mardi 16 septembre 2025

Malaise dans la vie intérieure

"Quand on danse, on fait appel au côté mécanique du corps, le squelette, mais aussi au côté sensuel. Le corps est toujours émotionnel car il porte les traces de toutes les expériences possibles, depuis mon enfance mais aussi depuis là d'où je viens : mes parents, mes ancêtres... Un corps est toujours un corps social. C'est une façon d'organiser l'espace. C'est une façon de penser le monde, c'est la chose la plus naturelle, donc la plus spirituelle."

Anne Teresa de Keersmaeker, Quand elle danse, Entretiens avec Laure Adler, Seuil, 2025, p. 128-129. 

 

"Le corps est toujours émotionnel (...) Un corps est toujours un corps social." Découvrant ces paroles de ATdK, je ne pouvais pas ne pas repenser à ces deux livres lus récemment. Le très récent Explosive modernité, Malaise dans la vie intérieure, de la sociologue Eva Illouz (Gallimard, 2025) et le plus ancien Effusion et Tourment, le récit des corps, Histoire du peuple au XVIIIe siècle de l'historienne Arlette Farge (Odile Jacob, 2007).

Ce qui m'avait convaincu de me plonger dans le premier, c'est ce passage de la quatrième de couverture : "Ce livre est l’exact opposé d’un manuel de développement personnel : il ne nous invite pas à ausculter sans fin notre « moi », mais à ouvrir notre intériorité à l’analyse sociale pour y découvrir que ce qui nous hante est avant tout l’écho des forces à l’œuvre dans notre vie collective." Quand je vois à Cultura, par exemple, les mètres linéaires consacrés à cette para-littérature de l'intime, comparés aux maigres rayonnages accordés à la sociologie et à la philosophie, je suis chaque fois ébahi. J'y vois un symptôme, la preuve de ce malaise dont parle Eva Illouz dans le prolongement du Malaise dans la civilisation de Sigmund Freud. Les nouveaux charlatans font des best-sellers en prétendant vous guérir. Le monde va mal mais il ne dépend finalement que de vous d'aller bien. 

Illouz contre l'illusion : "Les émotions, de même que le langage, ne sont pas cantonnées à notre for intérieur. Elles sont liminales (du latin limen, seuil). Ma jalousie pour mon voisin, ma peur de l'étranger, mon amour de la patrie sont autant de manières de créer, négocier et maintenir le seuil entre moi et le monde. Pour le dire autrement : les émotions constituent (pour la plupart) le dialogue que nous menons sotto voce avec le monde." (p. 27) Et un peu plus loin :"La modernité occulte ainsi les répercussions considérables, véritablement explosives, de la vie moderne dans cette chambre d'écho qu'est l'intériorité de l'individu. Elle nous enjoint de trouver en nous-mêmes les moyens de guérir des blessures qui sont pourtant souvent infligées par les puissantes forces sociales de la modernité." (p. 29)

 

Effusion et tourment, l'essai d'Arlette Farge, je l'avais acheté, lui, lors d'une brocante à la Halle au blé, à Bourges, le 30 mars dernier. Il attendait paisiblement son heure, noyé dans une pile d'autres ouvrages glanés dans le même temps. Je ne sais pas exactement pourquoi je me suis lancé dans sa lecture, au même moment où je lisais Eva Illouz. Mais l'intuition qui m'a mû alors n'était pas vaine : entre la sociologue des émotions décrivant les mécanismes subtils et souvent délétères de notre modernité et l'historienne du peuple en chair et en os du siècle des Lumières, il y eut immédiatement, malgré le décalage des temporalités, des résonances, dont la plus saisissante fut une même citation de Pierre Bourdieu. Un extrait des Méditations pascaliennes (Seuil, 1997), dans la page 168, mis en exergue de l'introduction d'Eva Illouz, La civilisation émotionnelle :

"C'est parce que le corps est là (à des degrés inégaux) exposé, mis en jeu, en danger dans le monde, affronté au risque de l'émotion, de la blessure, de la souffrance, parfois de la mort, donc obligé de prendre au sérieux le monde (et rien n'est plus sérieux que l'émotion, qui touche jusqu'au tréfonds des dispositifs organiques), qu'il est en mesure d'acquérir des dispositions qui sont elles-mêmes ouverture au monde, c'est-à-dire aux structures mêmes du monde social dont elles sont la forme incorporée."

