"Taillant dans la jungle des multiples jeux de tarot édités depuis des siècles, les ésotéristes soucieux de rigueur ont fondé leurs interprétations sur le célèbre Tarot de Marseille. Les atouts - rebaptisés arcanes sans doute pour valoriser le mystère - ont été analysés sous toutes les coutures : couleurs, dimensions, proportions, nombres, détails symboliques, rien n'a, semble-t-il, été laissé au hasard. Force est pourtant de constater que, nonobstant ce choix (mal explicité) d'un seul et unique Tarot comme base de toute interprétation, les gloses les plus diverses continuent de proliférer. Le Tarot est docile, qui se plie à toutes les tentatives d'explication. Les plus tolérants diront que tout le monde a raison et tendront à présenter le vénérable jeu comme une sorte de médiéval test de Rorscharch.
Il est pourtant des détails qui résistent jusque là à tout examen. Ne comptons pas sur l'occultiste courant - auto-baptisé tarologue - pour nous les soumettre : tout ce qui échappe au système préconçu par ce dernier est bien sûr passé sous silence. Heureusement quelques chercheurs honnêtes mentionnent quelquefois, sans s'attarder il est vrai, mais tout de même, leur impuissance ou leur perplexité. Tel est le cas de Robert Grand, auteur d'une véritable somme, L'Univers inconnu du Tarot, paru dans la collection Gnose aux éditions du Rocher, en 1979.
Je ne prendrai qu'un exemple, mais il va s'avérer lourd de conséquences : il s'agit de la lame XVI nommée Maison-Dieu dans le Tarot de Marseille. Robert Grand, qui procède à un tour d'horizon de l'ensemble des lames majeures, confesse que celle-ci est un "véritable casse-tête"(page 126). Que sont au juste ces "énigmatiques petites boules colorées " tombant du ciel comme des flocons de neige ?
Tarot Conver, Marseille ca 1760 Paris, Bibl. Nationale, Estampes, Kh 381, n°81 |
Pour les besoins de cette étude, je me suis servi de deux jeux de Tarot. Un Tarot de Marseille bien sûr, mais pas n'importe lequel : une reproduction du jeu de 78 cartes édité en 1761 par Nicolas Conver, maître-cartier à Marseille. Soit dit en passant, les couleurs différent sensiblement de celles adoptées par les éditions modernes. J'ai acquis ensuite une réédition du jeu de Jacques Vieville, maître-cartier à Paris, entre 1643 et 1664. Jeu donc plus ancien, très rare selon les érudits, et présentant des différences notables avec le Conver. C'est le cas en ce qui concerne la fameuse lame XVI, où la Tour a proprement disparu, remplacée par un arbre. Ou plutôt, faudrait-il écrire, en raison de l'antériorité du Vieville, un arbre apparaît, qui sera remplacé par la tour. Pas de personnages chutant, mais un homme semblant implorer le ciel. Un troupeau de moutons au pied de l'arbre. Et toujours les fameuses petites boules.
Tarot Jacques Vieville |
Cela étant dit, reste à expliquer pourquoi se sont attachées à la lame des significations négatives de chute, ruine et catastrophe."
Je n'étais pas allé plus loin. Mais cette analyse me semble toujours juste : la notice de Wikipedia sur les bétyles confirme l'origine céleste de ces pierres. Extraits :
La maison-dieu désigne donc à l'origine ces petites boules de couleur descendant du ciel, et je suppose donc que cette attribution n'a plus été comprise à une certaine époque, ou jugée absurde, ce qui expliquerait qu'on ait substitué à l'arbre, réceptacle de la foudre divine, une tour, à la verticalité semblable mais plus susceptible d'apparaître comme une maison.Un bétyle est une pierre sacrée de forme variée, vénérée comme une idole dans le monde arabe et sémitique. Dans les sources antiques, il s'agit plus particulièrement de météorites, au sens strict ou supposé, dans laquelle les anciens voyaient la manifestation d'une divinité, tombée du ciel. Les bétyles étaient ordinairement l'objet d'un culte et parfois d'offrandes. [...] Le mot bétyle provient de l'hébreu 'Beth-el' (« demeure divine » ou « Maison de Dieu »). Par la suite, ce mot est utilisé par les peuples sémitiques pour désigner les aérolithes, appelés également « pierres de foudre ».
