mardi 20 juin 2023

Le matelas de Marseille

"Marseille, incendie en plein jour, flambe au soleil. Je vais la voir brûler jusqu'à la nuit venue. Une heure encore la sépare du soleil couchant. Tantôt, j'étais au château Fallet. De là, Marseille dans un profond silence, dans un secret divin, loin de tout bruit et de tout mouvement, était une fleur d'améthyste, un lit de lavande et de lilas. On n'aurait pas conçu de voir en rêve une île plus virginale, une plus pure Bérénice dans son voile de mauve argenté, brodé de doux azur, se lançant comme un soupir ses minarets de Perse."

André Suarès, Marsiho, Jeanne Laffitte, 2009, p. 9.

Encore un peu de rêve, encore un peu de Raymond Roussel, quand bien même ça ne parle à presque personne, juste parce que ça m'occupe un coin du cerveau et que je dois faire un peu de place, alors allons-y, ça tient à des détails, où Dieu ou diable tiennent à se loger. Rappel donc peut-être pas inutile : il y eut ce rêve du rat rhumeux de l'Atlantique, que je fis lors d'une nuit passée sur un matelas de Marseille. Je dis matelas de Marseille parce que le propriétaire venait de Marseille. Un matelas pneumatique de haute technologie, je n'avais jamais vu ça, il se gonflait sans effort à l'aide d'une prise électrique. Une fermeté sans égale, rien à voir avec les pauvres matelas de naguère où vous tanguiez à chaque mouvement. Une révélation.

Raymond Roussel fut trouvé mort - nouveau rappel - le 14 juillet 1933, dans sa chambre du Grand Hôtel et des Palmes, à Palerme : chose curieuse, il était étendu sur un matelas posé à même le sol. Que l'on n'imagine pas un immonde galetas, cet hôtel tient plus du palace que de l'hôtel de passe (on peut d'ailleurs toujours s'y rendre), entre autres célébrités, Wagner y séjourna avec Cosima Lizst du 5 novembre 1881 au 1er février 1882. Roussel avait les moyens : le matelas venait de l'un des deux lits à une place qui se trouvaient dans la chambre.

Salvador Dali, Impressions d'Afrique, 1938

Ce matelas m'était une connexion supplémentaire entre le rêve du rat rhumeux et Raymond Roussel, et je me demandai bien sûr immédiatement si Marseille avait une quelconque importance dans cette histoire. Je m'en retournai fouiner dans Impressions d'Afrique, et c'est ainsi qu'au chapitre X, je dénichai ceci, à l'incipit : "Le 15 mars précédent, projetant certain voyage de longue durée à travers les curieuses régions de l’Amérique du Sud, je m’étais embarqué à Marseille sur le Lyncée, vaste et rapide navire faisant route pour Buenos-Ayres." Dans la liste des passagers, on retiendra en troisième position le jeune Carmichaël : Marseillais de vingt ans, déjà célèbre pour sa prodigieuse voix de tête qui donnait la pleine illusion du timbre féminin. Depuis deux ans, Carmichaël, parcourant la France entière, avait triomphé sur toutes les scènes de cafés-concerts, habillé en femme et chantant dans la tessiture voulue, avec une souplesse et une virtuosité infinies, les plus terribles morceaux du répertoire pour soprano. Il avait pris passage sur le Lyncée à la suite d’un splendide engagement pour le nouveau monde. "

On retrouve Marseille et Carmichaël au très court chapitre XXVI, le tout dernier : 

" Depuis trois longues heures, le jeune Marseillais, par crainte d’une seconde punition, s’acharnait à répéter la Bataille du Tez, qu’il fredonnait maintenant d’une façon impeccable sans que je pusse relever la moindre faute sur le texte ombragé par les branches du sycomore.

Soudain Talou, apparaissant au loin, s’achemina vers nous accompagné de Sirdah.

L’empereur venait lui-même délivrer son merveilleux interprète, auquel il voulait faire subir sans retard un nouvel examen.

Enchanté d’être mis à l’épreuve en un moment où sa mémoire fraîchement exercée le rendait sûr de lui, Carmichaël, toujours fidèle au registre du soprano, se mit à chanter crânement son incompréhensible morceau, qu’il articula cette fois jusqu’au bout sans la plus minime erreur."

Et le roman s'achève ainsi :
"Dix jours de marche nous suffirent pour atteindre Porto-Novo ; là, comblé de remerciements bien mérités par ses loyaux services, Séil-kor nous dit adieu, afin de reprendre avec son escorte le chemin d’Éjur.

