mardi 14 mai 2013

Conscience de la perte

De la médiathèque, avec L'insoumise, j'avais rapporté deux Minuit, Un notaire peu ordinaire, de Yves Ravey et le dernier opus d’Éric Chevillard, L'auteur et moi, (je reviendrai bientôt sur ce dernier), et enfin Le livre des visages de Sylvie Gracia. Elle n'était plus une inconnue pour moi depuis que j'avais lu en 2009 La parenthèse espagnole, qui avait été l'occasion d'une synchronicité, aussi en avais-je tiré matière d'un billet ici-même.

Ce livre est particulier, c'est un journal facebookien, tenu en 2010 et 2011 : "Durant une année, Sylvie Gracia s’astreint à publier régulièrement sur facebook une photo prise avec son téléphone portable, puis écrit la réaction spontanée que cette image fait naître en elle. S’invente alors au jour le jour une nouvelle forme du Journal littéraire où le plus intime surgit d’un étonnement, d’un éclat de colère, d’une peur d’être dévoilée, d’un désir soudain avoué. Ici, c’est le fragment, si consubstantiel à notre modernité, qui dévoile le réel, et la poésie la plus délicate comme la critique la plus féroce peuvent en naître. Ici l’instant est roi. Qu’il s’agisse du regard d’une femme de cinquante ans sur son propre corps, de la tendresse d’une mère pour ses filles, de l’appartement familier, d’un paysage urbain mais aussi d’idéologie ou de politique, l’œil est comme neuf, lavé, et même l’épreuve de la maladie, grâce à ce processus de distanciation, pourra peut-être se vivre autrement." (Quatrième de couverture).

J'aime beaucoup les journaux d'écrivains ; mais le plus souvent il s'écoule un laps de temps parfois très long entre l'écriture et la publication, alors est-ce qu'une chronique presque au jour le jour, dans l'immédiateté des sensations, peut tenir le coup, soutenir la comparaison, dévoiler autre chose qu'un badinage superficiel ? Facebook est-il un lieu où peut s'épanouir la littérature ? Étonnant comme ce réseau dit social cristallise de sentiments mêlés, de répulsion et d'enthousiasme, de crainte et de parano. Il me semble que la plupart des écrivains s'en détournent violemment mais certains l'investissent, s'en servent de caisse de résonance, y bavardent souvent comme tout un chacun. Avant, parfois, de le quitter avec fracas ou sur la pointe des pieds, comme échaudés. Comme si on ne saurait s'y installer, comme si on n'y était que de passage, pour voir, tester. Je ne déroge pas à la règle, j'y suis, par curiosité, par intérêt pour ce qui passionne mes contemporains, enfin qui passionne... c'est un grand mot là, je ne pense pas en fait que Facebook passionne vraiment, c'est une fenêtre sur le monde qu'on finit par ouvrir de façon presque addictive et c'est comme si, au lieu de voir le monde, on avait vue sur une arrière-cour d'immeuble. Pas réjouissant. Et je me serais retiré depuis longtemps si justement il n'y avait, de temps à autre, quelques fulgurances dans ce morne paysage, quelques "amis", rares il est vrai, avec qui un dialogue est possible, enfin dialogue, c'est encore un grand mot, disons clins d'oeil, connivences, c'est déjà pas mal.

Et Sylvie Gracia réussit cet exploit, dans ce contexte, d'écrire de la littérature . Par sa sincérité, sa liberté, son ouverture à ce qui advient du monde qu'elle croise chaque jour, à ce désir qui parfois monte en elle si impérieusement, si crûment et qu'elle ne dissimule pas. Sylvie Gracia est vivante, même si menacée par la maladie et la solitude, et c'est cette vie tout entière, avec ses crêtes et ses abîmes, ses pics et ses mornes plaines, qui s'infuse dans son écriture.

Heureux de cette lecture, je le fus encore plus de découvrir comme le prolongement de mon premier billet : à la date du 18 janvier, 9 h, métro ligne 3, voici qu'elle écrit, page 146 :

Que j'ouvre dans le métro le roman de Mathieu Riboulet, Avec Bastien, ce troisième mardi de l'année, après avoir pour la troisième fois commencé mon mardi par une séance matinale chez le kiné, relève d'une de ces coïncidences qui me réjouissent. Quand un livre vient à point s'enrouler à un moment de vie, sa liane accroche ses fleurs parfois vénéneuses sur le mur de nos préoccupations.
D'autant plus que Mathieu Riboulet s'est invité ici, en janvier, avec son dernier roman, Les Oeuvres de miséricorde. Mais revenons au livre :

"Le matin du 18 janvier, donc, je casse la couverture jaune vif du livre, assise sur la banquette du métro, en route pour le boulot, et je lis l'incipit : "Au moment où sur lui mon regard se fixe pour toujours..." Pendant la demi-heure précédente, couchée sur la table du kiné, j'ai étudié par coups d’œil brefs son visage, pendant qu'il s'occupait de mon bras droit, atteint de tendinite. [...] C'est un homme jeune, autour de 35 ans. Corps massif, épaules et mains larges, bras musculeux, visage carré, mais ses traits sont d'une finesse de femme : petites lèvres, yeux pâles, peau blanche. Dès la première séance, c'est ce contraste entre la puissance de ses gestes et leur douceur qui me trouble. [...] Ce mardi matin, face à lui, je pense soudain qu'il pourrait poser pour un de ses calendriers de rugbymen déshabillés façon pin-up. Le kiné travaille consciencieusement mes muscles tendus comme des flèches (il me dit : vous devriez faire de la boxe), et je cherche à l'imaginer nu, je le vois nu et plus nu encore quand, une demi-heure plus tard, dans le métro, Riboulet m'impose ses propres visions, ces "obscénités délicieuses dont nous tapissons nos mémoires en prévision des jours moins fastes qui nous attendent." Comme moi, Riboulet a atteint la cinquantaine, il sait le corps vieillissant. Comme moi il prend conscience que nous devenons peu à peu invisibles, quittant les rives délicieuses de ces regards échangés au coin des rues, furtifs ou appuyés. Mais dans cette conscience de la perte, sans doute renforçons-nous nos points sensibles. Nous regardons toujours, nous désirons sûrement encore plus, et nous osons l'affirmer."






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