Un site anglais, où j'ai pu retrouver une image de la carte XVI de Vieville, met en correspondance cartes du Tarot et pétroglyphes de cathédrales. A la Maison-Dieu, il associe ce bas-relief de la cathédrale d'Amiens :
Amiens - Shepherd in Flight from Egypt sequence |
La pierre noire de la Kaaba à La Mecque, l'Omphalos de Delphes sont des bétyles. La pierre sur laquelle s'endort Jacob en est aussi un prototype. Retour à la notice de Wikipedia :
"Dans la tradition biblique, un bétyle est une pierre dressée vers le ciel symbolisant l'idée de divinité. L'origine de cette pierre est attribuée à une scène de Jacob à Béthel. Celui-ci, endormi sur une pierre, rêve d'une échelle dressée vers le ciel et parcourue par des anges, quand Dieu lui apparaît et lui donne en possession la pierre en question. Jacob comprend alors que la pierre est une porte vers le ciel et vers la divinité. D'une position allongée, il la fait passer à une position verticale et y répand de l'huile. Il la nomme Béthel (Beth : maison, El : divinité ⇒ « maison de Dieu »). "Curieusement c'est cette idée de la pierre comme porte vers le ciel que l'on va retrouver dans un détail de la tour de La Maison-Dieu. Mais j'en ai assez dit pour aujourd'hui et ce sera pour la prochaine fois.
5 commentaires:
Ne peut-on y voir aussi l'arbre de la connaissance et les pommes du jardin des Héspérides? et ce berger volant ne serait-il pas Caïn? ou Abel...syncrétisme? Ces pierres nous laissent en tout cas du grain à moudre!
Du grain à moudre... du grain à foudre...
Certes on peut y voir arbre de la connaissance et pommes d'or, mais c'est mêler tradition biblique et mythologie grecque, syncrétisme oui, mais c'est généralement ce qu'on trouve dans les commentaires des tarologues qui mangent à tous les râteliers, puisent à toutes les traditions indistinctement, chinoise, bouddhiste, védique, celtique, etc. Comme si n'existait aucune opposition entre toutes ces traditions, aucune divergence d'interprétation.
Je préfère rechercher une logique propre au système étudié, en observant dans un second temps comment cette logique, cette structure initiale, est perturbée, transformée, chahutée par d'autres logiques.
Le tarot de Vieville restitue une séquence élémentaire avec les lames XVI, XVII, XVIII, et XIX, qui sont La Foudre - l'Etoile- La Lune -Le Soleil, correspondant à ce que les anciens appelaient les météores. Remplacer la Foudre par la Maison-Dieu, comme le font les Tarots postérieurs, casse cet enchaînement catégoriel, et rend la lame mystérieuse, inversant même sa polarité positive en une polarité négative.
René Guénon a écrit à propos des bétyles:
« […] une pierre sacrée, ce qu’on appelle souvent un « bétyle » ; et ce dernier mot est encore des plus remarquables. Il semble, en effet, que ce ne soit pas autre chose que l’hébreu Beith-El, « maison de Dieu » […] »
Écrits pour Regnabit, L’Omphalos, Symbole du Centre
« Le « bétyle » est proprement la représentation de l’Omphalos, c’est-à-dire un symbole du « Centre du Monde », qui s’identifie tout naturellement à l’« habitacle divin » »
« le « bétyle » était une « pierre prophétique », une « pierre qui parle », c’est-à-dire une pierre qui rendait des oracles, ou auprès de laquelle les oracles étaient rendus, grâce aux « influences spirituelles » dont elle était le support »
« Les « bétyles » sont donc essentiellement des pierres sacrées, mais qui n’étaient pas toutes d’origine céleste »
Symboles de la Science sacrée, Les pierres de foudre
Mircea Eliade a également écrit un article très intéressant à cet égard:
http://tarotsanciens.canalblog.com/archives/2015/06/22/32241009.html
Merci JB pour ces citations de René Guénon.
L'article de blog citant Mircea Eliade est précisément l'un des textes que je vais évoquer dans un prochain billet. Bien vu !
Bon article. J.M. Lhôte avait déjà fait le lien entre la chute des idoles d'Egypte et la Maison Dieu du Tarot (voir ses catalogues ainsi que sa traduction du bouquin de Brian Innes sur le Tarot, dont le chapitre est en ligne: http://www.matemius.fr/articles/tarot/xvi-la-maison-dieu.html
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