Le capitaine d’un grand navire en partance pour Marseille consentit à nous rapatrier. C’est en France que chacun avait hâte de se rendre, car, après d’aussi troublantes aventures, il n’était plus question de gagner directement l’Amérique.

La traversée s’accomplit sans incident, et le 19 juillet nous prîmes congé les uns des autres sur le quai de la Joliette, après un cordial échange de poignées de mains, auquel seul Tancrède Boucharessas dut rester étranger."

Que Marseille soit donc un élément important dans l'oeuvre de Roussel, ces citations me semblent en apporter la preuve irréfutable. 


Ce n'est pas tout : Marseille s'imposa aussi par le biais d'un autre roman, qui était tombé dans mon escarcelle deux jours avant le rêve, le 25 mai donc : il s'agissait de Capitaine, d'Adrien Bosc. J'ai plusieurs fois évoqué ici ce jeune écrivain, notamment après lecture de son Constellation, paru en 2014, qui raconte - je me permets de reprendre ce que j'écrivis à son propos en 2022 - "la catastrophe aérienne du Lockeed Constellation F-BAZN d'Air France qui s'élance d'Orly au soir du 27 octobre 1949. A son bord, il y avait onze membres d'équipage et trente-sept passagers, dont quelques célébrités, la violoniste prodige Ginette Neveu et le boxeur Marcel Cerdan. Cerdan qui part à New York avec l'ambition de reconquérir son titre de champion du monde contre le Taureau du Bronx, Jake LaMotta. Trois places prises au dernier moment, à cause de l'impatience d'Edith Piaf, qui a supplié son amant de venir la rejoindre au plus vite. Le droit de priorité accordé au champion a laissé à terre un jeune couple, Edith et Philip Newton, ainsi qu'une certaine Mme Erdmann. Mais quelques heures plus tard, l'avion, qui devait faire escale aux Açores, ne répond plus. 

On retrouvera le lendemain l'épave fracassée sur les pentes du Mont Redondo, sur l'île de São Miguel. Il n’y a aucun survivant.
Constellation, c'était le nom de l'avion, mais c'était aussi la métaphore de ces quarante-huit hommes et femmes, dont le destin se croisait en cette nuit fatale. Autant de trajectoires diverses que l'auteur, après une enquête longue et serrée, s' employait à reconstituer. Agitant une poignée de questions qui ne pouvaient me laisser insensible, je cite la quatrième de couverture :
Quel est l’enchaînement d’infimes causalités qui, mises bout à bout, ont précipité l’avion vers le mont Redondo ? Quel est le hasard objectif, notion chère aux surréalistes, qui rend « nécessaire » ce tombeau d’acier ?"

Je n'avais pas lu le second roman d'Adrien Bosc, qui s'intitule donc Capitaine, publié chez Stock en 2018. Il était sorti en poche, mais chaque fois que je l'avais cherché en librairie il n'était point disponible. Il est vrai que j'eusse pu le commander, mais pour je ne sais quelle raison je n'en fis rien. Or, le 25 mai, de passage à la médiathèque, m'attardant comme d'habitude au rayon des livres désherbés, j'eus la surprise d'y voir mon Capitaine. Il n'avait pas tardé à être sorti des collections, ainsi qu'il est indiqué sur la page de titre du volume. Cinq ans seulement en bibliothèque, je n'avais pas encore lu le livre, mais cela me frappa comme une injustice. Pour un euro, je l'exfiltrai sur l'heure. Et ne tardai donc pas à en faire lecture. Or, il était là aussi question d'un navire et de Marseille. Qu'on en juge par la quatrième de couverture :

"Le 24 mars 1941, le Capitaine-Paul-Lemerle quitte le port de Marseille, avec à son bord les réprouvés de la France de Vichy et d’une Europe en feu, les immigrés de l’Est et républicains espagnols en exil, les juifs et apatrides, les écrivains surréalistes et artistes décadents, les savants et affairistes. Temps du roman où l’on croise, le long des côtes de la Méditerranée jusqu’en Martinique, André Breton, Claude Lévi-Strauss, Anna Seghers, Victor Serge, Wifredo Lam, et tant d’inconnus, jetés là par les aléas de l’agonie et du hasard, de l’ombre à la lumière. Adrien Bosc ressuscite un temps d’hier qui ressemble aussi à notre aujourd’hui. Un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un péril."

