dimanche 28 octobre 2018

Ce cheval qui tourna la tête

Le livre de Zora del Buono, Des arbres et des hommes, que j'ai terminé ce matin, mérite parfaitement son titre : les quinze arbres extraordinaires dont elle compose le portrait racontent en même temps l'histoire des hommes qui en firent des abris, des refuges, mais aussi souvent des motifs de gloire ou des symboles. De l'Ankerwycke Yew, cet if dont j'ai déjà parlé, à l'ombre duquel on signa la Magna Carta, jusqu'au tilleul du village de Schenklengsfeld, qu'on dit le plus vieil arbre d'Allemagne (900 à 1255 ans), autour duquel vécut pendant plus de quatre cents ans une petite communauté juive, cent soixante-seize citoyens au moment de la guerre, dont vingt-trois disparurent dans les camps de concentration nazis, si bien que Zora del Buono peut conclure son livre en écrivant avoir "l'impression, en observant Schenklengsfeld, de regarder à la loupe l'histoire du pays, ce village est un concentré d'Allemagne, et ce que l'on apprend est tellement bouleversant qu'une nuit sans sommeil est encore la chose la plus anodine qui puisse nous arriver."



Certains de ces arbres extraordinaires restent anonymes, ainsi en est-il du Pin Bristlecone (Pinus longaeva) des White Mountains en Californie, 5065 ans, considéré comme l'arbre non clonal le plus âgé du monde, et dont le chemin d'accès n'est pas indiqué au public afin de le prémunir de possibles agressions, comme celle de son congénère du Nevada, le Prometheus, abattu par un étudiant en géographie en 1964. À cause de l'importance de l'espèce dans les recherches de dendrochronologie, tous les pins bristlecones de cette région sont maintenant protégés, qu'ils soient debout ou tombés. Le fondateur de cette science, l'astronome et mathématicien Andrew Elicott Douglass (1867-1962) avait le premier élaboré une méthode de datation permettant aussi de décrire le climat des époques passées en s'appuyant sur les anneaux de croissance (ou cernes) des arbres.  Ainsi put-il dater les édifices aztèques à l'aide de poutres maîtresses dans les ruines. Incidemment, j'eus la surprise de voir réapparaître à cette occasion mes Indiens Pueblo du Chaco Canyon :
"Les bois de Pueblo Bonito, au Nouveau Mexique, datent de l'an 1111, l'histoire de la colonisation de l'Amérique a pris un nouveau  visage avec le travail de Douglass. On suppose aujourd'hui que le Pueblo Bonito, un bâtiment d'environ huit cents pièces, a été habité à partir de 828 et abandonné trois siècles plus tard, probablement pendant une période de sécheresse qui résulté aussi du fait que les Indiens Pueblo avaient déboisé le Chaco Canyon au point que la nappe phréatique descendit, rendant toute vie impossible." (p. 73)
Autant dire que deux fils jusque-là indépendants de ma (j'hésite devant le mot à écrire : réflexion (un peu réducteur, il entre tellement d'intuition là-dedans) ? divagation (ce n'est pas faire justice inversement à ce qui entre de parfaitement rationnel dans l'entreprise) ? ), disons provisoirement, de mon chemin d'écriture : quelque chose, oui, s'est noué là entre le motif de l'arbre - présent en réalité depuis mai 2017, avec l'arbre du Sacrifice de Tarkovski, mais réactivé en ce mois d'octobre -, et le motif qui tourne autour de la kiva Hopi, qui a convoqué aussi bien André Breton qu'Aby Warburg. Et ce nouage s'est compliqué d'un troisième brin (ce qui détermine donc une tresse) avec un troisième motif ayant émergé ici, qui est celui du silence. Car c'est dans ce même chapitre consacré au pin Bristlecone que dans la complète solitude de la montagne californienne, Zora del Buono, après avoir vu disparaître la voiture rouge d'un photographe trop massif pour en descendre et qui ne photographiait donc que de la fenêtre entrebâillée de son véhicule, constate que "ce qui reste, c'est le silence." Et elle conclut alors son histoire par une vision quasi fantastique :
"Et puis, soudain, cet arbre qui se tient aussi droit que vous, qui trône majestueusement sur une hauteur comme si le monde entier était en dessous de lui seul, parce qu'il n'y a pas de monde au-dessus de lui, c'est un silencieux pas de deux entre deux créatures dont une seul sait danser, mais comme par miracle une troisième se glisse dans le tableau, il y a un cheval noir derrière, ce n'est pas une hallucination, le cheval marche lourdement dans la neige et personne ne sait où il va." (p. 78)
En note, Zora del Buono ajoute : "Plus tard, on me dit que le cheval est un étalon, qu'il vit depuis au moins quinze ans dans les White Mountains. Personne ne sait d'où il vient : personne ne sait d'où il est venu. Jadis ils étaient trois, un cheval gris, un brun et un étalon noir. L'un deux a disparu, on a trouvé le squelette de l'autre il y a quelques années. L'étalon a déjà été vu à des altitudes plus basses, là où vivent d'autres chevaux, mais quelque chose ne cesse de l'attirer de nouveau à trois mille mètres d'altitude, vers la solitude totale."*

Cette vision assez inouïe, cette synchronie entre la vision de l'arbre et celle du cheval, ce trio de figures qu'elle met en scène, m'a aussitôt fait penser à ce poème magique de Supervielle dont je n'ai jamais épuisé le mystère, Mouvement.

Ce cheval qui tourna la tête
Vit ce que nul n'a jamais vu
Puis il continua de paître
A l'ombre des eucalyptus.

