vendredi 30 juillet 2021

Aventure et résonance

"Les moments intenses de bonheur subjectif se lisent ainsi comme des formes d'expérience de résonance, tandis que le sentiment du malheur survient tout particulièrement lorsque, déjouant nos attentes, le monde se révèle indifférent, voire hostile (répulsif) alors que nous comptions qu'il nous accueille et nous réponde. Mais la vie bonne est plus que la somme des moments de bonheur qu'elle a rendus possible (ou que la minimisation des expériences de malheur) : elle est le résultat d'une relation au monde caractérisée par l'instauration et le maintien d'axes de résonance stables, grâce auxquels les sujets peuvent se sentir portés et protégés dans un monde accueillant et responsif."

Hartmut Rosa, Résonance, La Découverte, 2018, p. 40

Examinons de près la seconde strophe du chant 3 de Nous allons perdre deux minutes de lumière de Frédéric Forte : quelqu'un a laissé une pièce de one pound / pour moi sur un siège dans le train vers Bangor. Il est clair que nous ne sommes plus à Paris, près du Jardin d'Acclimatation, car Bangor ici n'est autre qu'une ville du nord du pays de Galles, face à Anglesey, dont elle est séparée par le détroit de la Menai. Ceci préfigure donc le chant 4 où nous avons appris que Bernard Hœpffner avait trouvé la mort, emporté par une vague au Pays de Galles, le même samedi où Frédéric Forte y était. Cette histoire de train au pays de Galles me fit aussitôt remonter le souvenir d'un essai de Jean-Christophe Bailly dont la couverture représentait l'arrière d'un train traversant le pont de Barmouth, à 77 km seulement de Bangor.


Une des quatre pistes de ce livre était consacrée à W.G. Sebald, dont tout un pan du roman Austerlitz se déroule précisément au Pays de Galles. Je l'avais évoqué très brièvement dans un article de juin 2019, mais n'avais jamais trouvé le moyen ni le temps d'y revenir de manière plus approfondie. Et c'est donc une bonne surprise que de le voir réémerger à cette occasion, d'autant plus que cela va d'une certaine manière me permettre de renouer avec le fil Austerlitzien, que j'avais suivi de très près jusqu'en mars et que j'avais peu à peu été conduit à délaisser, emporté par le flux des associations vers d'autres rivages.

La matière est riche et je ne dépasserai guère aujourd'hui  le cadre de l'avant-propos du livre de Bailly, qui ouvre sur ce peintre gallois méconnu, Thomas Jones, dont il assure qu'il se tiendra seul, "absolument seul, sur le seuil de ce que produira l'art moderne à partir de Manet", et se poursuit avec Dylan Thomas, dont l'éditeur André Dimanche lui avait proposé de préfacer une édition de l'enregistrement radiophonique (français) de Under Milk Wood (Au bois lacté) :

"Il n'y a bien entendu aucun rapport entre un peintre plutôt secret de la fin du XVIIIe siècle et un poète lyrique exubérant né en 1914 et mort à New York en 1953. Rien d'autre que le fait du hasard de la naissance, du moins en apparence, mais c'est quand une troisième occurrence de la résonance galloise apparut que l'idée de grouper toutes ces tentatives  germa en moi, transformant du même coup chacun des projets. Cette apparition était inattendue puisqu'elle venait d'un livre dont je n'avais pas soupçonné qu'il ouvrirait de ce côté du monde : il s'agit d'Austerlitz de W.G. Sebald, récit dont une importante partie se déroule dans la partie nord du Pays de Galles, notamment autour de la petite ville balnéaire de Barmouth." (pp. 11-12, c'est moi qui souligne)
Cette idée de résonance, qui s'exprime dans ce passage, est depuis longtemps un motif central de ma réflexion (et qu'il soit advenu comme un concept-phare chez le sociologue Hartmut Rosa n'a fait que confirmer à mes yeux son importance). Bailly réemploie le mot dans le même avant-propos après avoir dit qu'une fois la décision prise de réunir les quatre* récits en un seul ensemble, l'idée lui est venue d'intituler chacun d'entre eux "aventure".

"Je ne savais pas alors que cette intuition rejoignait le sens du mot aventure tel que Giorgio Agamben en a restitué depuis la résonance, dans un petit livre où il déploie avec une science formidable tout le faisceau de significations  dans lequel ce mot se rassemble et s'étoile.** L'aventure ce n'est pas seulement le merveilleux ou l'extraordinaire, c'est la façon dont, en chaque individu, du fait de ce qui lui arrive, son destin se forge et se noue, mais c'est aussi le récit de ce nouage : c'est l'événement, c'est l'advenir - et c'est ce qui le raconte." (pp. 15-16)

Il se trouve qu'en reparcourant ce matin en diagonale l'essai de Rosa, je suis tombé devant un extrait traitant de cette notion d'aventure, à la faveur d'une distinction que l'auteur opère entre une relation pathique  et une relation intentionnaliste au monde. La différence, affirme-t-il, tient à la question de savoir si le sujet se vit principalement comme premier ou second diapason :

"Approchons deux diapasons l'un de l'autre, et frappons-en un : l'autre se met à vibrer par effet de résonance. S'il est vrai, comme ce livre en fait l'hypothèse, que tout sujet cherche à faire des expériences de résonance, il peut donc espérer retentir comme "second diapason" au contact d'une chose qui le rencontre, ou bien agir comme un "premier diapason" cherchant à produire un écho.