Cette dernière phrase est de Walter Benjamin, extraite de ses Thèses sur la philosophie de l'histoire

Je n'irai pas plus loin ce soir, préférant laisser parler ce grand écrivain méconnu, André Suarès, né à Marseille le 12 juin 1868, et qui écrivit une ode flamboyante à sa ville, Marsiho, que j'achetai le 5 janvier 2015, après un spectacle de Philippe Caubère à Equinoxe, qui lui rend un hommage vibrant. J'en avais cité l'incipit en tête d'article, voici un passage du dernier chapitre : il y est question encore de navire qui prend le large :

"Sur le quai et sur le môle, ceux qui restent, délaissés, font encore des signes à ceux qui partent.  De ceux qui s'en vont ou de ceux qui demeurent, qui s'éloigne ? On s'adore en se quittant. Tout départ donne un visage à la solitude. Les yeux tristes croisent les yeux rêveurs. Ici, sur une pierre ronde que la vague mouille, il est toujours quelqu'un qui pleure. L'offrande des larmes est la libation du voyage. Marseille se dépouille. Toute souillure s'efface, avec le bruit."


 

samedi 3 juin 2023

De longues épingles d’or piquées en étoile

Je continue ma dérive autour de cette phrase rêvée : Rat rhumeux de l'Atlantique. Qui se trouva, pour aller vite, en écho avec un article de Rémi Schulz, daté du 29 mai, lui-même survenant le même jour qu'une constellation 606/686, qui me renvoyait naturellement aux quatre doublons pour l'Incrédule de septembre 2022. Venant après une période de vide relatif, cette chaîne de résonances me surprenait, me réjouissait même, avouons-le, mais pouvait-on aller au-delà ? 

Je n'en ai pas la certitude, mais il me plaît d'esquisser une suite. Relisant le billet de septembre, je m'arrêtai sur le pli axial de la série des doublons, que je formalisais ainsi 666 - 020 - RR - 607 - 927où RR désignait un article de Barbotages, baptisé En double, portant sur un livre de l'écrivain italien Leonardo Sciascia, Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel, publié en 1972 aux éditions de L'Herne, puis en 2022 chez Allia. L'article est en fait un court extrait d'un plus long billet sur le site Sitaudis, dont je citai quelques passages significatifs :

[Raymond Roussel] est mort le 14 juillet — dans la nuit du 13 au 14 — 1933, dans la chambre 224 du Grand Hôtel et des Palmes, à Palerme, Sicile, « an XI de l’Ère fasciste ». [...] « Roussel le malade, Roussel l’ingénu, Roussel l’enchanteur » (Leiris) — est retrouvé le matin du 14 par le personnel de l’hôtel, allongé sur un matelas posé à même le sol, en chemise de nuit blanche, chaussettes noires et tricot de laine « champagne ».

Comment l’auteur de La Doublure, né en 77 et mort en 33, qui trouva la mort durant la nuit d’une double fête, religieuse et patriotique, dont les initiales sont redoublées — RR, un homme richissime qui voyageait en Rolls Royce —, pouvait-il ne pas retenir l’intérêt d’un auteur sicilien amateur de romans-enquêtes, dont le patronyme est composé d’une syllabe géminée : « Scia-scia » — son nom ainsi sciemment « scié » ?

Je confessai que j'étais moi-même scié, à la lisière de l'hallucination, mes petits doublons trouvant là une belle résonance littéraire.



Concentrons-nous donc sur cet extraordinaire Raymond Roussel. Il m'apparut soudain que ces nom et prénom résonnaient eux-mêmes éloquemment avec la séquence Raismes-Hem-Roeux du roman de Franck Thilliez. On pourrait ainsi écrire Raismes[Hem](ond) Roeux(ssel).

Je restai là encore sur ma faim, et décidai d'aller jeter un oeil sur L'allée aux lucioles, un inédit de Roussel conseillé en son temps par Rémi Schulz lui-même. Le texte, publié par Les Presses du Réel en 2008, est suivi d'un essai de Jacques Sivan, Les Corps subtils aux gloires légitimantes. C'est un passage de cet essai qui m'interpella fortement dans sa relation aux thèmes qui m'occupaient. Il se présente comme une interprétation d'Impressions d'Afrique, l'un des romans phares de Raymond Roussel. Il est donc nécessaire pour sa pleine compréhension de revenir à l'oeuvre et d'en donner l'extrait en question (il se trouve qu'Impressions d'Afrique, ainsi que Locus Solus sont deux des 22 livres que je récupérai un matin sans coup férir sur un trottoir de la brocante des Marins, il y a cinq ans, jour pour jour). Pardon pour la longueur de la citation :

"Au début de son règne Talou VII avait épousé une jeune Ponukéléienne idéalement belle, nommée Rul.

