lundi 20 décembre 2021

Polype et Tapu

Résumons : dans une séquence centrale de Nosferatu, Murnau juxtapose, par le moyen d'un montage serré, une plante carnivore se refermant sur une mouche, un aliéné attrapant des mouches et les mangeant, un polype  - comparé à un fantôme - ingérant un animalcule, des araignées désignées par l'aliéné dévorant une proie piégée par leur toile. Thierry Lefebvre parle de "mise en place d'un réseau sémantique extrêmement pertinent", à la suite de Bouvier et Leutrat qui évoquent une "contagion métaphorique". "Tout se passe donc comme si un lien ténu mais néanmoins très résistant articulait les différentes propositions de cette métaphore imbriquée." Au coeur de cette métaphore il y a l'acte de la manducation, une proie et un prédateur ; toujours quelque chose mange quelque chose. Dans la description du fenua dans le roman de Nicolas Chemla, on retrouve plusieurs fois ces notions d'imbrication et de mangement : "Elle m'expliquait que ma peau, mon sang, mon corps, mon être entier étaient entrelacés de myriades de fibres invisibles de tous les êtres du fenua, passé et présent, les plantes, les animaux, les poissons, le vent, le soleil, les essences, tout ce que j'ingurgitais, tout ce que j'apprenais, toutes les huiles dont j'enduisais ma peau, tout ce qui me nourrissait, spirituellement et physiquement..."

Le mécanisme biologique à l'œuvre est identifié par Lefebvre comme étant la phagocytose, mise en évidence sur les étoiles de mer par Elie Metchnikoff en 1884, et rapidement explorée par le cinéma : "au début des années 1910 par exemple, le docteur Eugène-Louis Doyen tourna plusieurs séries de films visant à montrer les effets bénéfiques d'une de ses spécialités pharmaceutiques, la Mycolysine: la stimulation de la phagocytose y jouait soi-disant un rôle primordial, comme en témoignent plusieurs écrits contemporains. Vers la même époque, le docteur Jean Comandon observait le même phénomène dans le sang des oiseaux : son film Phagocytose d'un hématozoaire, réédité dans les années 1920 en format 9,5 mm, montrait des globules blancs se frayant un chemin, bousculant les globules rouges, attaquant l'organisme intrus et le digérant. Une certaine violence sous-tendait ces exhibitions, tenant au fait que les phagocytes, cellules migratrices par excellence, renversaient tout sur leur passage et fondaient sur leur proie à la manière d'un rapace. L'absorption de l'intrus, son assimilation biologique, c'est-à-dire son annihilation pure et simple, renvoyait à d'autres terreurs «existentielles», et en particulier à cette horreur du néant qui caractérisa de toujours le genre humain."


Nosferatu, parvenu à Brème, apparaît à Ellen derrière une fenêtre : "Seules se détachent, sur un fond noir homogène, sa face livide et ses mains noueuses. D'abord agrippés aux barreaux, les doigts s'en détachent et se mettent à flotter à hauteur du visage. Ici, le parallèle avec l'hydre d'eau douce s'impose. Le fond noir, commun aux deux plans, renvoie aux techniques de prises de vues microcinématographiques, et plus particulièrement à l'esthétique contrastée de l'ultra-microscope. [...] Plus loin, l'ombre de Nosferatu se profile sur un mur, son bras s'allonge démesurément, ses doigts effilés et crochus s'étirent à l'image des tentacules d'un polype. Nous assistons là, à proprement parler, à une mutation du monstre, à son expansion cytoplasmique, tel un pseudopode de protozoaire."


Et Thierry Lefebvre de conclure ainsi

"L'analogie organique est d'ailleurs corroborée par l'attitude du professeur Bulwer [Van Helsing] qui -si l'on en croit le générique -serait un «disciple » de Paracelse. Comme le font remarquer Bouvier et Leutrat, ce savant est «porté au poste d'énonciateur» par Murnau, qui lui confie en quelque sorte les «clefs » de son film. La thèse de Bulwer, exposée dans le cadre d'une «leçon de choses», est celle d'une similitude «perlée» affectant tous les étages de la Création. Similitude entre l'hydre d'eau douce, la plante carnivore, l'araignée et bien sûr Nosferatu, similitude à la fois physionomique et comportementale. On retrouve ici la pensée analogique de Theophraste Bombast von Hohenheim (1493-1541), plus connu sous le pseudonyme de Paracelse. Pour ce dernier, tout était en relation avec tout au travers de ce qu'il appelait la «théorie des signatures». 

Ainsi, la grande idée du Maître alchimiste - à savoir qu'il existerait une unicité du microcosme et du macrocosme - trouve dans le film de Murnau une singulière démonstration..."

Cette pensée analogiste se retrouve dans Murnau des ténèbres un peu en amont du passage abordé l'autre jour, lors de l'évocation de l'art de fabrication des pirogues, où se croisent également les deux concepts de fenua et de mana : "il faut que ton coeur batte à l'unisson de ces vibrations, que ton mana s'accorde avec celui du fenua. Tu n'es pas un oeil qui regarde, tu es une fibre sur la grande toile d'araignée du cosmos. Tes vibrations sont ses vibrations. Alors seulement tu pourras fabriquer les pirogues les plus performantes." Ces notions ont beau être nouvelles, l'auteur prête à Murnau la perception de "résonances avec son obsession germanique pour le paysage idéal", et il cite les vers baudelairiens de Correspondances : La ténébreuse et profonde unité, vaste comme la nuit et comme la clarté.

Il y a comme une sorte de paradoxe : Nicolas Chemla ne cesse de décrire un Murnau attentif à ses interlocuteurs tahitiens, toujours curieux de la culture locale et à l'écoute de leur conception du monde, et pourtant il décide de tourner sur un îlot à l'ouest de Bora Bora, le minuscule Motu Tapu, qui, comme son nom l'indique, était tabou, terre sacrée où personne ne pouvait passer la nuit. Et ce ne sera pas la seule profanation que les autochtones lui reprocheront : il allumera aussi un feu sur un marae (autrement dit, sur un espace sacré) et fera dresser un camp sur un ancien cimetière. Et il semblerait qu'il aurait accueilli les mises en garde par un haussement d'épaules.

Ce dédain des croyances populaires expliquerait la malédiction qui sembla s'acharner sur le film, incendies, noyade, pannes de caméra, sans désarçonner pour autant le flegmatique Murnau qui se serait contenté de dire : "Les tournages sans incident, mein Shatz, ça n'existe que dans les rêves !" Murnau, l'ancien pilote de chasse qui avait survécu à plusieurs crashs,  mourra une semaine avant la première de Tabou, sur la Pacific Coast Highway, près de Santa Barbara.

Mais sur le Motu Tapu, le premier signe de la malédiction avait peut-être été la pluie, la pluie torrentielle qui se déchaîna alors qu'on tournait une scène de danse.

C'est de cette pluie dont il sera question dans le prochain billet.


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