mercredi 8 mai 2013

La puissance discrète du hasard

Le délicieux dessin de Sempé qui orne la couverture en reflète l'incipit : le livre de Denis Grozdanovitch commence au bord d'une rivière. L'auteur lit la biographie du poète Robert Browning par Chesterton lorsqu'il entend de menus remuements dans son dos, qu'il attribue aussitôt à son chat Ricardo avant de s'apercevoir qu'il s'agit d'un écureuil. Après l'avoir observé quelques minutes sans bouger, il se retourne à la seconde même où un couple de martins-pêcheurs rase la surface de la rivière, "à une vitesse intersidérale". Puis il reprend sa lecture, et la page qu'il découvre s'harmonise merveilleusement avec l'enchaînement des micro-événements qu'il vient de vivre.

C'est le début d'une remarquable série d'anecdotes brillamment racontées, illustrant ces "mystérieuses conjonctions du hasard", dont je me plais à relever ici les occurrences dans ma propre existence. Pas étonnant dès la page 15 de retrouver cité W.G. Sebald, maintes fois évoqué ici, "autre saint patron, écrit Denis Grozdanovitch, de mon imaginaire littéraire." La sérendipité, la synchronicité, concepts essentiels, déjà rencontrés, sont exposés simplement, dans leurs origines et leurs applications, et c'est un bonheur de les voir en lumière grâce à un vrai écrivain, et non à un tâcheron du prétendu développement personnel qui va essayer de vous vendre ça comme une nouvelle Jouvence de l'Abbé Soury.

Il faudrait bien des pages pour développer toutes les facettes du hasard présentées dans ce livre. J'y reviendrai certainement. Je dois maintenant avouer que je ne l'ai pas complètement aimé de bout en bout, que j'ai des réserves. Au fur et à mesure de ma lecture, le sentiment d'éblouissement du début s'est érodé. Les anecdotes se faisaient plus rares, remplacées par des digressions philosophiques, non pas sans intérêt, mais animées par une vision que je pense contestable de la science et de la technique. Denis Grozdanovitch exagère aussi, me semble-t-il, la force de la rationalité dans nos comportements.
Son plaidoyer pour le lâcher-prise et l'intuition, que je puis aisément comprendre, et que je soutiens d'une certaine manière, me paraît fondé sur une méconnaissance partielle de nos fonctionnements cognitifs. La découverte récente des travaux de Daniel Kahneman m'a conforté dans cette perspective.

Pour l'heure, je finirai sur une autre coïncidence. Cherchant sur le net une image du livre pour illustrer ce billet, je découvre sur la page de Google images la couverture d'un autre livre de Denis Grozdanovitch (que je ne connaissais pas), intitulé Brefs aperçus sur l'éternel féminin. Or, j'ai déjà signalé la coïncidence d'achat, le 27 mars de cette année, entre le livre dont je parle aujourd'hui et le roman de Makine, Le livre des brèves amours éternelles.



Outre que les deux adjectifs antonymes, bref et éternel, sont présents dans les deux titres, il y a dans les couvertures de ces ouvrages, tous les deux publiés au Seuil, une remarquable parenté des visages, paupières baissées de ces deux belles figures féminines. On a l'impression d'une carte à jouer où la reine de cœur se décline de chaque côté de la diagonale. On me dira que le même graphiste a peut-être composé ces deux pages. Peut-être.


Mais voici que la page où j'ai puisé cette image de Judith prolonge ce billet de manière inattendue. Riverland, se nomme-t-elle. Et le premier texte qui s'y donne à lire est celui-ci :
Chaque été, je retrouve la rivière de mon enfance. Je pèche, je nage. J’étudie les mœurs des nautonectes. L’eau est froide. Comme on dit, elle saisit les chairs. On se souvient qu’on a un corps.
Et le second paragraphe évoque Gracq évoquant Nerval :
Julien Gracq, dans les Eaux étroites, ouvrage qu’il consacre à l’Evre de son enfance, cite l'un des plus beaux poèmes de Nerval, superbe précipité de l’imaginaire romantique : [Il s'agit de Fantaisie]
Or, quel est l'écrivain cité par Grozda (surnom affectueux donné à Denis Grozdanovitch), en exergue de ce premier chapitre se déroulant au bord d'une rivière : oui, Gracq lui-même.
Mais continuons à suivre la blogueuse dans sa promenade :
Je me redis maintenant à mi-voix, les vers de Nerval, ajoute Julien Gracq. Leur charme sur moi est puissant ; leur son grêle et frileux est celui des instruments à clavier très anciens : l’épinette, le virginal élisabéthain surtout [...] et voici qu’un poème de Rimbaud, sans effort, enchaîne ici dans ma mémoire et vient prendre le relais de cette magie blanche, champêtre et toute naïve :

... la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes...
Rimbaud, Soir historique, in Illuminations, Oeuvres, BnF
C'est ainsi que la dérive l'entraîne jusqu'à la Dame de Cœur, Judith, la reine-mère d'Alice au pays de Merveilles  et puis Rousseau qui "écrivait ses Rêveries du promeneur solitaire au dos de vieilles cartes à jouer, qu’il conservait dans ses poches. Neuf de ces cartes sont exposées au musée de Neuchâtel."


Il me revient que j'ai vu de ces cœurs dans un autre livre, un message récent. Autres coïncidences. Pour un autre jour. A suivre, comme on dit.

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