Très amoureux, l’empereur refusait de choisir d’autres compagnes, malgré les usages du pays, où la polygamie était en honneur.

Un jour de tempête, Talou et Rul alors enceinte de trois mois se promenaient tendrement sur la plage d’Éjur pour admirer le sublime spectacle offert par la mer furieuse, quand ils virent au large un navire en détresse qui, après avoir heurté quelque récif, vint couler à pic sous leurs yeux.

Muet d’horreur, le couple resta longtemps immobile, regardant l’emplacement fatal où surnageaient quelques épaves.

Bientôt le cadavre d’une femme de race blanche, provenant évidemment du navire disparu, flotta dans la direction de la grève, roulé en tous sens par les vagues. La passagère, couchée à plat, la face tournée vers le ciel, portait un costume de Suissesse composé d’une jupe foncée, d’un tablier à broderies multicolores et d’un corset de velours rouge qui, descendant seulement jusqu’à la taille, enfermait un corsage blanc décolleté, aux manches larges et bouffantes. Derrière sa tête on voyait briller, à travers la transparence des eaux, de longues épingles d’or disposées en forme d’étoile autour de quelque chignon solidement natté.

Rul, très éprise de parure, fut aussitôt fascinée par ce corset rouge et ces épingles d’or dont elle rêvait de s’affubler. Sur sa prière l’empereur manda un esclave, qui, montant dans une pirogue, se mit en devoir de ramener la naufragée.

Mais le mauvais temps rendait la tâche ardue, et Rul, dont le désir morbide se trouvait aiguisé par la difficulté à vaincre, suivait anxieusement, avec des alternatives d’espoir et de découragement, la périlleuse manœuvre de l’esclave, qui sans cesse voyait sa proie lui échapper.

Après une heure de lutte incessante avec les éléments, l’esclave atteignit enfin le cadavre, qu’il parvint à hisser dans la pirogue ; on découvrit alors le corps d’un enfant de deux ans, placé sur le dos de la morte, dont le cou restait convulsivement enfermé dans les deux faibles bras encore crispés. Le pauvre petit était sans doute le nourrisson de la naufragée, qui, au dernier moment, avait tenté de se sauver à la nage en emportant son précieux fardeau.

La nourrice et l’enfant furent transportés à Éjur ; bientôt Rul entra en possession des épingles d’or, qu’elle piqua en cercle dans ses cheveux, puis du corset rouge, qu’elle agrafa coquettement au-dessus du pagne qui lui ceignait les reins. Dès lors elle ne quitta plus ces ornements qui faisaient sa joie ; suivant l’avancement de sa grossesse elle distendait le lacet, qui glissait avec souplesse dans les œillets à fine garniture métallique.

À la suite du sinistre, la mer pendant longtemps jeta sur la côte, au milieu d’épaves de toutes sortes, maintes caisses diversement garnies, qui furent recueillies avec soin. On trouva, parmi les débris, un bonnet de matelot portant ce mot : Sylvandre, nom du malheureux navire naufragé. 

Six mois après la tempête, Rul mit au monde une fille qu’on appela Sirdah.

L’heure d’anxiété passée par la jeune mère avant l’atterrissage de la Suissesse avait laissé des traces. L’enfant, d’ailleurs saine et bien constituée, portait sur le front une envie rouge de forme spéciale, étoilée de longs traits jaunes rappelant par leur disposition les fameuses épingles d’or." (ch. XI, voir Wikisource)

Selon Jacques Sivan, la tache rouge de Sirdah forme un troisième oeil, "l'oeil non organique vers lequel convergent les deux yeux de Sirdah." Un agencement triangulaire où l'oeil rouge, incandescent, est auréolé de rayons d'or. Le chignon étoilé de la nourrice suisse est aussi pour lui "cet oeil abyssal par lequel les réalités multidimensionnelles ne cessent de se nouer dans le même temps qu'elles se dénouent, se dédoublent, se pluralisent pour toujours être l'autre qu'elles sont aussi. Chignon contenu, ramassé sur lui-même ("solidement natté") mais contenu aussi dans cet autre tourbillon, celui produit par la tempête  qui fut fatale au navire. Chignon vertigineux rappelant étrangement celui mythique de Madeleine, l'héroïne du film d'A. Hitchcock, Vertigo)."


