jeudi 23 décembre 2021

Goutte d'eau reflétant l'univers

Dans le motif de la pluie, j'ai distingué après coup un autre motif, qui en découlait (le verbe est approprié) presque logiquement. Un motif dérivé qui sourdait déjà sur deux citations, voire trois. Maintenir le suspense n'est pas utile : il s'agit de la goutte d'eau.

Voire trois, disais-je, parce que je m'aperçois que dès la citation liminaire de Nicolas Chemla, la goutte d'eau était présente : "Nous étions en train de tourner une scène de danse lorsque l'on reçut la première goutte de pluie. Il n'y avait pourtant pas un nuage dans le ciel. Une deuxième, puis une troisième, puis, à peine en un clin d'oeil, des trombes d'eau s'abattirent sur l'îlot et le lagon alentour."

Cette goutte d'eau s'insinuait aussi dans la présentation de Pluies, le recueil de poèmes de Françoise Morvan "Chaque quatrain recèle un instant captif comme d’une goutte d’eau reflétant l’univers."

Gouttes d'eau sur le tracteur des Peyrots (photo PB)

Cette idée de la goutte d'eau reflétant l'univers, autrement dit de l'élément infime donnant accès à tout un vaste monde*, se retrouve dans l'extrait de Une sorcellerie de Valentin Retz : "(...) j’ai vu les pluies lourdes qui reliaient terre et ciel, et j’ai vu les nuages qui concentraient leurs gouttes. Et tout cela ne constituait qu’un seul parcours, qu’un seul événement, qu’une seule réalité. Oui, de la même manière qu’une goutte d’eau entretient un contact physique avec tout l’océan, mes deux mains remontaient jusque dans les nuées ; des nuées qui, au même moment, enveloppaient la cité de Jérusalem, y déversant l’orage, le tonnerre et l’éclair.**

A ces citations, je voudrais maintenant en ajouter deux autres, voire trois. La première est un autre extrait saisissant de La Boue de Maurice Genevoix, sur lequel j'étais parvenu en continuant ma recherche (et qui fut donné, soit dit en passant, pour l'épreuve du brevet des collèges).

« C'est très long, quand on ne voit même pas la fumée de sa pipe, quand l'homme qui est tout près n'est plus qu'une masse d'ombre indistincte, quand la tranchée pleine d'hommes s'enfonce dans la nuit, et se tait. Sous les planches les gouttes d'eau tombent, régulières. Elles tombent, à petits claquements vifs, dans la mare qu'elles ont creusée. Une… deux… trois… quatre… cinq… Je les compte jusqu'à mille. Est-ce qu'elles tombent toutes les secondes ?… Plus vite : deux gouttes d'eau par seconde, à peu près ; mille gouttes d'eau en dix minutes… On ne peut pas en compter davantage.
On peut, remuant à peine les lèvres, réciter des vers qu'on n'a pas oubliés. Victor Hugo ; et puis Baudelaire ; et puis Verlaine ; et puis Samain… C'est une étrange chose, sous deux planches dégouttelantes, au tapotement éternel de toutes ces gouttes qui tombent… Où ai-je lu ceci ? Un homme couché, le front sous des gouttes d'eau qui tombent, des gouttes régulières qui tombent à la même place du front, le taraudent et l'ébranlent, et toujours tombent, une à une, jusqu'à la folie… Une… deux… trois… quatre… Il n'y a pourtant, sur les planches, qu'une mince couche de boue. Depuis des heures il ne pleut plus. D'où viennent toutes les gouttes qui tombent devant moi, et mêlées à la boue enveloppent ainsi mes jambes, montent vers mes genoux et me glacent jusqu'au ventre ?
Le bois était triste aussi,
Et du feuillage obscurci,
Goutte à goutte,
La tristesse de la nuit
Dans nos cœurs noyés d'ennui
Tombait toute… 

Les gouttes tombent au rythme de ce qui fut la Chanson Violette, je ne sais quelle burlesque antienne, qui s'est mise à danser sous mon crâne… Une… deux… trois… quatre… 
La planche était triste aussi
Et de son bois obscurci,

Goutte à goutte… 

Je vais m'en aller. Il faut que je me lève, que je marche, que je parle à quelqu'un… » 

Contre cette litanie obsédante de la goutte, véritable torture mentale, l'auteur ne peut lutter qu'avec les armes de la poésie, le ressouvenir de poèmes "qu'on n'a pas oubliés". Hugo, Baudelaire, Verlaine, Samain... 