Eh bien, ce même passage est présent, au mot près, à la page 48 de l'étude d'Arlette Farge, dans une section où elle rend compte du Tableau de Paris 1782-1789 de Louis-Sébastien Mercier, dont elle écrit qu'il "dresse un paysage du peuple de Paris sans concession et pourtant profondément humain".

 

Elle écrit que "la force du Tableau est de faire pénétrer le lecteur dans les prisons fangeuses, les métiers sordides, les cabarets de débauche, tandis que son sens de la description, fût-elle atroce et parfois dégoûtée, laisse toujours transparaître un désir de dignité pour l'homme et la femme du peuple. C'est une gageure au XVIIIe siècle qu'une telle écriture devienne le procès-verbal charnel, mouvementé, bouleversé, coloré des heures du jour et de la nuit." (p. 50)

Par ailleurs, Arlette Farge a écrit ce livre en prenant notamment appui sur les archives de police, dont les procès-verbaux, souvent minutieux, établissent les faits divers, querelles, incidents qui émaillent la vie des quartiers, rapports auxquels les historiens ont montré le plus souvent peu d'intérêt. "Les émotions, pourtant, affirme-t-elle, sont le fondement du lien social, qu'elles soient négatives ou positives." Et les émotions mettent le corps en branle : "Parler et simultanément toucher, comme cela arrive fréquemment entre voisins, ouvriers d'atelier, passants des carrefours ou amis de boisson, fait vibrer les corps, les met en alerte. [...] Le corps ne ment pas, lui que Nietzsche appelle "la grande raison", et le monde fébrile des sensations le fait passer d'un état à un autre."(p. 72)

Des corps souvent malmenés, abîmés par le travail. Ouvriers "tremblants de mercure", "peigneurs" aux doigts transpercés,  tondeurs aux poignets démis et foulés, tendons anesthésiés et doigts mutilés, etc. Corps dont longtemps on fit peu de cas. Arlette Farge relève que la description des souffrances au travail et des pathologies qui en découlent est resté une rareté, malgré le précurseur que fut l'italien Bernardino Ramazzini, avec son De morbis artificum diatriba (Traité des maladies des artisans) publié à Padoue en 1700, mais qui ne fut édité en France que 77 ans plus tard.

 

En évoquant ces corps mutilés du XVIIIe siècle, je ne peux m'empêcher de penser à ces autres corps mutilés du XXIème, ces teufeurs du film d'Oliver Laxe, Sirāt. Extrait d'un entretien du cinéaste sur le site Bande à part :

Tout le monde a noté que les « teufeurs » que vous montrez sont dans une forme de mise à nu, souvent mutilés, blessés. Qu’est-ce qui vous a poussé à cela ?

En tant qu’étudiant en psychologie, je pars du principe que nous sommes tous cassés. Mais les teufeurs le savent, tandis que, nous, nous ne le savons pas. Nous sommes plus attachés à une image idéalisée de nous-mêmes. Les teufeurs représentent mieux l’état d’esprit de l’être humain en 2025, selon moi. Un être humain plus honnête, plus proche de sa vérité. Et je vois en eux quelque chose qui me touche, notamment le fait qu’ils ont quand même besoin de transcendance. Et ce besoin n’est peut-être pas exprimé de la meilleure des manières, ils n’ont peut-être pas les meilleurs outils, car enfin, c’est très difficile d’être dans une démarche de transcendance aujourd’hui, à moins d’avoir une pratique spirituelle très orthodoxe, très rigoureuse. Sinon, pour le reste, c’est très compliqué. C’est donc quelque chose qui me touche : cet être humain va, comme il l’a fait durant des milliers d’années, danser dans des lieux pour prier et faire une catharsis avec son corps, célébrer sa blessure et sa petitesse, avec son incapacité à se transcender. Tout ça me parle en ces temps.

 

samedi 13 septembre 2025

Sirāt, quand elle danse

Petit intermède dans le fil de méditation autour de Mélancolie des confins de Mathias Enard.

C'est qu'un film vu mercredi soir est passé par là. Ainsi qu'un livre d'entretiens autour de la danse.