Les textes du cycle arthurien***, rédigés au XIIe siècle, pourraient bien représenter à cet égard un tournant décisif : ils marqueraient le passage d'un rapport pathique (médiéval) à un rapport intentionnaliste (moderne), lié à une reconfiguration de l'idée d'"aventure". Le destin n'est plus seulement quelque chose qui "advient " au héros (ad-venire), car désormais celui-ci recherche activement des mises à l'épreuve et des "aventures " dans le monde -même si les décrets du destin continuent de jouer un rôle propre et imprévisible." (p. 141-142)

Il est tout de même singulier de voir revenir une troisième fois en peu de pages le mot de résonance chez Jean-Christophe Bailly : en effet, dès le premier paragraphe de Un pays, qui suit l'avant-propos et sert en quelque sorte d'introduction aux quatre chapitres suivants consacrés chacun à une aventure, il écrit qu'en parcourant le Pays de Galles, "en ayant pris pour axes quatre points de fuite différents, j'ai été naturellement amené à le sonder et à tenter de sentir ou simplement entendre ce que serait sa résonance : ce qu'il a et ce qu'il est, qui n'est qu'à lui et qui n'est que lui, s'il existe." (p. 19) Et deux pages plus loin, il précise que, s'étant rendu au Pays de Galles trois années de suite, "j'ai été amené à retrouver des sensations lointaines éprouvées au cours de ce qui fut mon premier vrai voyage hors des frontières, qui remonte à 1967, il y a un demi-siècle !" Et lisant ceci, bien sûr, je ne peux manquer d'être interpellé par cette date de 1967, que j'ai si longtemps explorée (à tel point qu'elle occupe la huitième place des libellés ou mots-clés de ce site). D'autant plus que cette même date apparaît  à la page 43 du recueil de Forte, dans la cinquième strophe du chant 4, celui des coïncidences : or sortant du métro / en l'espace de quelques secondes je croise / deux fois le même t-shirt de Joy Division / porté par un grand black d'abord avec dreadlocks / + casque puis par un garçon de huit neuf ans./ plus tard au bac à sable cette même image / la pochette d'Unknown Pleasures qui représente / les ondes émises par le premier pulsar / découvert en 1967 / tatouée sur le mollet gauche d'un papa/ en short.


Restons dans la sphère musicale. La notice Wikipedia sur Bangor, la ville galloise du chant 3 m'informe que "c'est dans cette ville que les Beatles et leurs épouses ont été initiés à la méditation transcendantale en compagnie du Maharishi Mahesh Yogi, ce qui devait les conduire un peu plus tard à effectuer leur voyage en Inde. C'est au cours de ce séminaire d'initiation qu'ils apprirent la mort de leur manager Brian Epstein, en . D'après de nombreux observateurs, ce décès devait les conduire à leur séparation en 1969." 

Et il se trouve que cette mort de Brian Epstein est au centre du 35ème épisode de ma fiction 1967, rebaptisée Barbe-bleue ne passe pas le dimanche. Petit extrait :

"Bon, allez, dites-moi ce qui se passe. Je vois bien que vous n’êtes pas dans votre assiette.

Isabelle regarda Lagneau dans les yeux. Un inspecteur quinquagénaire de la PJ, dont les goûts musicaux devaient s’être arrêtés à Piaf et Tino Rossi, pouvait-il être sensible à la mort soudaine d’un manager de groupe rock ? Elle en était d’avance désabusée.

C’est Epstein… concéda-t-elle à mi-voix.

Einstein ?

Vous le faites exprès ? Epstein, je vous dis, Brian Epstein, le gérant des Beatles. Vous connaissez les Beatles, tout de même ?

Les quatre zigotos qui font hurler les minettes ? Oui, bien sûr que je les connais. On fait tellement de foin autour d’eux qu’il faudrait vivre sur Mars pour ne pas être au courant."

Brian Epstein et les Beatles

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* Le quatrième récit s'articule autour des photos prises en 1953 par Robert Frank des mineurs de charbon au sud du pays, découvertes a la bibliothèque de l'école de photographie d'Arles.

** Giorgio Agamben, L'Aventure, Paris, Rivages Poche, 2016.

 *** Sur le cycle arthurien, on lira avec profit Le roi Arthur, un mythe contemporain, de William Blanc, Libertalia, 2016.

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