"Quand on danse, on fait appel au côté mécanique du corps, le squelette, mais aussi au côté sensuel. Le corps est toujours émotionnel car il porte les traces de toutes les expériences possibles, depuis mon enfance mais aussi depuis là d'où je viens : mes parents, mes ancêtres... Un corps est toujours un corps social. C'est une façon d'organiser l'espace. C'est une façon de penser le monde, c'est la chose la plus naturelle, donc la plus spirituelle."
Anne Teresa de Keersmaeker, Quand elle danse, Entretiens avec Laure Adler, Seuil, 2025, p. 128-129.
"Le corps est toujours émotionnel (...) Un corps est toujours un corps social." Découvrant ces paroles de ATdK, je ne pouvais pas ne pas repenser à ces deux livres lus récemment. Le très récent Explosive modernité, Malaise dans la vie intérieure, de la sociologue Eva Illouz (Gallimard, 2025) et le plus ancien Effusion et Tourment, le récit des corps, Histoire du peuple au XVIIIe siècle de l'historienne Arlette Farge (Odile Jacob, 2007).
Ce qui m'avait convaincu de me plonger dans le premier, c'est ce passage de la quatrième de couverture : "Ce livre est l’exact opposé d’un manuel de développement personnel : il ne nous invite pas à ausculter sans fin notre « moi », mais à ouvrir notre intériorité à l’analyse sociale pour y découvrir que ce qui nous hante est avant tout l’écho des forces à l’œuvre dans notre vie collective." Quand je vois à Cultura, par exemple, les mètres linéaires consacrés à cette para-littérature de l'intime, comparés aux maigres rayonnages accordés à la sociologie et à la philosophie, je suis chaque fois ébahi. J'y vois un symptôme, la preuve de ce malaise dont parle Eva Illouz dans le prolongement du Malaise dans la civilisation de Sigmund Freud. Les nouveaux charlatans font des best-sellers en prétendant vous guérir. Le monde va mal mais il ne dépend finalement que de vous d'aller bien.
Illouz contre l'illusion : "Les émotions, de même que le langage, ne sont pas cantonnées à notre for intérieur. Elles sont liminales (du latin limen, seuil). Ma jalousie pour mon voisin, ma peur de l'étranger, mon amour de la patrie sont autant de manières de créer, négocier et maintenir le seuil entre moi et le monde. Pour le dire autrement : les émotions constituent (pour la plupart) le dialogue que nous menons sotto voce avec le monde." (p. 27) Et un peu plus loin :"La modernité occulte ainsi les répercussions considérables, véritablement explosives, de la vie moderne dans cette chambre d'écho qu'est l'intériorité de l'individu. Elle nous enjoint de trouver en nous-mêmes les moyens de guérir des blessures qui sont pourtant souvent infligées par les puissantes forces sociales de la modernité." (p. 29)
Effusion et tourment, l'essai d'Arlette Farge, je l'avais acheté, lui, lors d'une brocante à la Halle au blé, à Bourges, le 30 mars dernier. Il attendait paisiblement son heure, noyé dans une pile d'autres ouvrages glanés dans le même temps. Je ne sais pas exactement pourquoi je me suis lancé dans sa lecture, au même moment où je lisais Eva Illouz. Mais l'intuition qui m'a mû alors n'était pas vaine : entre la sociologue des émotions décrivant les mécanismes subtils et souvent délétères de notre modernité et l'historienne du peuple en chair et en os du siècle des Lumières, il y eut immédiatement, malgré le décalage des temporalités, des résonances, dont la plus saisissante fut une même citation de Pierre Bourdieu. Un extrait des Méditations pascaliennes (Seuil, 1997), dans la page 168, mis en exergue de l'introduction d'Eva Illouz, La civilisation émotionnelle :
"C'est parce que le corps est là (à des degrés inégaux) exposé, mis en jeu, en danger dans le monde, affronté au risque de l'émotion, de la blessure, de la souffrance, parfois de la mort, donc obligé de prendre au sérieux le monde (et rien n'est plus sérieux que l'émotion, qui touche jusqu'au tréfonds des dispositifs organiques), qu'il est en mesure d'acquérir des dispositions qui sont elles-mêmes ouverture au monde, c'est-à-dire aux structures mêmes du monde social dont elles sont la forme incorporée."
