mardi 24 mai 2022

7.2 - La rue de l'Odéon ne va pas jusqu'à la mer

"1er mai.

Il nous reste à repeindre le nom du phare, tracé en grosses lettres noires sur la tour. Elles ont un peu viré au gris au cours de l'hiver. J'ai fait le A, Martin le R, ce R dont il affirme, dans ses jours sombres, qu'il est de trop. Nous avons écrit ensemble le M. "

Jean-Pierre Abraham, Ar-Men, Le Tout sur le Tout, p. 153 (1ère édition, Seuil, 1967)

➔ Suite de 7 - Tempête à Helgoland (mais peut se lire indépendamment)

Helgoland (ou Heligoland), île allemande en mer du Nord, disposait d'un phare, construit en 1902 en remplacement d'un premier phare édifié par les Anglais en 1811. Peu après avoir lu le livre de Carlo RovelliHelgoland, Le sens de la mécanique quantique (Flammarion, 2021), j'avais déniché à Noz un beau livre de l'historien R.G. Grant, Phares du monde, Aventures humaines, gravures et plans, récits, paru en 2018 aux éditions Heredium, et j'avais été ravi d'y découvrir, une fois revenu à la maison, en page 144, le phare de cette fameuse île où Werner Heisenberg fit avancer de manière prodigieuse la mécanique quantique à l'été 1925.

L'élément le plus frappant de ce phare d'Helgoland, écrit Grant, "était l'usage innovant de la lumière électrique. La salle des feux comportait trois projecteurs composés de lampes à arc, assorties de réflecteurs paraboliques. Ces feux se tenaient sur une plateforme pivotante, alimentée par un moteur électrique, lui-même relié par câble à une centrale électrique." Il note ensuite que le phare fut détruit par les bombardements anglais pendant la Seconde Guerre mondiale.


Le 23 avril, j'achetai Vider les lieux, d'Olivier Rolin. Un écrivain que j'aime beaucoup, et d'ailleurs on croise de temps en temps son nom dans ces pages. Dans ce beau récit, Rolin raconte son déménagement douloureux, "une fin du monde au petit pied, disait Michel Leiris", de l'appartement de la rue de l'Odéon qu'il occupait depuis trente ans. Sommé donc de "vider les lieux", au moment où la pandémie l'astreint au confinement... il en profite pour raconter les histoires qui se cachent derrière chaque objet, souvenir, livre recueillis dans ce lieu à la déjà riche histoire, comme le rappelle Norbert Czarny, dans un bel article d'En attendant Nadeau : "Tom Paine, sympathisant de la révolution française, y a vécu. Il a échappé de peu à la guillotine sous la Terreur, sauvé par Thermidor. Il s’est fait peu d’amis dans le monde, pas plus aux États-Unis, son pays d’origine, qu’en France où Napoléon a peu apprécié d’être traité de charlatan, ou encore en Angleterre, pays dans lequel il a exercé mille métiers. Il reste « magnifiquement déplacé – la position la plus juste qu’on puisse tenir dans la société ». Olivier Rolin se définit lui aussi de cette façon."

Attardons-nous sur la fin de ce livre foisonnant, parfois poignant, et souvent drôle aussi, de par la capacité d'auto-dérision de l'auteur. Mais si j'insiste sur la fin, c'est parce que les résonances avec les thèmes qui me traversent actuellement y furent particulièrement nombreuses. Après l'état des lieux avec le "requin de l'immobilier" qui "se déplaça en personne, très aimable soudain, très désireux surtout de constater de visu que je foutais le camp pour de bon", Rolin procède le lendemain matin à une ultime inspection de la rue, quasi cérémonielle, mais, précise-t-il, "l'endroit où j'avais passé la moitié de ma vie méritait bien que je lui rende les honneurs (dont ce livre est le dernier)". Le nom de Sylvie Beach est le premier cité : au mois de mai 1921, la jeune américaine, qui sera célèbre pour avoir la première édité l'Ulysse de James Joyce en 1922, s'était installée au n°12, en face de la librairie d'Adrienne Monnier, son amie et amante. Joyce est l'un des fils rouges du livre. Dans l'entretien qui suit l'article de Czarny, Olivier Rolin dit de Joyce  que "c’est la liberté infinie des mots, des phrases, la littérature énergumène, c’est le grand carnaval, le grand jeu, la « liberté libre ». "



De cette plaque, Rolin dit qu'il pouvait l'apercevoir de chez lui en ouvrant la fenêtre droite, et à la condition de se pencher dangereusement au-dehors. "Ce fut le 2 février de cette année-là, jour des quarante ans de Joyce, que l'imprimeur livra les deux premiers exemplaires du livre, un pavé à couverture bleue de sept cent trente-deux pages pesant un kilo et demi." Sur l'autre rive, le côté Adrienne Monnier, il signale d'ailleurs qu'un exemplaire original de la traduction d'Ulysse trônait seul dans une vitrine de la librairie Amélie Sourget : "J'entrai demander le prix : sept mille cinq cent euros. L'un des cent premiers exemplaires numérotés sur vélin d'Arches. Pas pour moi."

