jeudi 8 septembre 2022

Cristal noir #1 : Le Sale Village

Depuis quelques mois, je suis moins assidu sur le blog. C'est que j'ai pris du temps pour écrire un texte, que je sais mal définir, une sorte de récit, d'essai, dont le centre est la mort, en décembre 2019, de ma jeune soeur Marie. Son titre est un vers de Francis Jammes qui m'accompagne depuis longtemps : La neige ne guérit pas de sa blancheur. Ce livre, assez bref, est en cours de lecture par les proches et de moins proches qui ne connaissent rien a priori de cette douloureuse histoire familiale, et je ne sais pas encore si je le proposerai à l'édition. J'aurais pu m'en tenir là, mais très vite le besoin s'est fait sentir d'une suite. Certains prolongements s'imposaient, qui ne trouvaient pas leur place dans le premier récit. J'ai donc entamé un second ouvrage, dont le titre m'a été donné immédiatement : Cristal noir, deux mots extraits d'un poème de Philippe Jaccottet. A cette heure, j'ai terminé deux chapitres sur les cinq que le livre doit contenir. Il se trouve que les thèmes qui y sont traités entrent parfois en collision avec ce qui vient à moi dans l'ordinaire des jours : le passé y entre en résonance avec les événements du présent, formant un work in progress incessant.

C'est une de ses rencontres entre passé et présent que je veux transcrire ici, en donnant sur ce site des extraits du second chapitre qui, à mon sens, se suffisent à eux-mêmes. Cela me permettra incidemment de procéder aux corrections éventuelles car j'ai rédigé l'intégralité du premier jet au stylo sur un cahier noir. J'avais besoin, je ne sais bien pourquoi, de cette trace matérielle de l'encre bleue sur la feuille à petits carreaux. Cette ponction sur le livre sera livrée en plusieurs épisodes. 

*

En juin 2018, j'avais trouvé au magasin Noz, sur le boulevard non loin de chez moi, une étude de Reynald André Chalard portant sur le recueil de poèmes de Philippe Jaccottet, A la lumière d'hiver, étude que j'avais jusque-là délaissée, jusqu'à ce mois de décembre 2019 où Marie nous avait quittés*. Je m'y plongeais alors, d'autant plus que la première partie de l'étude était consacrée à Leçons, un ensemble de vingt-deux poèmes, écrit en 1969, autour de la mort de Louis Haesler, le père de son épouse Anne-Marie, imprimeur et rédacteur en chef de la "Feuille d'avis de la Béroche" de Saint-Aubin, dans le canton de Neuchâtel, pour laquelle Jaccottet avait écrit une soixantaine de billets. Chalard insiste sur l'exigence éthique qui commande au livre : "traduire exactement l'expérience", selon l'expression même de Jaccottet dans son manuscrit, l'expérience de cette agonie si douloureuse, où il se vit contraint de remettre en question ce qu'il croyait savoir de la mort.


Le quatrain liminaire présenté en italiques rendait hommage au défunt, en lui reconnaissant une haute valeur morale : c'est sa "droiture" et son sens de la "mesure" qui doivent guider la main du poète hésitant :

Qu'il se tienne dans l'angle de la chambre. Qu'il mesure,
comme il a fait jadis le plomb, les lignes que j'assemble
en questionnant, me rappelant sa fin. Que sa droiture
garde ma main d'errer ou dévier, si elle tremble.

Dans cette série de poèmes, ce qui m'avait le plus particulièrement frappé était le thème du cadavre, qui s'exprime avec force au poème 16 :

Déjà ce n'est plus lui.
Souffle arraché : méconnaissable.

Cadavre. Un météore nous est moins lointain.

Qu'on emporte cela.

Un homme - ce hasard aérien,
plus grêle sous la foudre qu'insecte de verre et de tulle,
ce rocher de bonté grondeuse et de sourire,
ce vase plus lourd à mesure de travaux, de souvenirs -,
arrachez-lui le souffle : pourriture.

Qui se venge, et de quoi, par ce crachat ?

Ah, qu'on nettoie ce lieu.

