jeudi 9 juin 2016

Il faudrait descendre plus bas dans le calme

Un beau croissant de lune au-dessus de l'immeuble d'en face. J'écris devant la nuit, il fait si doux que j'ai ouvert la fenêtre.
J'avais annoncé un quatrième chapitre du roman du hasard, mais je digresse, je procrastine, je dois rendre compte encore de quelques enchantements poétiques. J'appelle "enchantements" ces collisions de mots, ces résonances aux vibrations longues qui viennent mettre de l'ordre et du sens dans nos existences si prosaïques. Ceci me fait penser à cette vidéo partagée récemment par l'ami Tomahawk Piper (navajo cluisien) :



Etienne Cornevin, dans Paçages, (in Torticolis 3), notait que ce mot anglais de random (hasard) venait sans doute de l'ancien français randon (mouvement brusque, impétueux), "qui a signifié primitivement "course impétueuse" et appartenait au langage de la vènerie où il a fini par avoir le sens précis de "circuit que fait à l'entour du même lieu une bête qu'on a lancée". "Courir de randon" ou "courir à randon" signifiait courir jusqu' à l'extrême, jusqu'au bout de ses forces : l'expression a donné le verbe de l'ancien français "randir" (courir avec impétuosité) d'où est venu "randonner" et, de ce dernier "randonnée", "randonneur"(...)"

A la place des grains de couscous, je pense qu'on aurait pu prendre du sable. Le sable c'est la matière des peintures indiennes sacrées, et ce qui vint sous la plume de Georges Perros, on l'a vu récemment, mais je l'ai retrouvé aussi chez un autre grand poète, comme Perros noteur invétéré, mais encore vivant, lui : Antoine Emaz, dont je viens tout juste d'achever la lecture du dernier volume de notes, Planche (Rehauts, 2016).

Et voici la note en question :
Tout est calme sous le ciel vaste bleu. Je sais qu'il faudrait avancer dans la besogne, mais je n'en ai pas envie. Et je ne peux pas écrire sans impulsion interne : nécessité urgente ou vague désir, peu importe, mais il faut une intensité de pression minimale. Sinon, non. Regarder le jardin suffit, présentement. Et je sais que ce n'est pas paresse mais incapacité. Inutile de m'obliger, je ne ferai rien de bon.
Il faudrait descendre plus bas dans le calme, au fond, pour trouver encore des mots dans le sable silencieux de ce début d'après-midi d'été. Et non. On va rester dans le plat calme bleu et l'immobilité des arbres.
D'emblée nous sommes confrontés à ce motif du bleu du ciel qui nous accompagne depuis des jours, et qui ici commande l'arrêt, la suspension du mouvement créatif. Pour le réanimer, il "faudrait descendre dans le calme, au fond, pour trouver encore des mots dans le sable silencieux de ce début d'après-midi d'été". Cette métaphore du sable semble appelée par le calme : encore une fois, comme dit Perros, un mot en amène un autre, et la vibration sonore du mot calme, presque imperceptible, fait surgir la figure du sable dit justement "silencieux". L'assonance calme-sable  suscite d'autres harmoniques : regardez ce ciel vaste bleu. Étrange combinaison quand on y pense : n'importe qui écrirait le "vaste ciel bleu" ou "le ciel bleu et vaste". Non, Emaz écrit "ciel vaste bleu", et vaste assonne avec "calme" - qu'on retrouve en finale dans le "plat calme bleu", où le calme a décalqué la couleur du ciel, en inversant la formule commune "calme plat"-, et le dernier mot de la note, ces "arbres" à l'immobilité finalement trompeuse, car tout a vibré subtilement tout au long de cette note paradoxale qui fait surgir un poème en prose en même temps qu'il décrit l'impossibilité d'écrire.



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