Plus loin, il signale un magasin de tapis baptisé "L'Ourartien", "dont le nom énigmatique me fut l'occasion d'apprendre que le royaume d'Ourarou ou Urartu s'étendait entre le neuvième et le sixième siècle avant notre ère, sur les hauts plateaux arméniens aux alentours du lac Van." A ce moment-là, je suis saisi, parce que ce lac Van, que je ne connaissais absolument pas hier encore, avait été cité dans le film Arménie 1900, de Jacques Kébadian, vu le matin même à l'Apollo, dans le cadre du festival Hayastan (Arménie en Berry). Je me souvenais encore très bien de ce zoom de la caméra sur la carte de Turquie. Je vois que le film est disponible sur You Tube :


Le commentaire rapporte un proverbe qui disait que Van dans ce monde est le paradis dans l'autre. A 6 :42, je retrouve le lac Van :



Revenons au texte de Rolin : "Sa fin est entourée de mystère. Il fallut attendre les années trente du vingtième siècle pour que des archéologues soviétiques le fassent émerger de l'oubli où il était tombé depuis deux mille ans. Il est étrange que j'aie quant à moi attendu le dernier matin de mon séjour rue de l'Odéon pour m"interroger sur le sens de ce mot qui commence comme Oural et Ouranos et finit comme martien ou mozartien. Cela fait longtemps pourtant que j'ai lu Voyage en Arménie de Mandelstam, où il est dit, dès la quatrième page, que "des terrassiers creusant les fondations d'un phare devant être érigé sur une pointe désolée de la langue de terre de Tsamarkabed, venaient de mettre au jour quelques-unes de ces grandes urnes de terre dans lesquelles les peuples anciens de l'Oural avaient coutume d'ensevelir les morts." La mention en passant de ce phare précède de peu celle de ce comptoir d'un fabricant d'instruments d'optique qui se tenait au dix-neuvième siècle, au numéro 21, à l'enseigne de la famille Soleil - "c'était une dynastie, rois de la lumière de père en fils, vrais rois Soleil. [...] Et lorsqu'en 1819 Augustin Fresnel, ingénieur en même temps que théoricien génial, conçut à partir d'une idée de Buffon le principe de la "lentille à échelons", formée de prismes annulaires collés sur une glace, qui allait révolutionner l'éclairage des phares, c'est évidemment aux Soleil qu'il s'adressa pour les fabriquer."

Cette seconde résonance était pétrifiante, et le texte qui filait son chemin tissa ensuite l'Arménie et tous les phares du monde :
"Le prototype de "l'appareil lenticulaire à feux tournants", installé sur le sommet de l'Arc de Triomphe en août 1822, projeta son éclat jusque sur les hauteurs de Notre-Dame de Montmélian, près de Chatenay, "à 16400 toises de distance", soit pratiquement trente-deux kilomètres. Il fut installé l'années suivante sur le phare de Cordouan, au large de la Gironde, et bientôt les lentilles de Fresnel, remplaçant les vieux réflecteurs paraboliques, équiperont tous les phares de France, d'Europe et du monde (jusqu'à celui de Tsamarkabed* sur le lac Sevan, que voyait construire Mandelstam). Le père de la théorie ondulatoire de la lumière n'eut guère le loisir de jouer du succès de son invention, il mourut de la tuberculose en 1827, à trente-neuf ans (c'est un héros romantique), ayant trouvé cependant le temps d'établir la liste de tous les phares à construire sur les côtes françaises, avec leurs caractéristiques optiques."

 La lentille de Fresnel figure en regard de la page de titre du livre Phares du monde :


Grant ne tarit pas d'éloges sur l'invention de Fresnel, "incontestablement le progrès le plus décisif de toute l'histoire des phares." Il souligne pourtant que l'emploi des lentilles de Fresnel fut assez lent à se propager hors des frontières françaises, à cause tout d'abord de leur coût très élevé. "La Grande-Bretagne, écrit-il, ne disposait alors ni de firmes assez compétentes pour produire le verre, ni du savoir-faire optique permettant de fabriquer une lentille de Fresnel. Avec beaucoup d'hésitation, Alan Stevenson adopta le nouveau système et plaça en 1842 une lampe de Fresnel de fabrication française dans son phare de Skerryvore. Finalement, le problème de l'approvisionnement fut résolu par une entreprise de Birmingham, Chance Brothers, fournisseur de verre pour le célèbre Crystal Palace de l'Exposition universelle de 1851." Les Américains furent eux aussi à la traîne : en 1838, le Congrès chargea le commodore Matthew Perry (celui-là même qui força en 1853-1854 l'ouverture des ports japonais au commerce américain) de rapporter des lentilles Fresnel de Paris pour les tester. Malgré la réussite dudit test, il fallut attendre la création du US Lighthouse Board en 1852 pour que le système de Fresnel soit adopté aux Etats-Unis.