Le film c'est Sirāt, d'Oliver Laxe, prix du jury à Cannes. Un film qui vous retourne, qui vous sidère, qui a suscité les plus vifs enthousiasmes comme les rejets les plus acides (minoritaires, il faut bien le dire). Un de ces films qu'il est important aussi de ne pas trop dévoiler de crainte de gâcher l'expérience du spectateur. On va s'en tenir, du moins pour l'instant, au point de départ : une gigantesque rave dans le désert marocain, où débarque un homme, Luis, (Sergi Lopez) avec son fils de dix ans, Esteban (Bruno Nuñez Arjona), à la recherche de sa fille Mar, dont il est sans nouvelles depuis cinq mois. La rave étant interrompue par l'armée, les teufeurs s'enfoncent dans le désert vers une autre fête en direction de la Mauritanie. Et Luis et Esteban les suivent dans l'espoir de la retrouver là-bas. Le road-movie qui commence alors prendra des accents du Salaire de la peur. Mais c'est peut-être trop dire déjà.

 

La musique (de David Letellier alias Kangding Ray) revêt une importance primordiale. Dans Libération, Lelo Jimmy Batista écrit qu'elle est utilisée "ici d’une manière qui semble n’avoir jamais été entendue, jamais pensée. Une pulsation qui traverse le film en s’amplifiant, inexorable, jusqu’à avaler le monde, puis se fragmente, s’éparpille, ne devient plus qu’un souffle, une enveloppe, une particule." Oliver Laxe a vécu lui-même plusieurs années au Maroc et il aurait découvert le monde des ravers par une nuit étoilée, alors qu'il était installé dans une palmeraie à Ouarzazate : "Les saccades rythmiques, écrit Laurent Rigoulet, étirées à l'infini faisaient écho à son attirance pour la transe, celle des derviches tourneurs qui sortent d'eux-mêmes et "se soutirent à l'attraction de leur égo."Dans la revue de cinéma La Septième Obsession, Oliver Laxe confie à Jérémie Oro que pour atteindre l'extase poétique, ce ravissement que le film cherche à provoquer, il faut une "rencontre entre la dimension horizontale et la dimension verticale, l'aventure physique et l'aventure métaphysique",  et il évoque le philosophe et mystique René Guénon, auteur d'un ouvrage intitulé Le Symbolisme de la croix (paru en 1931).

 

Il se trouve que la veille de ma vision du film, je me suis rendu à la médiathèque Equinoxe, que j'avais délaissée cet été. J'y ai emprunté Quand elle danse, un livre d'entretiens de la danseuse et chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker avec Laure Adler. Ma lecture, qui s'est prolongée sur plusieurs soirs, s'est donc superposée au film et à la forte empreinte qu'il m'avait laissé, et j'ai été étonné par les résonances qui s'établirent alors. Ainsi, dans le chapitre V, Répétition, ATdK évoque son travail avec Radouan Mriziga : "Il est d'origine marocaine, issu d'une famille de fermiers de l'Atlas, tandis que moi je viens d'une famille de fermiers tout près de Bruxelles."

 

Cette danse arithmétique que décrit cette vidéo rejoint les méthodes d'ATdK. A Laure Adler qui lui fait remarquer qu'il y a toujours dans ses studios des dessins au sol, des cercles, des marques, elle répond qu'il y a toujours chez elle des trames géométriques sous-jacentes, "depuis le solo de Violin Phase, où j'ai eu le désir d'avoir une trame géométrique, un dessin."


 Cette musique de Steve Reich est basée, explique-t-elle, sur la musique kletzmer : "Le violoniste qui va sur la place du village, qui commence à jouer et tout le monde danse, on fait tourner les jupes, que ce soient les femmes ou les hommes." Ce qui lui attire cette question, un peu bête, de Laure Adler : "Votre définition de la danse, c'est de faire tourner les jupes ?"(elle ne prétendait nullement à une définition), et elle répond ainsi : "Non, mais quand on demande à un enfant de danser, qu'est-ce qu'il fait ? Il tourne. Il saute. Sauter, c'est sur l'axe vertical, tourner c'est sur l'axe horizontal. Ou bien il ondule avec ses mains ou avec son bassin. [...] Et puis c'est la notion d'accélérer et décélérer. Et de faire un déphasage, la répétition extrême, de sorte que certaines gens ont fait l'association avec les derviches tourneurs." Et Laure Adler de récidiver : "Donc danser c'était faire tourner la tête, les têtes, pour Anne Teresa ?" Mais Anne Teresa ne désarme pas : "Non, c'est d'abord charger l'espace, c'est communiquer. [...] Je crois que le corps humain est comme une antenne. Sur un axe vertical et horizontal. Ça semble un peu ésotérique, ce que je n'aime pas, mais c'est connecter l'énergie du ciel et de la terre. Connecter cet axe vertical et horizontal, c'est ce que l'on fait. L'homo vitruviano de Leonardo da Vinci, avec les cinq points, les deux jambes, les deux bras et la tête. C'est la croix, et puis c'est le pentagramme, à l'intérieur du cercle, lié au carré.