Ce n'était ni homme ni arbre
Ce n'était pas une jument
Ni même un souvenir de vent
Qui s'exerçait sur du feuillage.

C'était ce qu'un autre cheval,
Vingt mille siècles avant lui,
Ayant soudain tourné la tête
Aperçut à cette heure-ci.

Et ce que nul ne reverra,
Homme, cheval, poisson, insecte,
Jusqu'à ce que le sol ne soit
Que le reste d'une statue
Sans bras, sans jambes et sans tête.
_________________________
* La photo qui accompagne ce passage est celle qui fait la couverture de l'édition française.

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C'est donc celle du pin Bristlecone. Photo surprenante car on aurait pu s'attendre à la photo plus habituelle d'un arbre avec tronc puissant et ample feuillage. Non, ici ni fût vertical, ni couronne ni houppier, à la place une géométrie complexe de bois en torsion, une sculpture traversée de poussées contraires entre ciel d'albâtre et tapis neigeux. Sur cette blancheur, il nous reste à imaginer le cheval noir.

[Ajout du 29/10] : Dans le premier article de cette nouvelle série, après la pause estivale, j'avais traité du documentaire Le Temps des Forêts, qui alertait sur la malforestation française. La semaine dernière, plus de 1000 forestiers et simples citoyens se sont d'ailleurs réunis à Saint-Bonnet-Tronçais (Allier) pour dénoncer la privatisation de l'Office national des forêts (ONF) et l'"industrialisation croissante" des forêts publiques (voir article de francetvinfo).

Forestiers de l'ONF contre l'industrialisation de la forêt (Photo : Thierry Zoccolan/AFP)
Je terminai l'article en notant une coïncidence avec un billet du site de Thomas Vinau, de retour chez lu dans le Vaucluse après son passage à Châteauroux. Or, hier, sur ce même site Etc-Iste, Thomas rapporte sa participation au projet Rock Fictions de Carole Epinette. A priori, rien à voir avec nos préoccupations du moment, sauf que ce nom, Épinette, ne peut me laisser insensible. Pourquoi ? Eh bien parce que l'épinette, qui pour moi était encore voici peu un instrument de musique à clavier et à cordes pincées, en somme une sorte de petit clavecin, s'est révélé être aussi un conifère, du genre Picea de la famille des Pinacées. Il en existe une quarantaine d'espèces dans le monde, distribuées dans la région circumpolaire de l'hémisphère Nord, dont cinq  indigènes du Canada. Parmi ces espèces, l'une d'elles, l'épinette noire (Picea mariana) était l'objet d'une attention spéciale de l'anthropologue Serge Bouchard dans son livre Le peuple rieur, que j'ai lu aussi en ce mois d'octobre, mais dont je n'ai pas parlé, faute de temps et de rapport direct avec les thèmes du moment.



Les amis innus sont ces Amérindiens, appelés parfois Montagnais, qui vivent et survivent, écrit Serge Bouchard, depuis au moins deux mille ans dans cette partie de l’Amérique du Nord qu’elle a nommée dans sa langue Nitassinan : notre terre. Histoire parfois tragique d'une société nomade confrontée entre 1850 et 1950 à la sédentarisation forcée et au déplacement des enfants dans des institutions. Il reste que ce peuple Serge Bouchard l'appelle rieur, car il a toujours gardé malgré les malheurs sa joie de vivre et son humour. Et l'épinette noire est souvent l'arrière-fond de cette vie, l'omniprésent décor. Je retrouve sur le site de Radio-Canada une chronique intitulé La prière de Serge Bouchard pour l'épinette noire, où il est dit :
« Je crois que les épinettes noires surveillent l'éternité », déclare Serge Bouchard. Ligne de vie du soleil couchant, appartenant selon lui plus au ciel qu'à la terre, ces conifères sont les « pylônes spirituels qui relient la Terre à l'Univers ». Grâce à cette prière, l'anthropologue réhabilite avec poésie cet arbre « victime de notre désamour », symbole de la pauvreté d'un territoire nordique, selon lui, mal connu. Pour Serge Bouchard, l'épinette noire mériterait d'être désignée comme arbre national.
Selon Serge Bouchard, les « pouvoirs mystérieux » de l'épinette noire restent sous-estimés.   Photo : iStock (légende du site)
Plus troublant encore : j'ai évoqué la dendrochronologie à propos du pin Bristlecone, mais si mon souvenir était juste, l'épinette noire était aussi mentionnée dans l'ouvrage de Bouchard comme ayant apporté des enseignements précieux sur ce plan aussi de la datation. Ayant rapporté le livre à la médiathèque je ne peux vérifier, mais une recherche sur le net m'a confirmé dans mes vues : on a effectivement retrouvé en 2017 des épinettes noires dans un petit lac du nord du Québec, dont l'analyse des cernes va permettre de mieux comprendre le climat de la forêt boréale au millénaire passé.

Nouage donc à tous les étages : à travers l'épinette (et je n'aurais pas fait la connexion sans Thomas Vinau), se sont donc reliés deux thèmes courant ici depuis octobre, l'arbre et l'Indien.

Flânant enfin sur le site de Carole Epinette, j'y trouve sur la page Rêveries d'automne, cette citation de Rousseau qui n'est pas sans quelque résonance avec tout ce que nous avons traversé ces derniers jours :
« Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image; mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu, je ne pouvais m’arracher de là sans effort. »
J.J. Rousseau – « Rêveries d’un promeneur solitaire »



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