jeudi 23 juin 2016

Un marchand nommé Hazard

Je ressens le besoin de creuser cette affaire du reliquaire de Vivant Denon. Et d'abord, pourquoi cet objet se trouve-t-il à Châteauroux, au Musée Bertrand ? On pourrait croire que ça a quelque chose à voir avec le général Bertrand dont le musée a pris place dans l'hôtel particulier où il mourut en 1844.
Les deux hommes, Denon et Bertrand, après tout, devaient bien se connaître, ayant participé tous les deux, par exemple, à la campagne d’Égypte. En réalité, les choses sont plus compliquées, et le chemin qui conduit le reliquaire à Châteauroux beaucoup plus tortueux.

Desaix par Andrea Appiani (1800) - Source Wikipedia
L'histoire est racontée par Ulric Richard-Desaix dans un texte paru à Paris en 1880 et intitulé La relique de Molière du cabinet du Baron Vivant Denon. Ulric Richard-Desaix n'est autre que l'arrière-petit -neveu du général qui s'était illustré à la bataille de Marengo, où il trouva la mort lors de la charge menée à la tête de la 9ème demi-brigade légère.  De cette victoire qui renforça l'autorité du futur Empereur, l'historien Jean-Paul Bertaud a pu d'ailleurs écrire qu'elle devait "davantage aux erreurs de l'adversaire, aux conseils et au courage de Desaix qu'au génie tactique de Bonaparte".
Bref, l'auteur nous apprend que la collection de Vivant Denon fut mise aux enchères en son propre appartement du 5 quai Voltaire, en 1826, quelques mois après sa mort : "Le Reliquaire en question fut, à cette vente, acheté par un marchand, commissionné par le Comte de Pourtalès-Gorgier. — Il lui fut adjugé, divisé en trois lots, pour la somme totale de (les frais de vente et de commission, naturellement, non compris dans ce chiffre) : 5,o3o francs. " Dans une note, il précise que le marchand se nommait Hazard (ce qui ne peut que me réjouir, dans la perspective de ce roman du hasard que je me suis proposé de retracer ici).
M. de Pourtalès le conserva, religieusement, est-il précisé, jusqu'à sa mort.

Le lundi 13 mars 1865, le Reliquaire (Ulric Richard-Desaix l'honore en effet d'une majuscule) repasse "de nouveau sous le marteau des Commissaires-priseurs" (...)  à l'Hôtel de Pourtalès même, 7, Rue Tronchet, où se faisait la vente, — devant une salle à peu près vide (...). — Ce jour-là, tout le flot des curieux habituels des grandes ventes publiques s'était porté sur les boulevards et aux Champs- Elysées, attiré au dehors par la cérémonie à grand spectacle des obsèques du Duc de Morny, dont le service funèbre se célébrait, — justement à deux pas de la rue Tronchet, — en l’Église de la Made- leine, précisément à la même heure. Le Reliquaire fut donc adjugé sans grand tapage."
C'est le comte Arthur Desaix, petit-neveu du général, qui s'en rend alors acquéreur pour la "modique somme de 300 francs". En comparaison des 5000 francs lâchés par le Comte de Pourtalès, on peut concevoir qu'il s'agit d'une bonne affaire...

Après l'inventaire du reliquaire, prend place un portrait élogieux, et même carrément dithyrambique, du Baron Denon, où l'on notera qu'à l'évocation de la campagne d'Egypte apparaissent les liens étroits qui se sont noués alors entre Desaix et Denon. Savary, alors premier aide-de-camp de Desaix, et plus tard général, Ministre de la Police et duc de Rovigo, rapporte que " M. Denon s'était attaché d'amitié au général Desaix, et ne le quitta pas de toute la campagne. Tout le monde aimait son caractère doux et obligeant, et sa conversation instructive était un délassement pour nous. Le zèle qu'il mettait à toiser les monuments, à rechercher des médailles et des antiquités, était un sujet continuel d'étonnement pour nos soldats, surtout quand on lui voyait braver la fatigue, le soleil et souvent les dangers, pour aller dessiner des hiéroglyphes ou quelques débris d'architecture ; car je ne crois pas qu'une seule pierre lui ait échappé. Je l'ai souvent accompagné dans ses excursions ; il portait sur ses épaules un portefeuille rempli de papiers et de crayons, et avait un petit sac suspendu à son cou, dans lequel il mettait son écritoire et quelque nourriture. 11 nous employait tous à lui mesurer les distances et les dimensions des monuments, qu'il dessinait pendant ce temps-là. Il avait de quoi charger un chameau en dessins de toute espèce, quand il retourna au Caire, d'où il repartit avec le général Bonaparte pour la France. » (Mémoires du Duc de Rovigo. Paris, Bossange, 1828, in-8°, tome I, p. 121-22.).