Bref, cette échappée vers les Soleil et Fresnel  excite la verve de Rolin qui termine par quatre pages lyriques sur ces phares, tous ces phares dont il a, dit-il, un jour guetté l'apparition au-dessus de l'horizon, vu le faisceau cisailler la nuit : "Tout à coup on est loin du sixième arrondissement. Je largue les amarres. La chair est triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres. Armen, de Jean-Pierre Abraham, était le second dans ma bibliothèque, juste après les Ecrits spirituels d'Abd-el-Kader, c'est l'ordre alphabétique d'auteurs qui voulait ça." Armen, qu'un seul article reprend ici, écho d'une confusion, mais qui prend tout son sens si on se souvient des lignes au-dessus :

"Outre Beyrouth 2020, Journal d'un effondrement, de Charif Majdalani, j'avais emprunté à la médiathèque un autre livre, un pavé de six cents pages d'Hélène Gestern qui se nomme Armen (Arléa, 2020). Il me semble l'avoir entraperçu à Arcanes, mais j'ai pensé alors qu'il devait s'agit d'un autre livre sur le phare d'Ar-men , à dix kilomètres de l'île de Sein, qui donne son titre au beau récit de Jean-Pierre Abraham, un ami de Georges Perros qui en fut le gardien pendant trois ans. Je me trompais : Armen désignait Armen Lubin, de son vrai nom Chahnour Kérestédjian, écrivain et poète arménien né à Istanbul en 1903, et exilé à Paris vingt ans plus tard à cause du génocide. 

Pourquoi avoir choisi ce livre ? Je n'avais jamais lu Hélène Gestern (même si j'avais acheté un de ses livres mais il attendait encore son heure dans la bibliothèque - j'y reviendrai), et je ne connaissais Armen Lubin que depuis très peu de temps, depuis que j'avais lu les dix pages que lui consacre Philippe Jaccottet dans L'entretien des muses. Il faut croire que ce nom d'Armen, qu'il soit fragment d'Arménie ou phare affrontant l'Océan, portait suffisamment de mystère en lui pour précipiter ma curiosité."

Un autre passage de l'article évoque le phare :

Réservant la prose au versant arménien de son œuvre, et à une correspondance proliférante avec nombre d'écrivains amis, et en particulier avec Madeleine Follain, femme du poète Jean Follain, fille du peintre nabi Maurice Denis et peintre elle-même, Armen Lubin développe en ses années de maladie et de précarité sociale une poésie "où le marteau de la souffrance, écrit Jaccottet, (tantôt vécue, tantôt venue du lit voisin) est là pour casser quand il faut l'harmonie du système, rompre une articulation trop naturelle, une mélodie trop fluide." Dans les notes qui suivent son étude, il cite ce passage où il est question d'un phare et l'on peut se demander si le poète avait à l'esprit ce phare qui portait son nom (Hélène Gestern raconte qu'il le découvre par hasard en lisant une complainte bretonne, et il écrit alors à Paulhan : "Saviez-vous que mon prénom désignait le phare le plus avancé de la France, pas gaie cette histoire ! Me voici condamné aux tempêtes perpétuelles."(p. 545) :

Il en est qui émergent d'un océan d'effroi
Avec la poitrine qui se soulève, qui se broie,
Il y a le sable, il y a le vent, il y a le phare,
Il y a le cœur étonné en avant de ses remparts. 