Nous sommes au plus loin de toute mièvrerie. Lisant ces lignes terribles, je me revoyais dans la chambre exiguë du funérarium, bouleversé, troublé par le corps allongé devant moi, où je n'étais plus du tout certain que fut présent ce qui animait cette petite soeur d'amour. J'ai déjà dit dans La neige comment nous avions été désagréablement surpris, Emmanuel et moi, devant le maquillage éhonté des croque-morts. Nous ne reconnaissions plus celle que nous avions aimé, dans sa simplicité, son naturel, et ils avaient fait amende honorable, modifié l'emplâtrage momifiant qu'ils nous avaient servi. Oui, la différence était sensible, mais le mal était fait et, sans doute, rien n'y aurait changé. Le cadavre était sa réalité. Et je redis ici que je plaçai ma main devant cette bouche de marbre pour ne voir que le front et les yeux, derniers vestiges de la douceur de Marie.

[...]

Le scandale du cadavre, écrit Reynald André Chalard, provient de son aspect "immonde" :

"Dans son De immundo**, Jean Clair cite un passage du Parménide de Platon dans lequel on demande à Socrate "s'il conçoit une idée pour ces choses que sont "le poil, la boue, la crasse, ou tout autre chose, la plus dépréciée et la plus vile" (p. 13). L'idée qui soutient la réponse de Platon est "qu'il n'y a pas d'idées en ces choses, il n'y a pas de forme en elles [...]. Horreur de l'informe, horreur du déchet, horreur du poil et des odeurs qu'il peut cacher, horreur d'un élément organique [...] qui échappe à notre contrôle", l'immonde relève bien "de la décomposition, de la pourriture, du grouillement, de la vermine" (p. 14). C'est pourquoi le cadavre doit être emporté pour être enseveli (v. 4), mais c'est bien la saleté et la souillure qui triomphent à la fin du poème [...]" (p. 52)

Pascal Quignard, dans Sordidissimes, le volume V de son Dernier royaume, cite également ce passage du Parménide :

"Parménide demande à Socrate :
- Poil, boue, crasse, la plus sordide des choses a-t-elle une idée ?
- Cela me tourmente depuis longtemps, répond Socrate. Devant l'idée d'une chose vile, je suis perdu.
- Parce que tu es jeune - lui répond Parménide - et que tu crois encore qu'il faut juger les choses de ce monde. Un jour, tu verras, la chose de nulle valeur méritera à tes yeux une forme.
Mais Socrate estime qu'il ne faut pas fouiller plus longtemps la question de savoir si vulve, utérus, pénis, couilles, excréments, choses viles, sont au ciel comme le beau ou le bien qu'il aime y projeter." (p. 93)


Juste au-dessus de ce passage, il y a ces lignes que j'avais encadrées de noir lors de la première lecture de ce livre en mars-avril 2008 : "Le sacré et le malpropre ne peuvent se distinguer. Comme le sang. Ce qui est prohibé, ce qui est soustrait à la vue, ce qui est mis à l'écart ne se distinguent pas."

Je pense à ce hameau traversé jeudi dernier, peu avant de rejoindre l'Hélice terrestre, l'antre troglodytique de Jacques Warminski. Le Sale Village. Commune de Saint-Georges des Sept-Voies, entre Angers et Saumur, non loin de la Loire qui faisait peine à voir. Dans la voiture, il y avait Chamina et Nunki Bartt. Je dis à celui-ci, histoire de causer, que ce Sale Village me rappelait la devise de Poitiers, qui la désignait par les trois S : "Sainte, Sale et Savante". L'incongruité de l'adjectif central est si perturbante qu'en faisant des recherches un peu plus tard, je m'aperçus que de nombreux billets publiés sur le net substituaient volontiers au "sale"original un "saine" bien plus consensuel.

(A suivre)

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* Que la collection où s'inscrit cet essai (paru chez Ellipses en 2011) se nomme 40/4 (pour 40 questions, 40 réponses, 4 études) me renvoyait au nombre 44 omniprésent dans l'histoire de Marie, fut bien sûr une incitation supplémentaire à m'en emparer.

** Editions Galilée, 2004, p. 13 et suiv.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Évidemment ce sain substitué à sale ne peut que rappeler les hypocrisies sordides des bien pensants qui jalonnent notre Histoire, et notamment cet exemple célèbre : quand Nana Mouskouri ne veut pas chanter:
"Et droit au cul quand bise vente"
Elle dira ( par un raccourci anatomique qui laisse sans bras)
" Et droit au cœur quand bise vente" . Pauvre Rutheboeuf !
Votre article est remarquable cher Patrick Bléron

Patrick Bléron a dit…

Merci, cher anonyme,
Je ne connaissais pas cet exemple célèbre, qui vaut le détour.
Que Rutebeuf se console, je vais bientôt parler de cul dans cette série cristalienne.