La Mort du duc d'Enghien, par Jean-Paul Laurens (1873). Savary y commande le peloton d'exécution.

Ulric Richard-Desaix entreprend ensuite de plaider l'authenticité des reliques. En ce qui concerne les cheveux de Desaix, il affirme ainsi qu'ils ont été coupés par Denon lui-même, en 18o5, quand il alla, guidé par Savary, "à Milan, dans la sacristie du couvent de San-Angelo, reconnaître le cercueil du héros, — déposé là, provisoirement, depuis le lendemain de Marengo, — et qu'il le fit transporter sur les Alpes, par des soldats, « choisis dans tous les régiments de l'armée d'Italie », pour le placer dans son tombeau monumental de la chapelle de l'Hospice du Mont-Saint-Bernard." 
C'est bien au sommet du Grand Saint-Bernard que les honneurs funèbres furent rendus à Desaix, le 20 Prairial An XIII (19 juin 1805), en une fête solennelle réglée par Denon lui-même sur instruction de Bonaparte, qui ne put finalement y assister.

Par ailleurs, il est signalé que deux autres numéros du catalogue du Cabinet Denon concernent encore le souvenir de Desaix : " le N° 653. « Une Boucle de cheveux, coupée sur la tète de Desaix, lors de l'inhumation du corps de ce général, etc. » Et  le N°722.« Bronze. Partie antérieure d'un pouce de la statue colossale du général Desaix, par feu M. Dejoux, placée en 1810, sur la place des Victoires, à Paris.  » Ce fragment est la seule partie qui subsiste de la statue que nous venons de citer. » Haut. 2 pouces, 10 lignes. » (Ce pouce a été acheté dix francs en 1826 par le fameux Hazard.)

Dernière page de La Relique de Molière (Gallica)


Où l'on voit que tout ceci fut écrit à Issoudun, au couvent des Minimes, que l'auteur avait rejoint après la mort de son père, en 1869, pour "administrer avec son frère l'immense patrimoine familial. (...) Il décède en 1924, et est enterré dans le caveau du docteur Gachet, autre collectionneur dont il a été le légataire et exécuteur testamentaire."

Buste d'Ulric Richard-Desaix, Jean Baffier (1890)


 Ulric Richard-Desaix dédicace l'ouvrage à sa "chère tante", dont il précise que le reliquaire est, " heureusement en sa possession". A-t-elle été touchée par cette intention ? Toujours est-il qu'on le retrouve plus tard possesseur de l'objet. L'a-t-il acquis par héritage ?  Lui fut-il donné ? L'a-t-il acheté ? Je n'ai pas de réponses à ces questions. En tout cas, son fils, Edme Richard, en fait don par testament, comme d'une grande partie de sa bibliothèque, au musée de Châteauroux.

Je voulais parler de Philippe Sollers, auteur en 1995 d'une biographie sur Vivant Denon, Le Cavalier du Louvre (Plon), livre que j'ai lu à sa sortie. Vivant Denon ne m'était donc pas inconnu, mais à aucun moment, me semble-t-il, Sollers signale que le reliquaire est à Châteauroux (mais est-il jamais venu à Châteauroux ?). Lui aussi parle de Denon avec beaucoup d'admiration, et j'y reviendrai prochainement. La photo de la quatrième de couverture rencontre déjà en tout cas plus d'une thématique croisée ces derniers temps :

Philippe Sollers au Père Lachaise Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.
devant la tombe de Vivant Denon


Aucun commentaire: