vendredi 19 octobre 2018

Du fond de la kiva

J'ai retrouvé le mot que je cherchais dans FAILLES/traces d'Auxeméry, le mot qu'une première exploration n'avait pu débusquer. Et pourtant j'étais presque certain de l'avoir vu.

Ce mot était kiva.

Une kiva, nous dit Wikipedia, "est une pièce, en général de plan circulaire et semi-enterrée, utilisée par les Pueblos pour des rituels religieux." Les Pueblos rassemblent des tribus distinctes (les principales étant les Hopis et les Zuñis), ayant en commun un même habitat en maisons de pierre.

Pourquoi ce mot-là précisément ? Tout simplement parce qu'il était évoqué au même moment dans l'étude de la chercheuse australienne Lynne Kelly, The Memory Code (Atlantic Books, London, 2017). Un livre non encore paru en français, et qui m'a semblé si important que je me suis lancé depuis le mois de juin dans sa traduction. Je n'en suis encore qu'aux 2/3, et cette traduction, compte tenu de ma médiocre maîtrise de l'anglais, est bien peu satisfaisante, mais j'y vois aussi l'occasion de faire quelques progrès. Son existence m'a été révélée par un article de Rémi Sussan sur le site internetactu.net : L’art de la mémoire : de la technique mnémonique à la création du fantastique ?
Article qui commençait ainsi :
"On a déjà parlé plusieurs fois de l’art de la mémoire dans nos colonnes : ne s’agit-il pas de la première technique d’amélioration mentale ? Officiellement, l’art de la mémoire est né au sein de la civilisation gréco-romaine. Mais cette vision est peut-être bien trop eurocentrique… Dans un article fascinant pour la revue Aeon, Lynne Kelly (blog, @lynne_kelly) nous présente quelques techniques « d’art de la mémoire » utilisées par les populations de chasseurs-cueilleurs du monde entier. Cet article reprend bon nombre d’idées qu’elle expose dans son récent et passionnant ouvrage, The Memory Code."
Je ne développe pas davantage, ce serait trop long, je renvoie ceux que ça intéresse aux articles cités, et au propre site de l'auteure. Sachez tout de même qu'elle a personnellement testé avec succès les techniques mnémoniques des cultures indigènes non-lettrées, ce qui m'a donné envie d'essayer à mon tour. Le résultat est tout à fait bluffant. Un jour ou l'autre, je reviendrai sur cette expérience, mais place à notre kiva.

Des kivas il est question dans le chapitre 9 du livre de Lynne Kelly, consacré à l'architecture pueblo du Chaco Canyon, au Nouveau-Mexique. Wikipédia encore  :
"Chaco Canyon est un ensemble de quelque 3 600 sites archéologiques appartenant à la culture anasazi (...). Il connut son apogée du IXe au XIIIe siècle de notre ère et fut un carrefour commercial et une place religieuse importante. (...) Aujourd'hui, Chaco Canyon est classé au patrimoine de l'Humanité de l'UNESCO. Il représente le plus important site archéologique précolombien au nord du Mexique. Les Chacoans (les habitants de Chaco Canyon) ont extrait des blocs de grès et ont transporté du bois sur d’importantes distances afin d’aménager quinze complexes de bâtiments qui restèrent les plus imposants d’Amérique du Nord jusqu’au XIXe siècle."

La grande kiva de Chetro Ketl (Wikipedia)



"Le Chaco Canyon semble pour certains historiens, avoir été un grand centre de pèlerinage pour les populations des alentours.
Les kivas étaient des chambres rituelles circulaires creusées dans le sol et recouvertes d'un toit ; édifice en partie souterrain, on y descendait par une petite échelle pour pratiquer le culte ou réunir le conseil du village. Un foyer était aménagé au centre et la fumée s'échappait par un conduit de ventilation, doté d'un déflecteur. Les plus grandes pouvaient accueillir plusieurs centaines de personnes qui pouvaient s'asseoir sur des banquettes en pierre. Des fêtes religieuses liées aux cycles agricoles devaient être célébrées dans ces kivas, exclusivement par les hommes.
Les grandes kivas de Chaco Canyon avaient un diamètre de 18 mètres et étaient subdivisées en fonction des points cardinaux. Certains bâtiments en pierre du canyon se trouvent dans l'alignement du soleil à un moment précis : à Pueblo Bonito par exemple, le lever du soleil du solstice d'hiver est visible depuis deux portes."
Bon, assez de Wiki, le fait est que plus on se penche sur l'histoire de ce Chaco Canyon, plus on est fasciné par la culture qui s'y est déployée, et qui a sans doute disparue à cause d'une sécheresse débutée en 1130 et qui dura pas moins de cinquante ans, provoquant l'émigration des Chacoans. Il se trouve que le lieu a vu la visite, pendant la seconde guerre mondiale, d'un célèbre poète français en exil. C'est cela qu'évoque Auxeméry dans son poème intitulé justement HOPI, écrit en 1986 et revu en 2014, du recueil Partitions. Ce poète n'est autre que celui qu'on nomma le pape du surréalisme, André Breton. C'est à lui qu'Auxeméry s'adresse dès le début du poème :

je te vois assis parmi les décombres sur la place vide
de Mishongnovi tu viens de tirer l'échelle,
                                                                   pour
le port de tête on peut toujours te taxer de morgue
il est vrai que ta crinière conserve sa prestance
                                                                          mais
ils repasseront
                       tu remontes à l'évidence
du fond de la kiva, en plein soleil d'août
sous le signe du Lion tu tiens le pacte en main
les graines germeront, les serpents dans la bouche
des danseurs scelleront l'alliance

Hopi Pueblo of Mishongnovi (foreground) and Shipaulovi, Arizona (John K Hillers, 1879 ou 1881)
Ces serpents dans la bouche font allusion à l'un des célèbres rituels des indiens Hopis, auquel Breton peut-être assista. Un demi-siècle plus tôt environ, un autre européen, l'historien de l'art Aby Warburg l'avait précédé sur les mêmes lieux. Épisode si marquant qu'il refera surface un quart de siècle et une guerre mondiale plus tard, en 1923, au terme d’un séjour en clinique psychiatrique. Pour attester de sa guérison, Warburg prononce une conférence sur le Rituel du serpent chez les Indiens Hopis.

« C’est au cœur de l’été, en août, quand la culture du maïs est menacée par la sécheresse et dépend des pluies d’orage que les Hopis, lors de « festivités paysannes », pratiquent la danse des serpents. Le serpent, en effet, est comme l’éclair, zigzaguant, il est l’éclair, et manipuler l’animal dangereux est une manière de maîtriser les forces naturelles dont dépend l’existence même de ces Indiens agriculteurs et sédentaires. En obligeant le serpent à participer à la cérémonie, sans le sacrifier, en surmontant la peur qu’il inspire, on influe sur le cours de la nature, dans un étrange, instable et pourtant efficace mélange de magie rituelle et de finalité pratique. Entre la main, et la pensée, entre le geste et l’intellect, il y a place pour le symbole qui permet de surmonter la terreur que suscitent les phénomènes naturels incompréhensibles et les périls de l’immédiat environnement. Les Hopis – c’est-à-dire, dans leur langue, « les Pacifiques » – se placent ainsi à mi-chemin entre les sacrifices sanglants pratiqués par d’autres ethnies nomades, pour la même fin, et la « sérénité » que procurent les religions du salut.
[…]
Le serpent, pour les Hopis, est à la fois un danger et un remède, un démon et messager, un intercesseur… Mais cette ambivalence, comme le montre Warburg dans la seconde partie capitale de sa conférence, se retrouve dans l’image du serpent dans la culture grecque : si un serpent monstrueux étouffe Laocoon et ses fils lors de la guerre de Troie, c’est un serpent salvateur qui s’enroule autour du bâton d’Asclépios, le dieu de la guérison, l’Esculape des Romains. La même ambivalence se retrouve dans la religion chrétienne avec le serpent tentateur et le serpent de Moïse. Il existerait ainsi un « paganisme éternel », indestructible, mais ambivalent, dont les images permettent à l’homme de faire face aux angoisses et aux interrogations qui viennent le hanter… » 
Le serpent dans la bouche : Hopi snake priest,Hartwell & Hamaker, Phoenix, Ariz. ca 1899
Peinture de sable dans une kiwa, représentant quatre serpents-éclairs.
D’après H.R. Voth, Oraibi Sumer Snake Ceremony, 1893.
Ceci me renvoie à une lecture que je fis en 2016, celle de L'image survivante, Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, de Georges Didi-Huberman (Minuit, 2002), lecture déjà évoquée dans Le cahier Klee, où je finissais sur ces mots : "Toutes proportions gardées, et sans vouloir se comparer à ces augustes aînés, le travail ici sur Alluvions relève de la même dynamique associative, de la même recherche des correspondances passant outre les espaces et les temps. Un concept central peut résumer tout ceci : l'intrication."


Voilà jusqu'où un simple mot de quatre lettres peut vous plonger.
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* Je reprends ici les citations données par un excellent article de Bernard Umbrecht sur son blog Le SauteRhin : "Abi Warburg et le serpent dans les archives de la mémoire."
On peut lire aussi avec profit l'article de Mathieu Bouvier, Le rituel du serpent, Warburg, d'où j'ai extrait les photos des rituels hopis.

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