mercredi 22 décembre 2021

Vers la nuit gonflée comme une eau noire

"Nous étions en train de tourner une scène de danse lorsque l'on reçut la première goutte de pluie. Il n'y avait pourtant pas un nuage dans le ciel. Une deuxième, puis une troisième, puis, à peine en un clin d'oeil, des trombes d'eau s'abattirent sur l'îlot et le lagon alentour. On ne pouvait que supposer qu'il pleuvait également sur Bora : la pluie était si dense que l'on ne voyait plus rien à plus de quinze mètres. On remballa à toute vitesse tout ce que l'on pouvait sauver. Et puis on attendit. Ça avait tout l'air d'une simple averse, qui cesserait aussi vite qu'elle avait commencé.

Deus semaines plus tard, nous attendions toujours. La pluie, torrentielle, était tombée pratiquement sans interruption, de jour comme de nuit."

Nicolas Chemla, Murnau des ténèbres, Cobra, 2021, p. 159.

Cette pluie diluvienne est bien sûr interprétée par beaucoup comme une vengeance des esprits du lieu, une des rétorsions - il y en aura d'autres, bien plus dramatiques - pour avoir profané le motu sacré. Superstition ? chacun pensera ce qu'il voudra. Ce qui m'a surtout retenu dans ce motif de la pluie, c'est qu'il m'était déjà apparu avec force dans L'oeil du héron, d'Ursula K. Le Guin. La planète Victoria, cadre de l'histoire, semble placée sous un intense régime pluvieux, comme en témoigne par exemple cet incipit du chapitre II : "Des nimbus noirs s'avançaient en longue procession au-dessus de la Baie du Songe. La pluie crépitait en rafales sur les tuiles de la maison de Falco. Du fin fond des cuisines filtrait un écho assourdi de bruits de voix et de remue-ménage domestique. Aucun autre son, à part celui de la pluie." Plus loin, alors que les soldats de la Cité ont contraint des paysans de la Zone à travailler sur le chantier des nouveaux domaines de la Vallée du Sud, c'est la météo effroyable qui ruine la tentative : "La nuit tomba, noire et torrentielle. Il ne pleuvait jamais comme ça dans la Cité ; il y avait des toits là-bas. Le chant de la pluie résonnait dans les ténèbres alentour, sur des kilomètres et des kilomètres de désert vierge. Les braises grésillèrent, noyées."

La pluie est si prégnante, s'infiltrant partout, détrempant les sols, qu'elle va jusqu'à se glisser implicitement dans la réflexion des personnages sur leur destin. Luz, la fille de la Cité qui a rejoint les rebelles de la Zone - et qui est comparée au héron gris de l'Etang du Peuple par le silence qui est en elle - Luz propose de tout réinventer : 

"Victoria, c'est grotesque, c'est un nom terrien. Nous devrions lui donner un nom propre.
- Comment ?
- Un qui ne signifie rien : Beurk ou Baba. A moins de le baptiser Boue, puisqu'il n'est fait que de boue... Si la Terre s'appelle "Terre", pourquoi celui-ci ne s'appellerait-il pas "Boue" ?"

Boue. Et je songe en recopiant cet extrait à ce livre de Maurice Genevoix, le troisième tome de Ceux de 14, qui se nomme précisément La Boue. Je vais chercher le volume, jamais bien loin, l'édition de Flammarion de 2013 qui rassemble les quatre livres de son témoignage sur la guerre, et j'en remonte les pages, glissant en diagonale, et je prends la page 558, tout en sachant que d'autres auraient aussi bien fait l'affaire, mais tout de même, celle-ci n'est pas mal, euphémisme bien sûr, je devrais dire magnifique, terrible et magnifique :

"Vers la nuit gonflée comme une eau noire, je montais, Viollet derrière moi. Blafarde, d'un seul bloc, la lueur de ma lampe électrique tombait sur notre toit de boue. [...] 
"Là ! disait Viollet. Ça chassera bien la flotte jusqu'à d'main... Et demain, si ça coule dedans, c'est les autres qui prendront, pas vrai ?"
Ils prendront, car la pluie tombe toujours. Depuis que nous avons quitté la lande, elle nous ruisselle sur les épaules. A nos pieds, dans les fondrières du chemin qui dévale vers les Eparges, nous entendons rouler un torrent invisible. En bas, près des vergers, le bataillon fend de sa proue un lac ténébreux et sonore où les chaussures battent comme des rames. De loin en loin, sous nos semelles, des pontons de planches tremblotent. Des écharpes de pluie se roulent à nos genoux, traînent sur nos visages leur effleurement glacé.
"Broom ! tousse Porchon. Il y a aujourd'hui cent neuf ans, c'était la bataille d'Austerlitz... Austerlitz... le soleil..."
La boue clappe. [...]"