Et Laure Adler, (pas très inspirée, décidément, ce jour-là, à moins qu'elle ne surjoue les candides, oui, ce doit être ça) de rebondir : "Tout ça est très intellectuel."

Et encore une fois, c'est "Non c'est extrêmement concret. Ce n'est pas conceptuel. C'est comme Brancusi, "the abstraction is the essence"." 

Laure enfonce le clou : "Mais le corps n'est pas une abstraction."

Et pour la quatrième fois, c'est non : "Non, mais c'est quoi la définition d'une abstraction ? C'est abstraire, enlever. Abstrahere, c'est tirer et enlever. C'est une opération de déblayage."

 

Cette notion d'abstraction est aussi utilisée par Oliver Laxe quand Jérémie Oro lui parle de la musique, en lui disant qu'on est happé par la manière dont il filme les enceintes, "comme des vaisseaux spatiaux, des objets venus d'un autre monde" (dans son article sur le film, le même Oro écrivait qu'elles "évoquent immédiatement les mégastructures de Premier Contact (Denis Villeneuve), elles-mêmes inspirées du monolithe de 2001, L'Odyssée de l'espace (Stanley Kubrick)."

Oliver Laxe répond donc ceci (et je finirai là-dessus pour aujourd'hui) :

"Ça vient de la culture teuf, de la culture rave. Je ne peux pas dire que j'en fais partie, mais cette culture m'a aidé à me connecter à ma blessure. Dans ces fêtes, les danseurs ne font pas face à un DJ, mais aux enceintes. Il y a une abstraction. C'est d'ailleurs ce qui m'a fait aimer cette culture : on se fiche de l'artiste, on ne veut pas voir sa tête, on veut juste danser. Les enceintes elles-mêmes sont déjà une abstraction ; ce sont des objets matériels qui émettent de la musique, et cela reste un mystère. D'où vient ce son ? D'où vient cette musique électronique ? Ce n'est pas un instrument, c'est abstrait et donc parfait pour évoquer le bruit de l'univers. En filmant les enceintes, on sent, je l'espère, le mystère du monde. Le mystique Rûmi disait : "Danse comme si personne ne te voyait."

 


mardi 9 septembre 2025

Mesmer et Mademoiselle Paradis

"L'hypnose, le magnétisme animal, comme l'appelait Franz Anton Mesmer, le premier médecin magnétiseur de l'histoire au XVIIIe siècle, avait, me semble-t-il, quelque chose de très littéraire que l'aventure de Gerlach ne faisait que confirmer - l'hypnose s'adressait à l'imagination, au fluide de l'imagination, à l'aspect ductile, presque façonnable de la psyché humaine : le bloc de terre sur le tour du potier, auquel la paume de la main, humide, immobile pourtant, imprime un mouvement qui fait se lever, se tordre, se creuser la glaise jusqu'à lui donner forme - mais rien dans le geste de la main ou dans la pulpe du doigt ne laisse deviner a priori cette forme en soi." (p. 69-70)

Le surgissement de Franz Anton Mesmer à cet endroit du récit de Mathias Enard a fait aussi remonter le souvenir de Bulles, le formidable premier tome de la trilogie "Sphères" du philosophe allemand Peter Sloterdijk. Lecture de l'année 2004, plus de vingt ans déjà, mais qui demeure prégnante. Mesmer y apparaissait à la page 244, désigné comme "le véritable instigateur de la médecine romantique magnétopathique." Alors qu'Enard écrit que Mesmer "est plus ou moins contraint de quitter sa ville de Vienne et son épouse en 1778 après une demie-guérison obtenue sur une jeune pianiste aveugle, Maria Theresia von Paradis", Sloterdijk, dans une note de bas de page, propose que "pour délimiter la période de floraison du premier classicisme de la psychologie des profondeurs à l'aide de dates-clés symboliques, on pourrait se référer à la migration de Mesmer de Vienne à Paris, en 1778, et à l'année de de publication de la dernière somme sur les traditions magnétopathiques, Du magnétisme de la vie et des effets magiques en général, de Gustav Carus, en 1856."