Un peu plus loin, Sivan revient sur cette analogie en soulignant que dans le film la "mécanique spiralée est, elle aussi, génératrice de double."

II m’écrivait qu’un seul film avait su dire la mémoire impossible, la mémoire folle. Un film
d’Hitchcock : Vertigo. Dans la spirale du générique, il voyait le Temps qui couvre un champ de plus en plus large à mesure qu’il s’éloigne, un cyclone dont l’instant présent contient, immobile, l’œil..." (texte de Sans soleil, dans le film de Chris Marker)

A ce stade, on peut quand même s'étonner de la convergence des thèmes : la triangulation, le jeu sur la mémoire, avec cette spirale figurée par le chignon, entre en écho direct avec La mémoire fantôme de Franck Thilliez, et sa spirale de Bernoulli. Les doublons automobiles se reflètent dans les innombrables jeux de doubles du roman, comme en témoigne cet autre passage de Sivan : "Le double du chignon est ici la figure de l'oeil. On sait que le nom du bateau qui transporte des Incomparables est le Lyncée. Lyncée est un des argonautes, célèbre pour sa vue perçante. Nous venons de voir que cette vue perçante est produite par le perpétuel travail des réalités dédoublantes qui n'en finissent pas de proliférer." Et dans une note appelée par Lyncée, la thématique du double est encore plus saillante : "Ce personnage de la mythologie grecque a intéressé Roussel non seulement pour sa vue perçante, mais aussi pour la querelle que son frère Idas et lui ont eue avec les jumeaux Castor et Pollux. Au cours de cette rixe, qui opposa en quelque sorte les deux doubles (les deux frères Lyncée et Idas sont parfois appelés les Dioscures messéniens pour les différencier des dinosaures Castor et Pollux), Lyncée fut tué par Pollux, tandis que Idas tua Castor mais fut frappé à son tour par la foudre de Zeus."

Et c'est l'océan Atlantique (dont on a vu qu'il s'associait au rat rhumeux de mon rêve) qui apparaît dans un autre passage où il est question du corset rouge porté par Rul, la reine condamnée par son ancien époux Talou VII. La scène évoquée est au chapitre II :

"Revenus à leur poste, les esclaves s’emparèrent de Rul, Ponukéléienne étrangement belle, seule survivante de l’infortuné trio. La condamnée, dont les cheveux montraient de longues épingles d’or piquées en étoile, portait au-dessus de son pagne un corset de velours rouge à demi déchiré ; cet ensemble offrait une frappante ressemblance avec la marque bizarre inscrite au front de Sirdah.

Agenouillée dans le même sens que Mossem, l’orgueilleuse Rul tenta en vain une résistance désespérée.

Rao enleva de la chevelure une des épingles d’or, puis en appliqua perpendiculairement la pointe sur le dos de la patiente, choisissant, à droite, la rondelle de peau visible derrière le premier œillet du corset rouge au lacet noueux et usé ; puis, d’une poussée lente et régulière, il enfonça la tige aiguë, qui pénétra profondément dans la chair.

Aux cris provoqués par l’effroyable piqûre, Sirdah, reconnaissant la voix de sa mère, se jeta aux pieds de Talou pour implorer la clémence souveraine.

Aussitôt, comme pour prendre des ordres inattendus, Rao se tourna vers l’empereur, qui, d’un geste inflexible, lui commanda la continuation du supplice.

Une nouvelle épingle, prise dans les tresses noires, fut plantée dans le second œillet, et peu à peu la rangée entière se hérissa de brillantes tiges d’or ; recommencée à gauche, l’opération acheva de dégarnir la chevelure en comblant successivement toutes les rondelles à lacet.

Depuis un moment la malheureuse ne criait plus ; une des pointes, en atteignant le cœur, avait déterminé la mort.

Le cadavre, brusquement appréhendé, disparut comme les deux autres." 

Sivan voit dans les oeillets par où la mort est donnée une "allusion à l'oeil, physiquement perçant de Lyncée se dédoublant sous la forme d'un chignon ; l'un et/ou l'autre se trouvant être contenus dans le tourbillon tempétueux de l'océan Atlantique qui les fait s'échouer, se défaire, pour à nouveau se reformer, à nouveau se recentrer selon des paramètres toujours identiques et toujours différents."