mardi 8 août 2017

# 188/313 - Miroir et grains de beauté

Le seul film de Tarkovski qui me restait inconnu était Le Miroir (1974). Je l'ai emprunté à la médiathèque et l'ai regardé une première fois un après-midi. Je ne conseille pas l'après-midi d'été pour voir un Tarkovski, et surtout celui-ci qui ne suit aucune intrigue, aucune narration linéaire et se présente plutôt comme un montage mémoriel, une mosaïque de souvenirs et d'images mêlant l'intime et le collectif. Je ne parvins pas cette fois-là à être à la hauteur de l’œuvre, entrant même plusieurs fois en somnolence, je l'avoue. Je crois même que je ratai le carton du mot fin. Attention, je ne dis pas que je commis un crime de lèse-majesté en étant alors si peu attentif, car il ne s'agit surtout pas d'être dans la vénération béate. Les chefs d’œuvre - pas ceux dont on nous assène que ce sont des chefs d’œuvre, mais ceux dont notre esprit a bien saisi par lui-même qu'ils le sont effectivement - exigent de nous une vigilance et une disponibilité que nous ne sommes pas toujours capables de montrer. A l'altitude où ils nous entraînent, l'oxygène parfois nous manque. Bref, j'avais raté cette première expédition, mais j'avais en même temps l'intuition des sommets à atteindre, et le lendemain, j'entrai à nouveau dans la sente. Fini le canapé et les heures molles de l'après-midi, place à la chaise spartiate et à l'ordinateur. Et là, ce fut complètement autre chose. Je suis allé d'éblouissement en éblouissement, capturant au fur et à mesure les plans insensés de beauté qui se succédaient sans trêve. C'est plus d'une centaine de copies d'écran que j'enregistrai ainsi, ne sachant pas si il y eut un autre film, un autre jour, qui m'avait autant bouleversé par son art, ses formes et ses couleurs, ses fulgurances et ses énigmes.



Plus tard, j'achetai le dernier numéro des Cahiers du cinéma. Un article était consacré à Tarkovski, à l'occasion de la Rétrospective à la Cinémathèque française et au Festival de La Rochelle : Andreï Tarkovski, l'harmonie vue du chaos. Florent Guézengar y évoque avec pertinence "une œuvre vraiment exploratrice, en quête : un univers en expansion, ancré dans la matière et onirique, aux continuelles correspondances sensorielles, à la recherche ardente d'un autre réel, plus vrai, plus pur, plus unifié et artistiquement incarné que la réalité immédiate."
Il met aussi en garde contre la pétrification dans une "statue Tarkovski" : " Son influence sur le cinéma contemporain est imposante et, par là, devenue problématique. Tarkovski est presque déifié, et sa spiritualité comme son retour aux sources de la culture russe - provocantes en régime soviétique, idéalisées dans le nationalisme actuel - peuvent induire des catéchismes cinématographiques bien involontaires de sa part."
C'est un photogramme du Miroir, en pleine page, qui ouvre cet article, et je retrouvai dans un autre article, Poétique du grain de beauté, par Stéphane Delorme, pratiquement la même photo que celle que j'ai postée au-dessus, de Margarita Terekhova dans les couloirs d'une imprimerie. La différence est que dans les Cahiers, l'actrice tourne la tête et l'on peut mieux voir les trois grains de beauté dans son cou. " Or, c'est bel et bien ce que le cinéaste regarde et montre dès qu'il filme son actrice. Il lui demande sans cesse de tourner la tête, de pivoter, de montrer son profil, il joue sur la dissimulation et la révélation de ces trois grains de beauté. Le plus beau est lorsque cette exposition de grains contamine le plan tout entier : qu'elle se tienne devant un miroir déteint envahi d'ombres et de taches ou devant une feuille de cuivre martelé. La splendeur du Miroir vient de cette cohérence plastique. Peu importe finalement l'onirisme et les constructions imaginaires, Tarkovski est avant tout un réaliste : il filme la beauté qu'il a devant lui."


Encore une belle leçon : cette capture d'écran est pratiquement celle qui est reproduite dans l'article des Cahiers, mais je n'avais pas prêté attention aux grains de beauté, attentif plutôt à ce souffle de l'actrice sur le miroir. La marque des chefs d'oeuvre, c'est aussi la force des détails que chaque nouvelle exploration nous révèle.

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