 

Je ne connaissais pas l'histoire de cette jeune pianiste aveugle, Maria Theresia von Paradis, elle vaut qu'on s'y attarde un peu. Fille de Joseph Anton Paradis, secrétaire impérial au Commerce et conseiller à la Cour de l'impératrice Marie-Thérèse, elle commença à perdre progressivement la vue à partir de l'âge de deux ans. La notice de Wikipedia affirme que Mesmer, avec ses séances de magnétisme initiées en 1776, "réussit à stabiliser provisoirement son état". Mesmer, dans son Précis historique des faits relatifs au magnétisme animal jusques en avril 1781, est plus radical : "Je lui rendis la vue", ne craint-il pas d'écrire.

Si Mesmer a dû quitter Vienne, c'est précisément à cause de Mademoiselle Paradis. Pour mieux la soigner, il l'avait accueillie à son domicile. Mais selon lui un complot se trama : on fit craindre à M. Paradis la perte de la pension que l'impératrice lui versait en raison de sa cécité, et il vint l'enlever de force. Le père entre, l'épée à la main, chez Mesmer, accompagné de la mère. Il est désarmé, la mère et la fille tombent évanouies. Quelle scène, s'écrie Mathias Enard. La rumeur publique gronde, le scandale couve, et Mesmer est obligé de rendre la jeune femme à ses parents et de quitter la capitale autrichienne. "Une chose semble à peu près certaine cependant, affirme Enard, Maria Theresia von Paradis, Marie-Thérèse du Paradis ne recouvrait la vue qu'en présence de Mesmer : elle était donc aveugle en son absence. On peut en conclure ce que l'on veut."(p. 75)

Il semble que les deux se rencontrèrent de nouveau à Paris où Maria Theresia se rendit pour une tournée en . Il veut assister à un concert qu'elle donne à la cour le mois suivant, mais il n'est pas le bienvenu et doit quitter la salle. Elle fera en tout quatorze apparitions à Paris, saluées par les critiques de l'époque. Elle aidera aussi Valentin Haüy à fonder la première école pour aveugles, qui ouvrira à Paris en 1785.

C'est en cette même année 1784, lis-je dans Sloterdijk, que Mesmer exposa les principes de sa méthode curative dans une loge secrète parisienne qu'il avait lui-même fondée, "devant un groupe d'élèves sélectionnés parmi lesquels on trouvait des célébrités actuelles et futures, comme les frères Puységur, le général La Fayette, l'avocat Bergasse, George Washington et le banquier Kormann."(p. 246)

 


Maria Theresa von Paradis avait-elle été amoureuse de Mesmer ? s'interroge in fine Mathias Enard. "Etait-ce l'imagination et la passion amoureuse qui l'avaient temporairement guérie comme, un siècle plus tard, ces patientes hystériques qui aimaient surtout le pouvoir que Jean Martin Charcot avait sur elles ?"

 

Séance de magnétisme animal autour d’un « baquet ». La légende indique : « Importante découverte par Mr Mesmer, Docteur en Médecine de la Faculté de Vienne en Autriche »

Département des estampes de la Bibliothèque nationale de France


 

