lundi 24 août 2020

Le cinéma est le plus puissant moyen de poésie

 "Cher ami, je crois que c'est le merle qui m'a fait penser à vous, et reproché mon silence. (...)"

Philippe Jaccottet à Gustave Roud, 28 février 1952, in Correspondance, Gallimard, p. 196.

Une petite merlette s'est posée dans le jardin, mais je n'ai pas eu l'heur de la voir. On m'a raconté. Et qu'il y avait beau temps que l'on n'avait vu de merle par ici. Et puis d'un livre lu en commun, un autre merle s'est manifesté, que j'avais déjà oublié : c'est à l'ouverture du bel essai de Vinciane Despret, Habiter en oiseau (Actes Sud, 2019). 

"Il s'est d'abord agi d'un merle. La fenêtre de ma chambre était restée ouverte pour la première fois depuis des mois, comme un signe de victoire sur l'hiver. Son chant m'a réveillée à l'aube. Il chantait de tout son coeur, de toutes ses forces, de tout son talent de merle. Un autre lui a répondu un peu plus loin, sans doute d'un cheminée des environs. Je n'ai pu me rendormir. Ce merle chantait, dirait le philosophe Etienne Souriau, avec l'enthousiasme de son corps, comme peuvent le faire les animaux totalement pris par le jeu et les simulations du faire semblant. Mais ce n'est pas cet enthousiasme qui m'a tenue éveillée, ni ce qu'un biologiste grognon aurait pu appeler une bruyante réussite de l'évolution. C'est l'attention soutenue de ce merle à faire varier chaque série de notes. J'ai été capturée dès le second ou le troisième appel, par ce qui devint un roman audiophonique dont j'appelais chaque épisode avec un "et encore ," muet. Chaque séquence différait de la précédente, chacune s'inventait sous la forme d'un contrepoint inédit."
Cette section du livre s'appelle justement contrepoint, et l'ensemble avancera ainsi, alternant chapitres et contrepoints, jusqu'à l'ultime, qui se refermera avec une nouvelle évocation du merle :

"L'hiver n'est pas fini, on annonce de la neige pour demain. Mais je sais que bientôt, c'est avec le merle que le soleil se lèvera et que chaque matin je m'éveillerai et vivrai dans un territoire chanté. Je peux dès à présent sentir qu'une nouvelle histoire est en train de se tramer. Le merle est là. Et je suis heureuse que ce soir par la grâce de sa présence, et en sa présence, que s'écrivent les dernières lignes de cette histoire et qu'en commence une autre. Qu'il en soit remercié."

La couverture même du livre exaltait ces oiseaux noirs qui sont également - je m'en avisai aussi un peu plus tard - dans le titre même des deux articles précédant celui des merles, Mor'Vran, la mer des corbeaux, et La Déesse blanche et le cormoran

A l'origine de ce triptyque, il y a donc ce Jean Epstein, dont je ne cesse de découvrir la richesse du cinéma. Grâce aussi à deux échos bienvenus. Le 11 août, Anne-Marie B. m'écrivait ceci : "Te lis ce soir et vole à la pointe de Van .. Bouffées de fraicheur ..Clin d'oeil joyeux car en Mai "confiné", l"association Cinéfil de Blois dont je fais partie proposait à ses adhérents via internet un volet "Mer" avec le cycle breton d'Epstein." Quelques liens suivaient. Je pus ainsi visionner le très beau documentaire de James June Schneider, Jean Epstein, Young Oceans of Cinema (2011) : "Histoires de lieux, à la recherche de la vérité fabuleuse : pour aborder la large part maritime de l'œuvre d'Epstein, James Schneider retrouve les lieux qui ont inspiré le cinéaste et reconstitue visuellement certains plans. Près de dix ans de travail pour monter à bien cette excursion. Extraits de films, citations de ses écrits, archives (interviews de sa sœur et collaboratrice Marie Epstein, de Jean Rouch, grand admirateur), et témoignages de descendants de marins complètent ce portrait hanté par des images de mer en colère et le grondement du vent.




 

L'autre résonance est portée par le musicien Jean-Jacques Birgé, qui republia le 20 août dernier, quatre jours à peine, deux articles de 2007 et 2014 sur Jean Epstein, dont il mit en musique avec Un Drame Musical Instantané, plusieurs films muets.

De ce billet, j'extrais le passage suivant, qui se termine par l'évocation d'un autre oiseau noir...

 

"1928. La chute de la maison Usher. Le ralenti, les surimpressions, les travellings de ce cinéaste poète donnent déjà à Edgar Poe l’inquiétante musique qu’il mérite. C'est à cette occasion que Francis et Bernard adaptèrent pour la première fois L'invitation au voyage de Baudelaire et Duparc. Notre travail était beaucoup plus contemporain, nul besoin de repères historiques. Si La glace est très "modern style", Usher est intemporel et de nulle part, juste dans le rêve et l'inconscient. Nous voulions transposer Edgar Poe en musique, j'utilisais d'ailleurs une thématique empruntée à la version inachevée de Claude Debussy (rendant visite à Peter Scarlet dans son appartement de Ann Street, la plus petite rue de New York, célébrée par la plus courte chanson de Charles Ives, nous remarquons la plaque rappelant que Poe y écrivit Le corbeau...)"

 

 

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