Kim Tschang-Yeul (le peintre de la "goutte d'eau") – L’Événement de la nuit


La goutte d'eau est ambivalente : quand elle se multiplie, devient innombrable, elle est à proprement parler un enfer. Il ne pleut plus et pourtant les gouttes continuent de tomber. C'est une éternité d'ennui que son cortège ouvre par son indifférente obstination. Tandis que considérée seule, dans l'événement unique de sa chute, elle peut transporter le spectateur ou la spectatrice dans une sorte de méditation cosmique. C'est ce qui arrive à Luz dans L'oeil du héron :
"Elle traça un cercle sur le sable près de son pied, en s'appliquant de son mieux avec la tige épineuse qui lui servait de compas improvisé. Ce cercle, c'était au choix un monde, le soi ou Dieu. Dans le désert, aucun autre être n'était capable de concevoir un cercle parfait... elle pensa au délicat anneau de cuivre autour du cadran de la boussole. Parce qu'elle appartenait à l'espèce humaine, elle avait reçu en partage l'esprit, les yeux et l'adresse manuelle qui lui permettaient de se représenter l'idée d'un cercle et de la reproduire en dessin. Mais la moindre goutte d'eau perlant au bout d'une feuille, qui tombait à la surface d'une flaque ou d'une mare, pouvait créer un cercle plus parfait que le sien, s'élargissant régulièrement du centre vers l'extérieur, et si l'on imaginait un océan sans limite, le cercle agrandirait à l'infini sa circonférence de plus en plus ténue. Ce dont était capable une simple goutte d'eau lui était interdit. Qu'y avait-il donc à l'intérieur de son cercle ? Des grains de sable, de la poussière, quelques minuscules cailloux, une épine à demi enterrée, la figure lasse d'André, l'écho de la voix d'Autane, les yeux de Sacha qui ressemblaient terriblement à ceux de son fils Lev, les courbatures de ses épaules là où tiraient les courroies de son sac à dos, et sa peur. Le cercle était insuffisant pour tenir l'angoisse en échec. Et sa min effaça le cercle, lissant le sable pur le laisser tel qu'il avait toujours été et resterait à jamais après leur passage. "(p. 215, c'est moi qui souligne)

Très beau paragraphe, qui reprend une fois encore cette symbolique du cercle et de l'anneau, dont l'oeil du héron est une autre incarnation.

Voire trois, disais-je encore, car ce matin-même, reprenant ma lecture de Prendre le temps de vitesse, le recueil d'écrits et d'entretiens du peintre-dessinateur Bernard Moninot (dont nous avions vu l'exposition au Musée Saint-Roch, et j'y suis retourné une semaine plus tard avec le Doc), je suis tombé sur ce texte de 1991, à trente ans de là, intitulé Un Tableau en rêve, où Moninot contemple une étrange peinture, réalisée par un jeune peintre de 17 ans, qui ressemble à l'oeuvre qui lui-même cherche mais qu'il n'a pas su concevoir ni même esquisser :

"L'oeuvre est faiblement éclairée et il émane d'elle une certaine luminosité, elle semble se situer à la limite de deux espaces. Cette surface donne l'impression d'une masse d'eau d'un volume virtuel où se reflèterait la planéité claire d'un ciel absolument pur.

De chaque côté, presque à la limite des deux bords verticaux de ce rectangle tombent à intervalles réguliers deux gouttes d'eau, formant sur cette surface des ondes elliptiques concentriques, qui se rejoignent lentement  vers le centre, puis s'effacent." (p. 99, c'est moi qui souligne)

 


Bernard Moninot, Le Jour parfois je m'identifie à la pluie, la nuit je flaire les issues, 
(novembre 2003), Aquarelle, encre, mine graphite, collage de fil d’argent, de fil de nylon, de mica et de gouttes de verre sur papier, Centre Pompidou


_______________________
* William Blake :
"Voir le monde dans un grain de sable
Et le paradis dans une fleur sauvage
Tenir l'infini dans le creux de sa main
Et l'éternité dans une heure.
"

** Cette figure de la pluie reliant terre et ciel est également exprimée dans un autre passage de Nicolas Chemla : "Le ciel était liquide et le lagon reflétait les nuages et, réunis par la pluie, ils formaient ensemble une toile indivise et hypnotique (...)" (p. 161)

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