vendredi 5 septembre 2025

Les datchas de Berlin

Outre le Stalingrad de Theodor Pliever, il existe un autre grand texte allemand sur la bataille de Stalingrad, c'est celui de Heinrich Gerlach*. Alors que Plievier avait écrit son livre à partir de témoignages, Gerlach avait vécu l'enfer directement, ayant combattu d'août 1942 jusqu'à la reddition de la VIe armée allemande en janvier 1943. Il fait alors partie des 91000 soldats qui rejoignent les camps soviétiques dont 5000 seulement survivront aux terribles conditions de captivité. Gerlach participe aux activités de propagande du Comité national pour une Allemagne Libre, une organisation qui fait collaborer communistes, exilés allemands et officiers de la Wehrmacht désabusés par la défaite et le régime nazi. Il écrit par ailleurs son récit de Stalingrad et l'achève en 1945. Comme il craint de se le faire confisquer par le NKVD, les services secrets soviétiques, il tente d'en faire sortir une copie par un ami mais cette copie est saisie, et le manuscrit original également en décembre 1949, peu avant sa libération. Gerlach retrouve alors sa ville de Brake, près de Brême, en 1950, mais ne peut se résoudre, écrit Mathias Enard, "à abandonner ses camarades, les morts, les vivants, leurs récits. Il cherche à récrire le récit perdu. Il n'y parvient pas. Il a la sensation que sa mémoire lui fait défaut. Que les souvenirs sont trop lointains. La première version disparue le hante." (p. 64)  

Il prend alors contact avec Karl Schmitz, un psychiatre et hypnotiseur munichois, pour l'aider à dépasser ses blocages. L'hypnose, précise Enard, ne lui restitue pas le texte oublié mais permet surtout de soigner le stress post-traumatique. Gerlach mettra cinq ans à écrire cette seconde version : Die verratene Armee, L'Armée trahie, publié en 1956.    

 

Au début des années 1990, le chercheur Carsten Gansel retrouve, de façon presque miraculeuse, le manuscrit original à l'ouverture des archives soviétiques, qui sera publié sous le titre Éclairs lointains. Percée à Stalingrad.


La comparaison entre les deux textes est bien sûr passionnante : elle permet tout d'abord de savoir que Gerlach avait bel et bien réussi son pari de reconstituer son roman. Mais les petites différences aussi sont éclairantes, Enard en donne plusieurs exemples. 

En marchant vers une librairie de la Wörtherstrasse, il se demande s'il serait capable à son tour de reconstituer un de ses livres. "Sans doute pas, conclut-il. Une phrase par-ci par-là, peut-être. Probablement parce que je n'ai pas vécu les événements que je décris. La fiction s'oublie-t-elle plus vite que la réalité ? Qu'une réalité aussi violente que la bataille de Stalingrad, sans doute. La littérature naissait bien dans cet espace entre trois pôles, entre le vécu, le souvenir et l'écriture ; le roman cherchait à franchir les frontières entre ces trois moments et l'imagination romanesque n'était sans doute que le moyen de parvenir à traverser ces fossés."(p. 69)

Sur Stalingrad, les livres de Plievier et Gerlach sont dépassés seulement, estime Enard, par les deux romans de Vassili Grossman, Pour une juste cause et Vie de destin. J'ai eu envie à ce moment-là de revenir, non à ces deux livres (que je n'ai pas encore lus, j'en suis presque honteux et stupéfait), mais à ce recueil de souvenirs et correspondance, Vassili Grossman (Calmann Lévy, 2023), qui m'avait ému et passionné. Un marque-page y est toujours, placé à la page 165. J'en extrais ce paragraphe, extrait du carnet n°16 de l'écrivain :

Les datchas de Berlin. Tout disparaît dans les fleurs, tulipes, lilas, fleurs roses décoratives, pommiers, pruniers, abricotiers. Les oiseaux chantent : la nature n'est pas mécontente des derniers jours du fascisme.

Dans le bourg de Landsberg près de Berlin, des enfants jouent à la guerre sur un toit plat. A Berlin, au même instant, on porte les derniers coups à l'impérialisme allemand, tandis qu'ici, avec des épées et des lances en bois, des gamins aux longues jambes, nuques rasées, franges blondes, poussent des cris perçants et se transpercent les uns les autres, sautant et bondissant comme des sauvages. Ici une nouvelle guerre est en train de naître. C'est éternel, indéracinable.

 


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* Né à Königsberg, comme Käthe Kollwitz. 

lundi 1 septembre 2025

Une vie de catastrophes berlinoises

Dimanche pluvieux. Remonter la rue de Strasbourg pour aller à l'Apollo voir le film de Christian Petzold, Miroirs n°3. J'avais encore en tête l'entretien qu'il avait donné à France Culture la semaine dernière, ses paroles sur l'automne, saison de ses films. En fait, Miroirs n°3 a une teneur plutôt estivale, se déroulant dans une campagne paisible, lumineuse, si ce n'est que l'on entend de temps à autre le cri des grues. On ne les voit jamais et c'est un détail qui échappera sans doute à beaucoup de spectateurs, car cela reste discret. Mais c'est pour moi un son marquant et inoubliable : les grues traversent le ciel du Berry deux fois par an, la région est située sur leur immuable couloir de migration. Le spectacle de leurs géométries ondoyantes m'a toujours fasciné. 