Pouvais-je mieux tomber que sur ce passage, alors que le suivant d'Ursula Le Guin, dûment repéré avant la rédaction de cet article, jouait sur ces mêmes contrastes entre soleil et pluie, lumière et boue ? Qu'on en juge :

"Lorsqu'il sortit de la cabane, une bourrasque de pluie le frappa en plein visage, lui coupant la respiration. Suffoquant, il sentit les larmes lui monter aux yeux, mais le vent n'y était pour rien. Il se remémorait cette lumineuse matinée, où un soleil d'argent avait salué son immense bonheur, seulement trois jours auparavant. Aujourd'hui c'était la grisaille, pas de ciel, peu de jour, rien que de la pluie et de la glaise. Boue, ce monde ne mérite pas d'autre nom, songea-t-il. Il avait envie de rire, mais ses yeux étaient encore plein de larmes. Elle avait rebaptisé le monde. L'autre matin sur la route, il avait connu le bonheur, mais maintenant, c'était... il n'avait d'autre mot à sa disposition que son prénom, Luz. Tout y était condensé : le lever de l'astre argenté, le flamboyant coucher de soleil au-dessus de la Cité jadis, l'ensemble du passé et tout ce qui restait à venir, y compris leur actuelle mission : l'élaboration d'une stratégie, la confrontation finale et leur future victoire, la victoire des lumières.
[...] La pluie avait un goût douceâtre sur ses lèvres."

Et, comme souvent, quand l'Attracteur étrange fait émerger un motif, comme ici celui de la pluie (jamais encore traité), il n'est pas avare de résonances. J'en comptai trois dans les jours qui ont suivi. Tout d'abord, par le fil Facebook d'André Markowicz, je découvris l'annonce de la parution en avril 2022, de Pluies, de Françoise Morvan, présenté ainsi sur le site des Editions Mesures : "Une année d’enfance dans un village de Bretagne, une année de pluies – pluies douces, averses, bruines légères, lourdes pluies d’orage venant à leur tour éveiller la mémoire des ombres… Chaque quatrain recèle un instant captif comme d’une goutte d’eau reflétant l’univers."


Revenant sur la page FB de Markowicz, je relis le post qu'il a écrit pour saluer un autre livre de Françoise Morvan, son dernier qui a pour titre L'oiseau-loup. Il n'hésite pas à dire que c'est un livre majeur : "Un livre qu'on ne lira pas comme ça, sur la plage, ou, je ne sais pas, comme un autre, pour se distraire. Non, c'est un livre de vie, au sens où non seulement il porte des dizaines de vies, mais Françoise y a mis toute sa vie (pas seulement les événements — elle me dit que c'est une histoire vraie), mais toute sa vie. Je veux dire tout son être. Ce livre, quand on y entre, lentement, page à page, texte à texte, j'en suis certain, il peut changer la vie. La vôtre, de vie.

Parce qu'il s'impose en tant que tel. Il ne ressemble absolument à rien. Il créé son propre temps, — le temps qu'il porte et le temps qu'il demande. Ce livre, sa place est au centre de nos Mesures."

Et il en livre le début dans un post du 14 décembre, le titre en est Tourbière. Et j'y retrouve presque sans surprise, mais avec émerveillement, la lumière et la boue :
"Plus bas vers l'ouest, la route est lente. Les prairies arrêtées devant quelques collines ont l'air de pâturages que les vagues de la mer auraient laissés là, d'un vert plus sombre et plus rougeâtre, et c'est dans l'épaisseur des laîches que les ruisseaux mincissent jusqu'à se perdre. Il arrive aussi que les bêtes s'y embourbent. Un vieux en bottes de caoutchouc les cogne avec un bâton sans écorce qui luit comme d’une lueur de lune. La bête s'arrache à la boue et continue de meugler. Plus loin, les bottes s'enfoncent, le vieux jure comme on crache et pèse sur son bâton.
Comme le purin ruisselle de la cour vers l'allée pierrée, la lumière colle aux murs et vient se mouler sur un pli sculpté du linteau, l'ogive et la pliure aussi dans la moulure de boue devant l'étable, et celle autour des sabots de la vache, où la botte a marqué son empreinte."

Le 13 décembre, c'est un entretien avec Valentin Retz dans Diacritik qui me délivre un nouvel écho (j'ai déjà évoqué cet auteur en juin 2019 dans l'article Le livre d'Esther). Son dernier livre, Une sorcellerie, est au coeur de la discussion avec Arnaud Jamin. Cela me conduit à la critique du livre par ce même Jamin en octobre dernier : La bataille pour la lumière de Valentin Retz. La fin de l'article avec l'extrait cité est éloquent :

