jeudi 11 février 2021

Toute la mémoire du monde

Après avoir découvert le recueil de citations de remue.net, où cohabitaient de façon pour moi étonnante, dans l'orbe de ces lieux fascinants que sont les bibliothèques, ces écrivains que je traquais depuis plusieurs semaines, un autre nom s'imposa à moi. Il n'était pas au nombre des cités, mais Chantal Thomas l'avait déjà désigné dans son ouvrage, regrettant son "sable triste". Lui, dont le sable, curieusement, est contenu dans le nom même : (Winfried Georg) Sebald. Et dont il me souvint tout à coup que la bibliothèque, et pas n'importe laquelle, la Bibliothèque nationale de France, tient une place considérable à la fin de son dernier roman, ce chef d’œuvre qu'est Austerlitz.

Je m'y suis très vite replongé, comme mû par une sorte d'urgence, celle qui me pousse à publier presque chaque jour en ce mois de février, écrivant au fil de la plume, ne sachant pas trop bien chaque fois où je vais atterrir, jouissant aussi de cette improvisation continue, qui m'entraîne en des lieux parfois insoupçonnés, me surprenant moi-même.

Il me faut quand même préciser tout d'abord, pour le lecteur qui n'aurait pas eu encore le loisir, la chance ou l'occasion de lire Sebald, qu'Austerlitz, dans ce roman, ne désigne pas le lieu, ni la bataille, mais un personnage, Jacques Austerlitz, "hanté par une appréhension obscure, lancé dans la recherche de ses origines", comme nous le dit la quatrième de couverture de l'édition Folio que je consulte ici. Mais, comme rien n'est simple chez Sebald, le lieu aussi, Austerlitz, la gare, le quartier, intervient aussi, précisément dans cette partie terminale du roman. On verra comment.


Tout commence à la page 345, où le narrateur dit recevoir une carte postale d'Austerlitz avec sa nouvelle adresse à Paris (6, rue des Cinq-Diamants, dans le 13ème arrondissement), "ce qui, je le savais, était une invitation à venir lui rendre visite dès que possible". Il arrive donc à la gare du Nord, dans un Paris asséché par la canicule, et rejoint Austerlitz au bistro Le Havane, sur le boulevard Auguste-Blanqui, non loin de la station de métro Glacière. Un grand écran de télévision diffuse alors des images des incendies gigantesques ravageant alors l'Indonésie : "Un moment nous regardâmes tous deux le spectacle de cette catastrophe qui se déroulait à l'autre bout du monde avant qu'Austerlitz, sans préambule, ne commence à se raconter." Il n'est pas de détail sans importance chez Sebald : la catastrophe, déjà en germe dans la canicule parisienne, se donne à voir par l'image et annonce celle à venir, ou plutôt faut-il dire celle qui a déjà eu lieu, et qui détermine la quête du personnage principal. S'il a pris pension dans le 13ème arrondissement, c'est en souvenir de son père, Maximilian Aychenwald, dont la dernière adresse avant sa disparition était rue Barrault. Ce n'est pas la première fois qu'il vient à Paris, y ayant loué une chambre, en novembre 1958, "chez une dame d'un certain âge, presque diaphane, nommée Amélie Cerf, au numéro 6 de la rue Émile Zola, à quelques pas du pont Mirabeau dont je vois parfois, encore aujourd'hui, dans mes rêves angoissés, la masse de béton informe." En semaine, raconte-t-il encore, il allait tous les jours à la Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu, "où je restais assis jusqu'au soir à ma place, en muette solidarité avec les nombreux autres travailleurs de l'esprit, perdu dans les minuscules notes en bas de page des livres que je consultais, dans les ouvrages que je trouvais mentionnés dans ces notes et dans les annotations de ceux-ci, et ainsi de suite, remontant toujours en arrière, depuis la description scientifique de la réalité jusqu'aux détails les plus saugrenus, dans une sorte de constante régression qui se concrétisa sous la forme bientôt totalement absconse des notes de plus en plus foisonnantes, de plus en plus hétéroclites que je prenais." Cette phrase vertigineuse me donna aussitôt à penser au "A" de Louis Zukofsky dont j'ai parlé dans la chronique précédente, et dont Philippe Lançon termine la recension en précisant qu'il est, "à l'image du cerveau, un tissu de ramifications sans fin." Un autre souvenir, plus personnel, s'y ajouta : la visite de la bibliothèque de Tours avec mes camarades du groupe Baxter, à la découverte des anciens catalogues sur rouleaux toujours visibles.


 


Que la Bibliothèque soit une sorte d'entité vivante, aux parties interdépendantes, est une idée développée par Sebald un peu plus loin :

"Un jour, plus tard, j'ai vu dans un film documentaire en noir et blanc sur la vie de la Bibliothèque nationale les messages circuler à grande vitesse par courrier pneumatique entre les salles de lecture et les réserves, le long de trajets nerveux, pour ainsi dire, et j'ai constaté que la communauté des chercheurs reliés à l'appareil de le Bibliothèque forme un organisme extrêmement compliqué, sans cesse en évolution, consommant comme aliment des myriades de mots qui lui permettent de générer à son tour des myriades de mots. Je me rappelle que ce film que je n'ai vu qu'une seule fois mais qui, dans mon imagination, est devenu de plus en plus fantastique et monstrueux, était signé d'Alain Resnais et intitulé Toute la mémoire du monde."

Ce film, tourné en 1956, je ne l'avais jamais vu, et je l'ai cherché immédiatement, vous pensez bien. Il se trouve qu'il est disponible sur You Tube. Il faut absolument le visionner, c'est une sorte, là aussi, de chef d’œuvre. 


L'atmosphère créée par les mouvements de caméra, les travellings incessants, la voix grave du narrateur, Jacques Daumesnil (qui doublera le Chaplin de Monsieur Verdoux) et l'extraordinaire musique (composée par Maurice Jarre avec une direction d'orchestre de Georges Delerue) confine au fantastique. On ne s'étonne pas de voir Chris Marker au générique : certains plans pourraient facilement trouver place dans La Jetée (1962). On jurerait que Marc-Antoine Mathieu y a trouvé matière aux rêves de Julius-Corentin Acquefacques.


Resnais développe dès le départ la métaphore de la forteresse associée à la peur, celle d'oublier. Et pour se repérer dans cette "citadelle silencieuse", la nécessité est d'établir des listes, des inventaires, des catalogues.

On y suit le trajet d'un livre, depuis son dépôt légal jusqu'à son placement dans les rayonnages, au sein d'un extraordinaire labyrinthe de salles, d'allées et de couloirs.


Dans l'évocation des trésors de la Bibliothèque, le film fait la part belle aux œuvres fortes, saisissantes, parfois chargées d'horreur, comme pour bien accentuer ce caractère décidément presque irréel qui le distingue absolument du documentaire lambda auquel on pourrait s'attendre pour la découverte d'un bâtiment comme celui-ci.


La conservation de tout cela nécessite une surveillance constante : "coûte que coûte, dit le Narrateur, il faut faire échec à la destruction". Une telle phrase ne peut que résonner très fort dans l'imaginaire sebaldien, obsédé justement par la ruine et le naufrage.


Résonne aussi puissamment dans notre psyché d'aujourd'hui ce plan où l'on voit le livre se faire vacciner. La bibliothèque est le lieu, est-il affirmé, "d'une lente bataille contre la mort"


Et puis voici le moment évoqué par Austerlitz, le courrier pneumatique, les messages qui fusent à travers le dédale des magasins.

Enfin, nous suivons le livre qui parvient jusqu'à la salle Labrousse, où l'attend le lecteur, le chercheur, et le commentaire se fait lyrique, parlant de cet ici "qui préfigure l'instant où toutes les énigmes seront résolues, un temps où cet univers, et quelques autres, nous livrent leurs clés, et cela simplement parce que ces lecteurs, assis devant leurs morceaux de mémoire universelle, auront mis bout à bout les fragments d'un même secret, et qui a peut-être un très beau nom, et qui s'appelle le "bonheur"."

Un final bien surprenant parce que le film montre à l'évidence tout autre chose que du bonheur. Les employés y déambulent comme des gardiens de prison, graves et solennels. Et l'on comprend que Sebald qui assurément, comme Austerlitz, a vu le film, en ait gardé une empreinte "monstrueuse".

L'incursion dans le labyrinthe n'a fait que commencer.

Bibliothèque municipale de Tours, entrée


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