 

Ce genre de détails subtils est bien dans le style délicat de Christian Petzold, qui a construit ce film avec une grande économie de moyens. Un autre détail m'a saisi : Laura fait part à Barbara de son désir de cuisiner, elle propose de faire des boulettes de Königsberg. Barbara s'arrête alors (elles roulent toutes les deux à vélo, Laura sur le porte-bagages car la selle de l'autre vélo est cassée*), comme surprise, déclarant que c'est un plat qu'elle rate toujours. Et c'est le plat que l'on voit servir dans la bande-annonce, au mari et au fils qui découvriront Laura par la même occasion. Les boulettes de Königsberg (Königsberger Klopse) me rappelaient évidemment Käthe Kollwitz, originaire de cette ville aujourd'hui sous dominance russe.

C'est donc à l'automne aussi que meurt Peter Kollwitz sur le front belge, le 22 octobre 1914. Peter Kollwitz qui était membre du Wandervogel, un mouvement de jeunesse auquel Walter Benjamin avait lui aussi appartenu jusqu'à cette année fatidique. Selon Mathias Enard les deux jeunes hommes se seraient rencontrés en 1913. C'est aussi à cette époque, en 1915, ajoute-t-il, "que débute l'amitié entre Walter Benjamin et Gerhard Scholem, qu'on n'appelle pas encore Gershom ; le spécialiste de la kabbale et de la mystique juive est lui aussi un jeune Berlinois, comme Benjamin issu d'une famille "assimilée" - les parents de Benjamin habitent, à Grunewald, une villa assez cossue dans laquelle Benjamin profite, nous raconte Scholem, "d'une grande chambre pleine de livres, qui me fit l'impression monacale d'une cellule de philosophe." (p. 49)

Ceci faisait écho à ce Journal de jeunesse, 1913-1923, de Gershom Scholem que j'avais aussi commencé de lire cet été, intitulé aussi Quitter Berlin (Rue d'Ulm, 2025).

 
 
Le Journal de Käthe Kollwitz s'ouvrait sur la mort de Peter, qui l'avait plongée dans  une terrible tristesse, veinée, écrit Enard, de culpabilité :  pour pouvoir s'engager comme volontaire, il avait dû obtenir de ses parents leur assentiment écrit. Adrien Cauchie raconte que "Käthe Kollwitz réagit en s’attelant à la réalisation d’un monument funéraire qui, au départ, devait être un mémorial dédié aux jeunes soldats morts à la guerre. En 1932, après dix-huit ans à y travailler régulièrement, ce sont finalement deux Parents en deuil qui prennent place dans le cimetière militaire allemand de Vladslo, près de Dixmude, en Belgique, où repose son fils et où ils sont toujours visibles aujourd’hui."
 
Käthe Kollwitz, Les Parents, troisième version abandonnée de la planche 3 de la série »Guerre«, 1920, lithographie au crayon (report), Kn 149

Käthe Kollwitz, Les Parents, Gravure sur bois, Kn 174 V b


Käthe Kollwitz: The Grieving Parents, a memorial to Kollwitz' son Peter, now in Vladslo, Diksmuide, West Flanders, Belgium
 
Toute l’œuvre de Käthe Kollwitz est marquée par le deuil. Presque trente ans après, en octobre 1942, le petit-fils, le fils de son fils aîné, nommé Peter aussi en mémoire du premier, est tué sur le Front de l’Est pendant la terrible bataille de Rschew/Rjev en Russie à 200 km de Moscou.
 
"Une vie de catastrophes berlinoises", conclut Mathias Enard.  

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* Et ce sera la tâche du fils, Max, garagiste comme son père, de la réparer. De même un robinet qui goutte et un lave-vaisselle. Il est beaucoup question de réparer dans le film. Les objets littéralement, mais aussi les âmes, plus symboliquement.