mercredi 5 décembre 2018

De la terre inconnue au printemps silencieux

Ordinairement, je ne regarde pas l'émission de Frédéric Lopez, Rendez-vous en terre inconnue, basée sur le principe d'une rencontre entre une personnalité du monde du spectacle et un peuple autochtone. Les images que j'en ai aperçues (impossible d'y couper avec les annonces de programme omniprésentes), les quelques extraits que j'ai pu visionner au fil des années, m'ont toujours laissé un peu dubitatif : d'un côté j'apprécie la mise en valeur de cultures menacées, l'empathie et la chaleur des rapports humains qui entourent ces échanges et que je veux bien croire authentiques, mais d'un autre côté je me défie du climat émotionnel un peu artificiel, je n'arrive pas à oublier que tout ceci n'est possible qu'avec l'appui d'une équipe technique assez lourde, mais de cela il n'y a aucune trace à l'écran, pas une caméra ne traîne dans le champ, pas un micro, et les échanges, forcément traduits (Lopez et son invité parlent toujours en français), ne laissent rien percevoir de ce travail de traduction qui doit inévitablement ralentir la communication. On me dira que montrer l'infrastructure technique alourdirait l'émission, en casserait le rythme. Peut-être, mais je persiste à être mal à l'aise face à un naturel fabriqué (par exemple, jamais on ne surprendra un regard caméra des populations filmées, j'imagine que les rushes en sont pleins mais qu'ils sont coupés au montage).



Bref, d'habitude je ne regarde pas et hier j'ai pourtant fait une exception. Et ce n'est pas parce que c'est la dernière fois que Frédéric Lopez conduit l'expédition (il est remplacé par Raphaël de Casabianca), non, c'est parce que le peuple auquel il rend visite avec Thomas Pesquet, le spationaute désormais célèbre, est celui des Kogis. Et que les Kogis, ma foi, je connais un peu grâce à mon ami Jean-Marc, alias le Baroudeur, actuellement en Thaïlande et au Laos pour ses études d'ethnobotanique. Oui, ce doit être lui qui m'a le premier parlé des Kogis, peuple amérindien vivant au nord de la Colombie, dans la Sierra Nevada de Santa Marta,  plus haute chaîne côtière du monde (près de 5800 m d’altitude à 42 kms de la mer des Caraïbes). C'est le Baroudeur aussi qui m'a parlé d'Eric Julien, un géographe qui fut autrefois sauvé par les Kogis d'une détresse pulmonaire alors qu'il cheminait dans la montagne. Fondateur d'une association, Tchendukua, Ici et Ailleurs, qui entend aider à la protection des intérêts de ce peuple et en particulier contribuer à la restitution de terres ancestrales, il a été invité à la fin de l'émission, sur le plateau qui réunissait tous les acteurs du film (et c'était d'ailleurs très appréciable que, pour une fois, l'ensemble du staff technique soit réuni).

La particularité des Kogis, c'est leur spiritualité. Tous les peuples indigènes possèdent une haute spiritualité, souvent de type animiste, mais la différence c'est que les Kogis pensent bien au-delà de leur territoire propre ; héritiers d'une très ancienne culture précolombienne, les Tayronas, persécutés par les Conquistadores, ils considèrent leur terre d'aujourd'hui comme le cœur du monde, et s'ils ont accepté d'accueillir les équipes de télévision, eux qui refusent de laisser entrer quiconque sur leurs terres, c'est pour passer précisément un message à un monde dont ils sont tout à fait conscients des dérives écologiques. Ils se considèrent comme les grands frères (eux qui sont à peine 12 000 semble-t-il), et ils s'adressent sans mépris, dans un esprit toujours pacifique, à nous les "petits frères"qui saccageons la Terre-mère.

Comme je n'avais pas encore tout à fait sommeil après cette longue émission, j'ai entamé la lecture du livre de Rachel Carson, Printemps silencieux, que j'ai trouvé la semaine dernière à la médiathèque (que la bibliothécaire qui a ressorti le livre du tréfonds des magasins en soit éternellement louée). Et sans doute vous ne connaissez pas Rachel Carson, et je ne saurais vous en vouloir, moi-même je n'ai appris son existence qu'en lisant le petit livre-manifeste de Fabrice Nicolino et François Veillerette, Nous voulons des coquelicots.

