mercredi 3 août 2022

2.2. Apeirogon ou La huppe et le cratérope écaillé

Bonnefoy la fait traversière
comme rue ou
maison
ou petite
plutôt passagère
jamais mensongère 
le Coran la salue
la Bible l'accueille
la huppe sur la pierre
écrite
à sa façon fauve
de saluer avril

Sylvie Durbec, La huppe de Virginia, Jacques Brémond, 2011, p. 57.

→ Suite de 2 - Le fils perdu (mais peut se lire indépendamment)

Je reprends le fil de mes sept articles numérotés (aspiré par d'autres motifs, j'en avais différé la suite, qui représente tout de même presque une dizaine de billets ).

Le 27 avril, j'avais acheté en 10/18 Apeirogon, le livre de l'écrivain irlandais  Colum McCann paru en 2020. S'il s'inscrit dans la lignée du thème du fils perdu, c'est parce qu'au coeur du livre, les "forces motrices" en sont Bassam Aramin et Rami Elhanan, un Palestinien et un Israëlien, qui existent pour de vrai, et partagent le cruel destin d'avoir perdu l'un et l'autre une fille, Abir, dix ans, et Smadar, treize ans. La première, abattue dans la rue, alors qu'elle achetait des bonbons, par la balle en caoutchouc d'un garde-frontière israélien ; la seconde tuée dans un attentat perpétré par trois kamikazes au milieu de Ben Yehuda Street, dans le centre de Jérusalem.


La forme du livre, si elle en a rebuté ou laissé certains sceptiques (par exemple, Alexandra Shwarzbrod, dans Libération), m'a enthousiasmé : Colum McCann a fait le choix d’une forme fragmentaire avec des chapitres parfois très brefs (d’une ligne à quelques pages), numérotés dans une première partie de 1 à 499, puis dans une seconde de 499 à 1. Au centre, le fragment 500 est le récit à la première personne de Rami Elhanan, suivi du fragment 1001, plus court, relatant sa première rencontre avec Bassam Aramin, près de Naplouse, en Cisjordanie (de fait, le fragment 500 encadre le fragment 1001, car dans une seconde partie, il restitue le récit de Bassam Aramin). C'est évidemment faire référence aux Mille et une Nuits de Shéhérazade. "Autant de faces d’une même forme originelle, écrit Hugo Pradelle, dans En attendant Nadeau, reflets les unes des autres : prolongations, digressions, détours, reprises, refrains, saisissements… C’est ce mystérieux Apeirogon : « une forme possédant un nombre dénombrablement infini de côtés ».

Ce ne sont pourtant pas les violences au coeur du livre qui entrèrent aussitôt en résonance, mais bien ce fragment 3, page 14 : 
« Cinq cents millions d’oiseaux survolent les collines de Beit Jala chaque année. Ils voyagent depuis la nuit des temps : huppes, grives, gobe-mouches, fauvettes, coucous, étourneaux, pies-grièches, combattants variés, traquets motteux, pluviers, souimangas, martinets, moineaux, engoulevents, hiboux, mouettes, faucons, aigles, milans, grues, buses, bécasseaux, pélicans, flamants roses, cigognes, tariers pies, vautours fauves, rolliers d’Europe, cratéropes écaillés, guêpiers, tourterelles des bois, fauvettes grisettes, bergeronnettes printanières, fauvettes à tête noire, pipits à gorge rousse, blongios nains. »

Les oiseaux sont l'un des thèmes omniprésents du livre (ce n'est pas par hasard que l'illustration de couverture en reprend le motif). Alors, oui, en résonance avec qui ou quoi ? Eh bien, avec un entretien découvert ce même jour où je commençais la lecture du livre, entretien donné à Télérama par la philosophe belge Vinciane Despret. Elle y évoque sa rencontre dans le désert du Néguev, en Israël, avec l'ornithologue Amotz Zahavi. "Alors que les articles scientifiques consacrés à l’altruisme chez les oiseaux se ressemblaient plus ou moins, les siens détonnaient sacrément. Il assurait que dans le monde du cratérope écaillé, un passereau qu’il étudiait, les individus dominants offrent parfois des cadeaux aux dominés afin d’asseoir leur prestige. Un comportement singulièrement sophistiqué, alors à peine reconnu chez les primates ! Voilà qui paraissait abracadabrant… Cet oiseau était-il réellement différent des autres ? L’ornithologue qui l’observait fabulait-il ou avait-il vu ce que ses confrères étaient incapables de voir ? Et dans ce cas, pour quelles raisons ?" De cet échange, elle en tirera un livre, La Danse du cratérope écaillé, naissance d’une théorie éthologique, éd. Les Empêcheurs de penser en rond, paru en 1996.



Le cratérope écaillé est bien dans la liste donnée par Colum McCann.

Les oiseaux se trouvent donc en de multiples endroits, mais l'un d'entre eux va particulièrement m'intéresser, quelques jours plus tard. Il se situe au fragment 469, p. 283, où McCann rapporte l'équipée de Peter Brook, en décembre 1972, qui emmène une troupe d'acteurs dans le Sahara :
« La troupe fit la traversée du désert, s’arrêtait le soir dans les villages les plus petits et les plus isolés possible. On déroulait un grand tapis et on installait une série de caisses en tôle ondulée, cependant qu’un des acteurs faisait sonner le tambour. Un public se formait, et la troupe commençait son spectacle, une adaptation de La Conférence des oiseaux, inspirée d’un poème allégorique de Farid ud-Din Attar, où des marionnettes illustraient l’histoire des oiseaux du monde se réunissant pour essayer de se choisir un roi.
Dans la pièce, chaque oiseau incarne un défaut humain qui empêche l’homme d’atteindre les lumières. Le plus sage d’entre eux, la huppe, propose qu’ils essaient tous ensemble de trouver le Simorgh, la légendaire créature perse, afin qu’ils puissent accéder aux lumières.
Le texte, adapté par Brook et Jean-Claude Carrière, faisait une place aux sons et aux mouvements aléatoires. Pendant le spectacle, les acteurs – dont Helen Mirren et Yoshi Oida – poussaient des chants d’oiseaux exotiques et sautaient dans des cartons vides répartis autour du tapis : une danse de la poussière. »
J'ai évoqué Peter Brook et son dernier spectacle autour de La Tempête le 9 mai 2022 dans 7. Tempête à Helgoland. Le 2 juillet, il quittait ce monde, âgé alors de 97 ans.

Deux fragments plus loin, on retrouvait les oiseaux en lien avec Israël :
« Pour le soixantième anniversaire de la création d’Israël, la huppe – loquace, mouchetée, avec un long bec et une aigrette lissée vers l’arrière – fut choisie comme oiseau national.
Lors du vote, Shimon Peres, le président israélien, se dit seulement désolé que le plus sioniste des oiseaux, la colombe, n’ait pas été retenu. 
D’après Nurit, c’était une des phrases les plus perverses qu’elle eût jamais entendues, même si, ajoutait-elle, ce n’est pas pour rien que le nom Peres, en hébreu, signifie « gypaète barbu ». »





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