Rolin, en une sorte de feu d'artifice, de bouquet final, fait une longue liste d'oeuvres où les phares brillent d'un éclat particulier.  Donnons simplement les deux dernières phrases :
"Et puis il y a le feu du cap Jonquière à Sakhaline, qui la nuit paraît à Tchekhov comme l'oeil rouge du bagne, Le Phare du bout du monde, de Jules Verne, assailli par la bande des pilleurs d'épaves menés par les sinistres Kongre et Carcante, et encore les fantasmes nécrophiles de La Tour d'amour, roman ultra-kitsch de Rachilde qui prétend se passer dans le même phare, Ar-Men, que l'austère journal de Jean-Pierre Abraham. Phares érotiques. Le phare de Baily s'allume sur la pointe de Howth tandis que Leopold Bloom s'inquiète de l'humidité de sa chemise après qu'il s'est branlé en matant les jarretières et les culottes de batiste de Gerty Mac Dowell. On en revient toujours à Ulysse."
Ne reste plus qu'une page. Stop, dit Rolin. Assez divagué. La rue de l'Odéon ne va pas jusqu'à la mer, à peine s'est-elle élancée qu'elle s'arrête, bute contre le boulevard Saint-Germain.
"Et ce n'est pas en bateau que je prends le large : garé devant la vitrine aux autographes napoléoniens, Patrick m'attend, avec sa camionnette déglinguée remplie d'un dernier chargement de livres. On est le 16 juin, cent seize ans exactement après le jour dont Buck Mulligan, élevant son bol à raser comme un calice, salue la naissance sur la bai de Dublin, et qui s'achève tard dans la nuit au numéro 7 d'Eccles Street dans le lit où Leopold et Molly Bloom sont couchés tête-bêche, celle-ci soliloquant. C'est le hasard qui veut ça, je n'en. ai pas fait exprès, mais ça tombe bien."

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* Curieusement le nom de Tsamarkabed est inconnu de Google. Il est rare que le moteur soit mis ainsi en échec.

5 commentaires:

Alain sennepin a dit…

"en 1838, le Congrès chargea le commodore Matthew Perry (celui-là même qui força en 1853-1854 l'ouverture des ports japonais au commerce américain) de rapporter des lentilles Fresnel de Paris pour les tester. Malgré la réussite dudit test, il fallut attendre la création du US Lighthouse Board en 1852 pour que le système de Fresnel soit adopté aux Etats-Unis."
Et pour cause. Les phares états-uniens étaient nourris à l'huile de cachalot, formule abandonnée progressivement entre 1862 et 1867, soit à l'issue de "l'incroyable victoire des cachalots"...
Cordialement.
Alain Sennepin

Patrick Bléron a dit…

Merci, Alain, pour la précision.
Pour paraphraser Rolin, on en revient toujours à Ulysse ou aux cachalots.
Bien cordialement,

Nils Blanchard a dit…

Bonjour, merci pour les articles de vortre blog que j'ai découvert (relativement) récemment.
Je ne peux m'empêcher ici de vous rappeler au bon souvenir d'André Dhôtel, qui connut (et entretint une certaine amitié avec lui) Armen Lubin, mais aussi Jean-Pierre Abraham. (Leurs correspondances avec A. Dhôtel sont -- en partie -- dans diverses publications de l'association La Route inconnue (andredhotel.org)... Il a aussi connu (et correspondu avec) Philippe Jaccottet, que vous évoquez aussi dans votre dernier article, Madeleine Follain via Jean...

Bref. Le cahier 19 de l'association (oui, où je sévis un peu...) est consacré à la revue 84 (1946-1951), à laquelle participèrent, outre Dhôtel, Henri Thomas notamment, Armen Lubin, P. Jaccottet, et bien d'autres encore.
Bien à vous,

Nils Blanchard

Patrick Bléron a dit…

Bonjour,
Merci pour votre commentaire, vous avez bien raison de me rappeler au bon souvenir d'André Dhôtel, que j'ai trop peu lu, et qui, j'ai vérifié, n'est présent sur ce blog qu'à travers une citation de Jérôme Leroy (https://alluvions.blogspot.com/2021/05/du-bleu-dore-brumeux-des-aubes-dhiver.html): "Bleu, bleu et doré, ou bleu doré.
Cette couleur, chez Vivonne, est bien plus qu'une couleur. Elle est un état d'âme, une contrée, un pays où l'on arrive jamais. Celui d'André Dhôtel que Jean-Claude Pirotte avait évoqué dans sa recension des Filles de Vassivière."
C'est Pirotte aussi qui préface le seul livre de Dhôtel que je possède dans ma bibliothèque, La chronique fabuleuse, écrite en 1960, mon année de naissance.
Je lirais bien volontiers ce cahier 19 dont vous parlez. Comment se le procurer ?
Bien cordialement,

Nils Blanchard a dit…

Formidable Pirotte, qui se considérait comme un personnage de Dhôtel.
Pour se procurer le cahier, on peut passer par le site de la route inconnue (andredhotel.org), et s'adresser au secrétaire, dont les coordonnées apparaissent à l'onglet l'association.
Vous pouvez aussi vous adresser directement à moi (nils.m.blanchard@gmail.com).

Je suis venu à votre blog par l'"entrée" Bernard Maris. Le roman dans lequel je suis en ce moment, L'Enfant qui voulait être muet, a un titre vaguement dhôtelien...

Bien à vous,