"Remonté dans son propre nom, son propre être, il se trouve avec sa femme à trente kilomètres de l’oasis d’Ein Gedi en Israël. Le ciel fait couler des trombes d’eau qui se répandent en flots près de leur voiture. “(…) j’ai enfoncé mes mains dans l’eau jaunâtre, en un lieu où celle-ci s’écoulait doucement. Je les ai même mouillées jusqu’au poignet, saisissant la terre molle avec énergie. Or, dès que ma peau est entrée en contact avec ces éléments, il m’a semblé que mon être s’élargissait d’une manière inouïe ou, pour mieux dire, que la mélodie de l’eau me mettait en présence de son écoulement. Car des images, des intuitions, des bruits se sont mis à fluer dans mon esprit : j’ai vu la mer Morte en direction de laquelle l’eau ruisselait, et j’ai vu les pics que celle-ci dévalait ; j’ai vu les pluies lourdes qui reliaient terre et ciel, et j’ai vu les nuages qui concentraient leurs gouttes. Et tout cela ne constituait qu’un seul parcours, qu’un seul événement, qu’une seule réalité. Oui, de la même manière qu’une goutte d’eau entretient un contact physique avec tout l’océan, mes deux mains remontaient jusque dans les nuées ; des nuées qui, au même moment, enveloppaient la cité de Jérusalem, y déversant l’orage, le tonnerre et l’éclair.


Enfin, dernière résonance, musicale celle-ci. Je tombe ces mêmes jours sur une chronique de Max Dozolme de France-Musique à propos de "Águas de Março"d'Antônio Carlos Jobim, un grand classique de la bossa nova : "Antonio Carlos Jobim a un jour confié qu’il avait eu l’idée d’écrire les Eaux de Mars lors d’une promenade avec sa femme Thereza Otero Hermanny. C’était en mars 1972. C’est à dire le début de l’automne au Brésil. Lorsque les jours s’assombrissent et que le pays entier est en proie à des pluies diluviennes. Lors de cette promenade, Jobim voit les ouvriers construire sa nouvelle maison, les rigoles creusées dans le sol par l’averse. La tristesse le submerge. Il se met au sec et note quelques notes, quelques images."


Les Eaux de Mars seront reprises par Georges Moustaki en français (et par Pauline Croze, en 2016). 

C'est le cri d'un hibou, un corps ensommeillé
La voiture rouillée, c'est la boue, c'est la boue
Un pas, un pont, un crapaud qui croasse
C'est un chaland qui passe, c'est un bel horizon
C'est la saison des pluies, c'est la fonte des glaces
Ce sont les eaux de Mars, la promesse de vie

Chemla, Genevoix, Le Guin, Morvan, Retz, Jobim, Moustaki, Croze, que de beautés la pluie a-t-elle inspirés ! Que de mélancolies et de tristesses aussi. Mais, comme le rappelait Baudelaire, la mélancolie n'est-elle pas l'illustre compagnon de la beauté ?  "Elle l'est si bien que je ne peux concevoir aucune beauté qui ne porte en elle sa tristesse."

Je ne finirai pas là-dessus, car aujourd'hui même, pas plus tard que cet après-midi, j'ai eu droit à une autre épiphanie de la pluie. J'ai en effet, avec ma compagne et mes enfants, vu enfin le film Memoria, d'Apitchapong Weerasethakul, chroniqué ici en novembre. Film magnifique et déroutant (mes deux ados n'ont guère goûté, il faut bien le dire, ses longs plans fixes et sa lenteur contemplative), film qu'il faut avant tout écouter, selon le conseil même du réalisateur, et qui s'achève avec la pluie, le son de la pluie qui accompagne tout le générique final. Ce qui ne saurait surprendre après avoir découvert l'entretien qu'il accorda à Libération le 16 novembre dernier depuis son domicile thaïlandais de Chiang Mai. Extrait :

Vous souvenez-vous d’un son qui vous a marqué pendant l’enfance ?

Je dirais la pluie. J’aimais sortir pour mieux en profiter, au grand dam de ma mère. J’aimais particulièrement quand elle était forte. J’ai l’impression qu’elle ne tombe plus aussi dru que quand j’étais enfant.

La pluie fait un son complexe, selon l’endroit où elle tombe.

Et elle s’accompagne d’autres sensations, l’odeur, l’humidité.

[...]

Marcel Proust associe le souvenir au sens du goût et de l’odorat – la madeleine trempée dans une infusion de tilleul.

Souvent, une sensation démarre une réaction en chaîne. Je parlais de la pluie, plus tôt. Memoria se finit par une scène sous la pluie. En travaillant sur le mixage, je pouvais sentir l’odeur de la terre.

Continuant ma recherche autour des rapports du cinéaste et de la pluie, je déniche un autre article de Libération, intitulé, bien dans le style Libé, Apitchapong Weerasethakul, et pluie c'est tout. Il s'agit d'une courte vidéo, diffusé sur une galerie d'art virtuel, October Rumbles, "qui adopte à nouveau le point de vue fixe d'un observateur de chambre contemplant un rideau qui bouge au rythme du vent, tandis que la pluie dehors fait rage et inonde les grasses frondaisons d'un jardin-jungle."

Enfin, on ne sera pas étonné de voir que, parmi les dix films préférés de AW figure un court-métrage de 1929, La Pluie (Regen), de Joris Ivens et Mannus Franken.






 

Aucun commentaire: