dimanche 23 mai 2021

Au chemin blanchi quand l’âne se tait

 Au Doc, qui saura pourquoi


Tous les dimanches, c'est un plaisir de retrouver les Notules dominicales de Philippe Didion. Un vosgien qui aime à passer ses vacances en Creuse est forcément un homme de goût et de bonne compagnie. Ajoutons à cela qu'il a eu la bonne idée de naître en 1960, ce qui en fait un confrère générationnel. Il se trouve que dans sa dernière livraison, ce matin-même donc, j'ai trouvé ce passage sur l'écrivain franco-grec Vassilis Alexakis :

Je t’oublierai tous les jours (Vassilis Alexakis, Stock, 2005, rééd. Gallimard, coll. Folio n° 4488, 2007; 258 p., 7,50 €).

"Quand Vassilis Alexakis est mort, en janvier dernier, j’ai fait le bilan de ce que j’avais lu de lui et me suis aperçu que ce titre avait échappé à mes radars. Cette ultime pièce du puzzle franco-grec que constitue son œuvre nous donne l’occasion de faire le point sur le chantier intitulé “Les uns et les otes” dont la dernière mise à jour date du mois d’août 2018. Depuis cette date, j’ai appris dans Le Monde diplomatique de juillet 2020 que Kalymnos (Grèce) est l’île des Kalymniotes. Dans le numéro 23 du Publicateur du Collège de ‘Pataphysique (mars 2020), Alain Chevrier mentionne les Candiotes (de Candie, l’ancien nom de l’île de Crète), indique que les Chypriotes sont aussi des Cypriotes et que Massalia, la Marseille antique, était peuplée de Massaliotes. La revue Esprit (n° 426, juillet-août 2016), rendant compte du livre de Lorand Gaspar intitulé Carnet de Patmos, écrit : “L’histoire dit que les Patmiotes s’enrichirent en approvisionnant les voiliers de la flotte vénitienne”. Notons que Boris Vian évoque les gymnotes dans Trouble dans les andains, mais il s’agit de poissons d’eau douce. Enfin, Vassilis Alexakis m’apprend aujourd’hui que les Cardianiotes habitent Cardiani, village situé sur l’île de Tinos (on trouve ces noms plus fréquemment écrits avec un K initial)."

C'est moi qui souligne évidemment cette mention de Lorand Gaspar, le poète apparu ici très récemment et dont j'ai rendu compte dans Cri blanc dans la chute sombre d'une falaise. On ne peut pas dire que c'est un écrivain qui court les rues et les gazettes, alors le revoir à cet endroit quelques jours plus tard m'apparaît comme un écho sympathique de l'Attracteur étrange.


Dans cette histoire, Alexakis n'est pas qu'un prétexte. De lui, je dois dire que je n'ai lu qu'un seul livre*, mais quel livre ! La langue maternelle, en 1995, pour lequel il reçut le prix Médicis. Le personnage principal, Pavlos, rentre à Athènes après vingt ans de vie parisienne, et il entreprend de résoudre une énigme : quel est donc le sens de la lettre E jadis suspendue à l'entrée du Temple d'Apollon à Delphes ? Bon, de fait le mystère ne sera pas vraiment élucidé, mais approfondi ou épaissi. Le roman se termine au cimetière où est enterrée la mère du narrateur :

"La dalle était légèrement poussiéreuse. Il y avait un peu plus de poussière dans les lettres gravées de son nom. Je me suis penché et j'ai soufflé la poussière. J'ai songé une fois encore à l'epsilon. Le nom de ma mère, Marika Nicolaïdis, ne comporte pas cette lettre. Ni le mien, d'ailleurs. J'étais certain pourtant que le mot qui me manquait pour compléter mon cahier était là, quelque part. J'ai regardé le gravier qui forme une mince bordure autour des géraniums. Deux oiseaux picoraient un peu plus loin. J'ai soudain pensé au mot ellipsi, le manque.

- Tu nous as manqué, Marika, ai-je pensé." (pp. 392-393)

C'est aussi sur la mort de la mère que se clôt ce récit au titre plein d'epsilon, Éphémère de Bernard Chambaz. Dans un post-scriptum, il annonce que sa mère est morte l'avant-veille du jour de Noël, la nuit, dans son sommeil. "Je sais, écrit-il, que les memento mori ne l'impressionnaient pas, ni ne lui enseignaient quelque sagesse. J'imagine qu'elle aurait volontiers choisi le bambou comme totem et le labyrinthe comme cosa mentale. Quoi qu'il en soit, elle continuait d'aborder le monde avec une certaine légèreté. En cela aussi, je dois lui ressembler un peu." (pp. 231-232)

Il raconte que la veille au soir, elle lui avait téléphoné, "ce qu'elle faisait rarement, pour prendre de nos nouvelles à cause de la tempête sur les côtes méditerranéennes." Elle lui dit qu'elle n'avait pas entendu " Ma nuit rêvée" sur France Culture  le samedi précédent.

"Je lui expliquai que c'était en raison de la grève, qu'elle ne passerait pas non plus cette nuit-ci à cause du calendrier, que ce serait sans doute en janvier pour son anniversaire. Ce qui est étrange dans l'histoire, c'est que, par discrétion, je ne la prévenais pas des émissions auxquelles j'étais invité, et que je m'étais autorisé une exception pour "Ma nuit rêvée", pour l'horaire, pour l'impression harmonieuse que j'en avais eu, pour mes choix dans cet infini patrimoine radiophonique. Elle me demanda aussi où j'en étais de mon livre sur la nuit au musée et elle se réjouit que je l'ai terminé. Nous ne doutions pas qu'elle le lirait à l'automne prochain." (p. 232-233)
L'article sur le premier entretien de cette Nuit rêvée commençait par cette citation tirée du roman Les Poilus de Joseph Delteil, "Aux morts pour qu'ils vivent, aux vivants pour qu'ils aiment", que Bernard Chambaz a mis en exergue de son roman Un autre Eden. Citation qui  s'applique tout particulièrement à la littérature, et à Chambaz qui dit écrire "pour redonner un semblant de vie, de survie, à ceux qu’on pourrait appeler nos disparus."

Peinture : Nunki Bartt

PS : notre ami Nunki Bartt me fait parvenir cet après-midi un lien vers l'âne d'Amorgos, une création de Jean-Guy Coulange, Amorgos, faut-il le rappeler, l'île du  monastère de la Panaghia Chozoviotissa. Ce conte radiophonique est aussi la recherche d'une énigme : “ Tout commence un soir de septembre dans les années quatre-vingt dix, mon premier voyage à Amorgos. Au cours d’une promenade près de Langada, au détour d’un buisson, une forme apparait, sombre, immobile, dense et aérienne. Dans ma vision, le chemin s’efface. J’écris sur un petit carnet « au chemin blanchi quand l’âne se tait ». Depuis ce jour et lors de chacun de mes voyages à Amorgos, cette image m’obsède.
Comme dans un conte, Ella ! part à la recherche de ce secret, de cette énigme
.”

 

 

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* Je me trompe : j'ai dû lire aussi Après J.C., comme en témoigne cet article du 2 novembre 2014, mais je n'en ai pas de souvenir. Je l'ai acheté, mais peut-être ne l'ai-je jamais lu.

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