'infini et une sensation vertigineuse de connexion cosmique."

TXT parle de l'"étrange silence"de ces observatoires. Est-ce à dire qu'il s'agit d'une absence complète de sons ? En ce cas le silence se définirait négativement, par ce qui n'a pas lieu, or il me semble que le silence, comme celui dont nous pouvons faire l'expérience dans notre modeste nuit, qui n'est certes pas celle des altitudes et des déserts, est un silence de plénitude, où la vacuité sonore n'est jamais totale. D'ailleurs TXT lui-même dit qu'un seul bruit trouble le silence de la nuit : le ronronnement du moteur qui guide le télescope afin de suivre précisément le même objet céleste tout au long de sa trajectoire, et parfois le bruit de la rotation du dôme. Il parle ailleurs des "sons du silence", une formulation paradoxale qu'il éclaire d'une citation de Henry David Thoreau : "Le son est presque pareil au silence : c'est à la surface du silence, une bulle qui crève aussitôt."

Cela m'a fait penser à la méthode des actions scéniques paradoxales du metteur en scène Dusan Szabo : il y développe l'idée que les moyens scéniques sont toujours paradoxaux. Ainsi l'obscurité se réalise différemment dans la vie et sur scène : "Sur scène, on représente l'obscurité en allumant une bougie, en grattant une allumette ou en laissant un rayon de lumière descendre pour illuminer un point quelconque de la scène. Au théâtre, l'obscurité se construit à l'aide de la lumière." Et il explique qu'il en va de même pour le son : "Lorsque nous voulons suggérer un silence profond, nous n'utilisons pas les moyens d'une"chambre sourde" mais optons plutôt pour le bourdonnement d'un insecte, l'égouttement de l'eau d'un robinet, le sifflement du vent au loin ou encore le craquement d'une chaussure. Au théâtre, le silence se crée à l'aide du son." (Traité de mise en scène, L'Harmattan, 2001, p.42)

Allons plus loin : cette exigence de moyens scéniques paradoxaux se trouve être la quatrième d'une série de cinq. La dernière, la cinquième donc, est que l'action donne un sens nouveau au sens existant : "De là, rien n'est hasardeux sur scène : tout se trouve en rapport avec tout." Szabo parle de sumatraïsme, qu'il définit  ainsi : "chaque phénomène dans le champ scénique  se trouve dans un lien invisible avec les autres phénomènes : on établit ces liens à l'aide de l'action scénique, grâce à quoi on obtient de nouvelles significations métaphoriques." Recherche faite, le sumatraïsme est le programme poétique de son compatriote, le poète serbe Miloš Crnjanski (1893-1977), que celui-ci a exposé de la façon la plus complète dans « L’explication de Sumatra ».

Miloš Crnjanski (ou Milos Tsernianski)
                                                        S U M A T R A


Maintenant nous sommes insouciants, légers et doux.
Nous pensons : comme enneigées, silencieuses, sont
les cimes de l’Oural.

Si une blême figure parfois nous attriste,
qu’un soir nous aurions perdue de vue,
nous savons que, quelque part, un ruisseau,
nous savons que, quelque part, il s’écoule, rougeâtre.

Un amour, une aube, à l’étranger,
l’âme nous ceint, de plus en plus, intimement,
par l’infinie quiétude des mers bleues,
d’où rougissent des grains de corail
pareils aux cerises du natal pays.

Nous nous éveillons la nuit et sourions, affables,
à la lune à l’arc tendu.
Et caressons les monts lointains
et les sommets glacés, doucement, de la main.
                                                           Belgrade, 1920
Traduit par Boris Lazić

Dans ce poème, pierre angulaire d'un manifeste poétique, nous retrouvons curieusement les montagnes, le silence et la nuit qui forment le cadre de l'expérience de TXT dans ses observatoires astronomiques. Dans l'« Explication de Sumatra », écrit Nina Živancevic, "la paix et la blancheur de l'Oural sont confrontées au chaos, à la tragédie et aux complications de la vie. À propos de ce sentiment « expressionniste » et « sumatraïste », le poète écrit : « c'est ainsi que je sentis tout ce blanc, infini silence, là-bas, au loin. Je souris doucement. » La même critique littéraire rapporte que Miloš Crnjanski a séjourné à Paris de 1920 à 1921, où il fréquenta assidûment le musée Guimet, musée de l'art et de la philosophie orientale, et suivit les conférences d' Henri Bergson. Il traduisit aussi de français en serbe de la poésie chinoise et japonaise. 
"Dans le texte qui accompagne sa traduction de la poésie lyrique chinoise, Crnjanski explique lui-même son attirance « sumatraïste » pour la paix et les montagnes qu'il a découvertes en traduisant la poésie de l'Extrême Orient :

À travers les innombrables, ridicules, fausses traductions, j'ai commencé, petit à petit, mais avec précision, à deviner les sommets de ces montagnes immuables, au-dessus desquelles plane le silence. 
Et à Paris, après avoir trouvé et arrêté le texte, je passais dans les musées de longues nuits éclairées qui restaient attachées à l'horizon et ne descendaient pas sur terre... sur les soies anciennes, et qui me faisaient trouver un sourire paisible, le seul qui permette de pénétrer le texte de Lao-Tseu." [C'est moi qui souligne]
Revenons maintenant à TXT : le passage qui suit immédiatement sa méditation sur le silence s'intitule Tous enfants d'étoiles et commence ainsi : "L'astrophysique moderne a mis en évidence l'intime connexion de l'homme avec l'univers : je suis fait de poussières d'étoiles, de même que toute la vie et le monde matériel qui m'entourent." Et plus loin, il écrit : "L'astrophysique nous apprend donc que nous sommes interdépendants. Tout dans l'univers est lié, nous contraignant à dépasser nos notions habituelles d'espace." A travers l'observation du plan d'oscillation du pendule de Foucault, il montre que celui-ci "ajuste son comportement non pas en fonction de son environnement local, mais en fonction des galaxies les plus éloignées, ou plus exactement de l'univers tout entier, puisque la quasi-totalité de la masse visible de l'univers se trouve non pas dans les étoiles proches mais dans ces galaxies lointaines. En d'autres termes, ce qui se trame chez nous se décide dans l'immensité cosmique. Ce qui se passe sur notre minuscule planète dépend de la totalité des structures de l'univers. Le pendule de Foucault nous oblige à constater qu'il existe dans l'univers une interaction d'une tout autre nature que celles décrites par la physique connue, une interaction qui ne fait intervenir ni force ni échange d'énergie, mais qui relie l'univers en son entier. Chaque partie porte en elle la totalité, et de chaque partie dépend tout le reste. En d'autres termes tout est lié."



Collectionneur de vertiges, on le sait, j'évite d'employer le mot dans mes propres textes, mais j'ai envie, à ce stade, de faire une exception. Car rien, en commençant cette chronique axée sur le silence, ne me portait a priori à faire appel au dramaturge Dusan Szabo, qui m'a donc conduit jusqu'au sumatraïsme de ce grand écrivain serbe méconnu, Milos Tsernianski, vers une conception "de l’interdépendance universelle, de l’union des êtres et des choses, des pensées, des états d’âmes, des aspirations"(Boris Lazic) qui s'accorde donc parfaitement avec la vision de l'astrophysicien TXT. Oui, il y a quelque chose de vertigineux dans cette connexion inattendue.

Porto - Sé Cathédrale

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