La biologiste Rachel Carson chez elle en 1962
Rachel Carson est une biologiste de la mer déjà renommée pour ses ouvrages de vulgarisation lorsque le magazine New Yorker publie en juin 1962 le début, en feuilleton, de son livre qui paraît le 27 septembre suivant : Silent Spring, Le printemps silencieux. Elle y dénonce les méfaits terribles de l’utilisation inconsidérée des pesticides à la suite du fameux DDT, ce produit qu'on considéra de prime abord comme un insecticide miraculeux (Primo Levi fut ainsi sauvé du typhus à sa libération d'Auschwitz. Il décrira plus tard dans La Trêve, rapporte Fabrice Nicolino, ces "soufflets mécaniques qui injectaient de l'insecticide en poudre - du DDT, nouveauté absolue pour nous, comme les jeeps, la pénicilline et la bombe atomique dont nous apprîmes l'existence peu après".  Personne n'ayant été intoxiqué dans l'immédiat, on en conclut alors que le produit était inoffensif pour l'homme. Rachel Carson écrit alors :
"Cette erreur est fort compréhensible ; elle provient du fait que l'insecticide en question, sous forme pulvérulente, n'est pas absorbé par la peau. Mais lorsqu'il est dissous dans l'huile, cas le plus fréquent, il devient fortement toxique. Avalé, il est lentement absorbé par les voies digestives ; respiré, il est aspiré par les poumons. Lorsqu'il a pénétré dans le corps, il s'emmagasine de préférence dans les tissus gras, tels que les capsules surrénales, les testicules, la thyroïde, parce qu'il est soluble dans les graisses ; des dépôts relativement importants se forment dans le foie, les reins et le gras des larges mésentères entourant l'intestin." (p. 44)
Ce cri d'alarme, étayé par de nombreux rapports et études de scientifiques, est violemment contesté par les lobbies de l'industrie des pesticides et les scientifiques qui y sont inféodés. Et malgré tout, en 1969, la Suède interdit la première le DDT, suivie de l'Allemagne la même année. Les États-Unis, la patrie de Carson, font de même en 1970. La France, "étrange bonne dernière", ironise Nicolino, en 1971.

Hélas, Rachel Carson n'est plus là pour saluer cette victoire qui lui doit tout. Elle a succombé en 1964 d'un cancer du sein. Elle n'a que 54 ans.

Victoire sur le DDT. Mais le DDT n'était qu'une goutte de poison dans l'océan nauséeux des pesticides. Bien d'autres produits de synthèse, bien plus toxiques encore, ne cesseront plus d'être mis sur le marché, et aujourd'hui nous en sommes là, le printemps silencieux est plus que jamais d'actualité et l'agrochimie est toujours aussi puissante dans sa désinformation.


Dans le livre de Rachel Carson, je prends juste un autre exemple de pesticide dont elle dénonce dès 1962 le caractère dangereux, le malathion, employé contre les moustiques.
"(...) le malathion a semblé sans danger, parce que le foie des mammifères, organe qui possède un extraordinaire pouvoir de protection, annule son action ; l'un des enzymes du foie provoque la désintoxication ; toutefois si les enzymes sont détruits, ou si leur action est entravée, la victime subit le plein effet du poison.
Et malheureusement, c'est là monnaie courante. Un groupe de savants de la Food and Drug Administration (FDA)  a découvert, voici quelques années, que l'absorption simultanée de malathion et de certains autres phosphates organiques entraînait un empoisonnement sévère, 50 fois plus violent que ne l'auraient laissé prévoir les actions additionnées des deux produits. En d'autres termes, l'absorption d'un centième de dose mortelle de malathion et d'un autre phosphate organique peut entraîner le décès." (p. 54)
Par curiosité, je regarde sur le net ce qu'il en est aujourd'hui de ce fameux malathion. Je me rends aux  sources les plus officielles, sur le site canadien du CNESST (Commission des normes, de l'équité,de la santé et de la sécurité au travail), à l'onglet Répertoire toxicologique, où le lis à la section

Effets aigus 


Mise à jour : 1993-04-23
Inhibition des cholinestérases (nausées, vomissements, maux de tête, diarrhée, vertiges, faiblesse musculaire, sensation d'oppression thoracique, vision brouillée, myosis, larmoiement, hypersalivation, douleurs abdominales, fasciculation musculaire, dépression cardiorespiratoire, convulsions, coma et mort par arrêt cardiaque ou respiratoire). Les symptômes d'intoxication peuvent apparaître après un délai.

Et un peu plus loin :




Wikipédia informe de son côté que le malathion est  interdit d'usage dans l'Union européenne, dont en France depuis le 1er décembre 2008. Il est classé cancérogène probable en 2015 par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC),  très écotoxique notamment pour les organismes aquatiques, les abeilles et les oiseaux, et son principal produit de décomposition, le malaoxon est très toxique.  

Donc, un produit dénoncé par Rachel Carson comme éminemment toxique en 1962 n'a été suspendu (et encore, en 2015, il était toujours autorisé en Nouvelle-Calédonie) qu'en 2008... Quarante-six ans plus tard...

Il faut dire que la Chine en exportait encore 1500 tonnes en 2008 (combien aujourd'hui ?).

Séchons nos larmes, le malathion est actuellement indisponible sur Amazon, il y a de l'espoir...


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