lundi 14 août 2017

# 193/313 - Beauté ténue d'une feuille de bambou

Je ne sais plus en quelle année j'ai lu pour la première fois François Cheng. De la bibliothèque, j'extirpe Le dit de Tianyi, lu à sa sortie en 1998. Roman dont je me souviens surtout de la terrible description des camps de travail chinois*, où le peintre Tianyi est envoyé au retour de l'Europe. Le feuilletant, je retrouve pourtant sans difficulté un passage où le narrateur, découvrant la peinture italienne, fait entendre déjà cette théorie du Souffle créateur que Cheng développait encore, inchangée, dans l'entretien récent à Philosophie Magazine :
"Je ne crois pas avoir été autant de connivence avec les peintres chinois des Song et des Yuan que dans les musées de Florence et de Venise. Eux croyaient aux vertus de la vacuité dans laquelle circulent des souffles organiques. Ils y croyaient viscéralement parce que leur vision cosmologique le leur disait. Ne répétait-elle pas à longueur de siècles, cette cosmologie - et ici résonnait à mon oreille tout ce que m'avait enseigné le maître -, que la Création provient du Souffle primordial, lequel dérive du Vide originel ? Ce Souffle primordial se divisant à son tour en souffles vitaux yin et yang et en bien d'autres a rendu possible la naissance du Multiple. Ainsi reliés, l'Un et le Multiple sont d'un seul tenant. Tirant conséquence de cette conception, les peintres visaient non pas à imiter les infinies variations du monde créé mais à prendre part aux gestes même de la Création. Ils s'ingéniaient à introduire, entre le yin et le yang, entre les Cinq Éléments, entre les Dix Mille entités vivantes, le Vide médian, seul garant de la bonne marche des souffles organiques, lesquels deviennent esprit lorsqu'ils atteignent la résonance rythmique. Pas étonnant que pour bon nombre de Chinois, un chef d’œuvre pictural qui unit la beauté ténue d'une feuille de bambou au vol sans fin de la grue, bien plus qu'un objet de délectation, est le seul lieu de vraie vie." (p. 232-233)
Dans ce court essai paru en 2002, Le Dialogue, sous-titré Une passion pour la langue française, - que je lus en septembre de la même année - François Cheng revient encore une fois sur la vision chinoise du vivant : "Selon une intuition foncière nourrie par des observations, et à partir de l'idée du Souffle, les penseurs chinois, surtout de tendance taoïste, ont avancé une conception unitaire et organiciste de l'univers créé, où tout se relie et se tient, le Souffle étant l'unité de base qui relie entre elles toutes les entités vivantes. Dans cet immense réseau organique, ce qui se passe entre les entités compte autant que les entités elles-mêmes." (p. 15, c'est moi qui souligne)

Cette dernière phrase me renvoie à un très stimulant passage des Diplomates, l'essai de Baptiste Morizot* que j'ai évoqué ici en avril :
"Par diplomatie des relations, on entend une diplomatie adossée à une ontologie et une éthique des relations : c'est-à-dire à une conception du monde suivant laquelle nous sommes un tissu de relations avec la communauté biotique, et où viser le bien des uns implique le viser le bien de la relation elle-même. C'est une diplomatie de la conciliation et de la réconciliation.
Elle s'oppose à une diplomatie des termes, adossée à une ontologie et une éthique substantialistes des termes, suivant lesquels ce qui existe, c'est avant tout des choses séparées, des humains et des loups, des sauvages et des civilisés, des êtres de droit et des êtres de matière ; et qu'il faut viser le bien de l'ensemble auquel on appartient (son espèce, son pays, sa classe sociale) avant le bien des relations, considérées comme secondaires." (p. 253)
Malgré cette convergence, qui laisse donc à penser que la pensée cosmologique chinoise s'inscrit plutôt dans la diplomatie des relations, Baptiste Morizot n'a pas un mot pour elle : l'essentiel de ses sources intellectuelles est d'origine française ou anglo-saxonne. De même Emanuele Coccia ne va guère chercher ses références du côté de l'Asie, à l'exception du japonais Watsuji Tetsurô, cité une fois dans le chapitre sur Le souffle du monde (mais il n'est jamais question de cette pensée chinoise du souffle évoquée par Cheng). Malgré les travaux des philosophes et sinologues François Jullien et Jean-François Billeter, ainsi que du géographe Augustin Berque, il semble donc que le chemin est encore long pour une véritable rencontre entre la philosophie occidentale la plus active et une pensée orientale pluri-millénaire mais encore bien vivante.


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* Je lis ce matin la chronique facebookienne d'André Markowitz, comme d'habitude excellente : il évoque Malraux, et la catastrophe du "grand bond en avant" qui provoqua en Chine une famine qui fit des dizaines de millions de morts. Aveuglement de nombre de nos intellectuels, qui ne fut guère ébranlé avant les écrits lucides de Simon Leys, alias Pierre Ryckmans, dont mon ami Jean-Claude me signale aujourd'hui le travail sur Shitao. Voir cette page web de la Fondation Berger.

** Dans le même numéro d'été de Philosophie Magazine, on peut lire le reportage de Baptiste Morizot, parti pister la panthère des neiges dans les montagnes du Kirghizistan, ce qui le conduit à méditer, je cite, "sur la patience dont les êtres humains - comme les grands prédateurs - sont capables."

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