Dimanche, Francis, mon passeur de Paname, mon dealer en divagations, m'avait prêté deux livres : Une traversée de Paris, le dernier livre d'Eric Hazan, une pérégrination sud-nord dans la capitale, d'Ivry à Saint-Denis, et Rue des Maléfices, de Jacques Yonnet. J'ai achevé le premier mercredi et j'ai enchaîné directement avec le second ce matin-même.
Sous-titré Chronique secrète d'une ville, l'ouvrage m'a saisi d'emblée, dès ce premier paragraphe :
"Une très ancienne ville est comme une mare, avec ses couleurs, ses reflets, ses fraîcheurs et sa bourbe, ses bouillonnements, ses maléfices, sa vie latente."
La suite n'a fait que confirmer cette première impression : c'était d'abord là le livre d'un écrivain. Un écrivain rare, car ce livre est pourtant ainsi dire le seul qu'il ait jamais publié. La première édition, c'était en 1954, chez Denoël, sous le titre Enchantements sur Paris. Les vrais poètes, les amoureux de Paris ne s'y trompèrent pas et le saluèrent sans retard : Raymond Queneau, Jacques Prévert, Claude Seignolle et Jacques Audiberti, excusez du peu, furent de ceux-là.
"(..) ses fraîcheurs et sa bourbe, ses bouillonnements", pardonnez-moi, je reviens sur ce bout de phrase, il me fascine. La bourbe, qui écrit ça aujourd'hui ? Car il me semble que bourbier, de même origine, s'est imposé à son détriment. La bourbe, dit le CNRTL, c'est la "boue épaisse qui se forme et se dépose au fond d'une eau stagnante". Et qu'on examine donc l'étymologie :
Étymol. ET HIST. − 1223 borbe « boue épaisse qui se dépose au fond d'une eau stagnante » fig. (G. de Coincy, Mir. Vierge, 464, 96 dans T.-L. : la borbe de luxure); av. 1307 au propre bourbe (G. Guiart, Royaux Lignages, II, 5576 dans T.-L.). Prob. du gaul. *borvo auquel se rattachent l'a. irl. berbaim « je bous », le cymrique bervi, le bret. birvi « bouillir » (IEW t. 1, p. 144; Dottin, p. 235; Thurneysen, p. 91); au terme gaul. se rattache le nom du dieu Borvo (-onis) attesté dans les inscriptions de Bourbon-Lancy (Corp., XIII, 2806 dans TLL s.v., 2134, 43) et de Bourbonne-les-Bains (Id., 5911, ibid., 2134, 46), lieux où se trouvaient des sources d'eau chaude (Lebel, Principes d'Hydronomie, 1956, § 610); cf. le topon. Burbone, viiies., désignant Bourbon-l'Archambault, Dauzat-Rost. Lieux, et Borbona en 846 désignant Bourbonne, Lebel, § 626 [...] (Source : CNRTL)Le Bourbonnais, La Bourboule, tout cela remonte au dieu gaulois bouillonnant, à Borvo. C'est dire aussi tout de suite combien cette suite de chroniques s'enracine dans une histoire longue, où sous le pavé ce n'est pas la plage qui ressurgit mais la boue, comme celle des marais de la Bièvre (aujourd'hui enterrée), au confluent avec le fleuve, boue dans laquelle on laissait des troncs non équarris pour les rendre imputrescibles.
Et bien sûr, quand je lis, à la page suivante, ces lignes : "J'ai découvert, à travers les moindres conjonctures, faits bizarres et jeux de coïncidences, une logique à ce point rigoureuse qu'un constant souci de véracité m'a forcé à me mettre en scène beaucoup plus peut-être qu'il n'eût fallu."- je ne peux que déployer les antennes : cet homme-là, je dois le suivre, je veux remonter avec lui vers la place Maubert au sourire secret où "un impérieux instinct" a dirigé ses pas." : La rue des Grands-Degrés m'attire. Une certitude vient de naître en moi que j'y serrerai une main amie."
Je tourne la page et je lis :
L'HORLOGER
DU TEMPS A REBOURS
Cette petite échoppe verte, en planches, c'est la "boutique" (pas tout à fait trois mètres carrés) de Cyril le maître horloger. Né à Kiev, Dieu sait quand.
L'HORLOGER DU TEMPS A REBOURS - c'est là d'ailleurs, je m'en avise alors, le titre du premier chapitre. A l'évidence, comment ne pas faire le lien avec les horloges de mon billet de l'autre soir, horloge de la gare d'Anvers, horloge de Strasbourg, horloge d'Austerlitz, a fortiori lorsque l'on découvre sur la même page 14 l' histoire racontée par Yonnet à ce mystérieux Cyril rencontré plus tard dans un bistrot (Yonnet adore les bistrots), histoire de l'immeuble contre lequel était accotée sa baraque ?
Un colonel de l'Empire - du temps que tous les colonels furent braves - avait égaré une jambe du côté d'Austerlitz. Ceci justifia sa mise à la retraite. L'officier sollicita de l'Empereur l’autorisation de regagner Paris en compagnie de son cheval, avec qui il s'était lié d'amitié. (...) Colonel et monture expirèrent en même temps, dans les bras l'un de l'autre."
Je suis parvenu à ce moment des années 60 où le dessinateur a installé ses bureaux à Times Square, 42ème rue, qui comptait alors parmi les quartiers les plus malfamés de New York :
"J'ai également appris à connaître les petits voyous du bloc. Nous entretenions d'excellents rapports. Si j'avais besoin d'une radio, je n'avais qu'à demander. Ils me la volaient dans la journée. Un jour, mon beau-frère, qui avait traversé l'Atlantique pour présenter les horloges Ungerer aux Etats-Unis, est venu me rendre visite. Quand il est sorti de l'ascenseur, je l'ai découvert en chaussettes. J'en ai pleuré de rire quand j'ai appris que de petits aigrefins l'avaient également soulagé de son portefeuille et de ses chaussures après l'avoir menacé d'un canif." (C'est moi qui souligne)Vous avez bien lu : il est question des horloges Ungerer. En effet, le père de Tomi Ungerer était l'héritier d'une dynastie d'horlogers. Son arrière-arrière grand-père avait fondé l'entreprise au lendemain des guerres napoléoniennes, et il avait aussi assisté l'ingénieur et mathématicien Jean-Baptiste Schwilgué, qui avait conçu l'horloge astronomique de Strasbourg. Sur Wikipedia, je découvre d'ailleurs que les deux frères Ungerer, Alfred et Théodore Ungerer ont publié un essai intitulé : L'horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg, (Strasbourg : Imprimerie alsacienne, 1922).
Cerise sur le gâteau : en regard de cette page 84 où sont évoquées les horloges Ungerer a été reproduite une affiche dessinée par Tomi Ungerer en 1964 pour une course de chevaux.
Sans titre, Affiche, 1964, Source |
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