Eh bien, ce même passage est présent, au mot près, à la page 48 de l'étude d'Arlette Farge, dans une section où elle rend compte du Tableau de Paris 1782-1789 de Louis-Sébastien Mercier, dont elle écrit qu'il "dresse un paysage du peuple de Paris sans concession et pourtant profondément humain".
Elle écrit que "la force du Tableau est de faire pénétrer le lecteur dans les prisons fangeuses, les métiers sordides, les cabarets de débauche, tandis que son sens de la description, fût-elle atroce et parfois dégoûtée, laisse toujours transparaître un désir de dignité pour l'homme et la femme du peuple. C'est une gageure au XVIIIe siècle qu'une telle écriture devienne le procès-verbal charnel, mouvementé, bouleversé, coloré des heures du jour et de la nuit." (p. 50)
Par ailleurs, Arlette Farge a écrit ce livre en prenant notamment appui sur les archives de police, dont les procès-verbaux, souvent minutieux, établissent les faits divers, querelles, incidents qui émaillent la vie des quartiers, rapports auxquels les historiens ont montré le plus souvent peu d'intérêt. "Les émotions, pourtant, affirme-t-elle, sont le fondement du lien social, qu'elles soient négatives ou positives." Et les émotions mettent le corps en branle : "Parler et simultanément toucher, comme cela arrive fréquemment entre voisins, ouvriers d'atelier, passants des carrefours ou amis de boisson, fait vibrer les corps, les met en alerte. [...] Le corps ne ment pas, lui que Nietzsche appelle "la grande raison", et le monde fébrile des sensations le fait passer d'un état à un autre."(p. 72)
Des corps souvent malmenés, abîmés par le travail. Ouvriers "tremblants de mercure", "peigneurs" aux doigts transpercés, tondeurs aux poignets démis et foulés, tendons anesthésiés et doigts mutilés, etc. Corps dont longtemps on fit peu de cas. Arlette Farge relève que la description des souffrances au travail et des pathologies qui en découlent est resté une rareté, malgré le précurseur que fut l'italien Bernardino Ramazzini, avec son De morbis artificum diatriba (Traité des maladies des artisans) publié à Padoue en 1700, mais qui ne fut édité en France que 77 ans plus tard.
En évoquant ces corps mutilés du XVIIIe siècle, je ne peux m'empêcher de penser à ces autres corps mutilés du XXIème, ces teufeurs du film d'Oliver Laxe, Sirāt. Extrait d'un entretien du cinéaste sur le site Bande à part :
Tout le monde a noté que les « teufeurs » que vous montrez sont dans une forme de mise à nu, souvent mutilés, blessés. Qu’est-ce qui vous a poussé à cela ?
En tant qu’étudiant en psychologie, je pars du principe que nous sommes tous cassés. Mais les teufeurs le savent, tandis que, nous, nous ne le savons pas. Nous sommes plus attachés à une image idéalisée de nous-mêmes. Les teufeurs représentent mieux l’état d’esprit de l’être humain en 2025, selon moi. Un être humain plus honnête, plus proche de sa vérité. Et je vois en eux quelque chose qui me touche, notamment le fait qu’ils ont quand même besoin de transcendance. Et ce besoin n’est peut-être pas exprimé de la meilleure des manières, ils n’ont peut-être pas les meilleurs outils, car enfin, c’est très difficile d’être dans une démarche de transcendance aujourd’hui, à moins d’avoir une pratique spirituelle très orthodoxe, très rigoureuse. Sinon, pour le reste, c’est très compliqué. C’est donc quelque chose qui me touche : cet être humain va, comme il l’a fait durant des milliers d’années, danser dans des lieux pour prier et faire une catharsis avec son corps, célébrer sa blessure et sa petitesse, avec son incapacité à se transcender. Tout ça me parle en ces temps.