"Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes possibles."
Voltaire, Candide, ch.1.
Ce matin, voyant sur la table le dernier numéro de Philosophie Magazine, je me suis fait la réflexion que je n'y avais guère touché depuis son arrivée. C'est toujours la même chose : je dévore le sommaire avec avidité, je me précipite sur quelques articles et puis souvent je laisse décanter. Un nouveau numéro déboule et je suis loin d'avoir épuisé l'ancien. Pas bien grave, direz-vous, mais bon, j'y vois un indice de la dispersion qui toujours me menace. Donc ce matin, ayant un peu de temps devant moi, pour contrecarrer ce sentiment, je me plonge dans Leibniz vu par Jérôme Ferrari. Des propos recueillis par Victorine de Oliveira. J'ai lu deux romans de Jérôme Ferrari et bien qu'il ait eu le prix Goncourt j'apprécie son écriture ; romancier et professeur de philosophie, il s'intéresse depuis longtemps au philosophe de Leipzig (1646 -1716), la bête noire de Voltaire, qui l'éreinte sous les traits de Pangloss dans Candide. L'article est titré : "Leibniz m’a fait comprendre que le mal est le problème le plus important”, et commence par ces mots : « La question du mal, de son existence et de sa justification est le
problème à côté duquel tous les autres me semblent subalternes, et c’est Leibniz qui s’en est emparé avec le plus de force et de conviction."
"J’ai d’abord considéré, dit-il, les Essais de théodicée comme un exercice de logique formelle un peu vain. Puis j’ai changé d’avis, ou plutôt de sensibilité. J’ai fini par sentir, pour ainsi dire, ce qu’ils avaient de vivant. [...] Leibniz n’aborde pas seulement la question du mal mais aussi celle du libre arbitre et de la prévisibilité des actions, et se demande comment conserver le libre arbitre en distinguant entre plusieurs ordres de nécessité. On y lit un magnifique foisonnement conceptuel qui, quand on tente une réflexion sur la liberté, reste d’actualité." Me voilà happé, car moi aussi le problème du mal me taraude depuis des lustres : n'ai-je pas écrit une nouvelle en terminale (j'ai essayé de remettre la main dessus mais elle est introuvable pour l'instant*) où le diable prend la place d'un professeur de philosophie souffrant et commence son cours en avertissant que le problème soulevé ce jour-là serait celui du mal ?
Ferrari a le mérite de résumer le problème assez simplement (c'est ce qu'il affirme lui-même), avec trois propositions : Dieu est bon, Dieu est tout-puissant, le mal existe.
"Si je crois au dogme chrétien, ou du moins monothéiste, il faut que ces trois propositions soient vraies en même temps. Or il apparaît qu’elles ne peuvent être vraies que deux à deux : Dieu est bon et le mal existe, alors il n’est pas tout-puissant parce qu’il ne peut pas l’empêcher ; Dieu est tout-puissant et le mal existe, alors il n’est pas bon parce qu’il n’essaye pas de l’empêcher. On peut en conclure que si le mal existe, Dieu n’existe pas, ou en tout cas pas sous une forme susceptible de nous intéresser. Mais pour Leibniz, ce n’est pas une option. Si l’on veut préserver la bonté et la toute-puissance de Dieu, on n’a pas d’autre choix que de faire un sort à l’existence du mal. La solution idiote serait de prétendre que la vie est un long fleuve de délices, ce qui se tient difficilement. Il faut admettre le mal. Mais chez Leibniz, cela ne se met pas en œuvre de manière simple. De ce problème découle une multitude de sous-problèmes tous plus redoutables les uns que les autres. Leibniz se rend compte que les réponses théologiques communément admises ne tiennent pas vraiment la route.
Le mal qui nous intéresse est le mal moral causé par l’humain et dont souffrent d’autres humains. Une réponse classique consiste à se réfugier dans le libre arbitre : Dieu crée l’homme libre, donc l’homme est seul responsable du mal. Mais on voit tout de suite que cette idée pose un énorme problème. Dieu est supposé omniscient, ce qui signifie qu’en créant l’homme libre, il sait par avance que sa créature est susceptible de faire un mauvais usage de sa liberté. Si je crée une machine en sachant qu’elle va causer un mal épouvantable, je ne peux pas rejeter ensuite la responsabilité de ce mal sur ma machine, puisque je savais à l’avance qu’elle serait source de malheur. C’est un problème que j’ai exploré dans Le Principe : lorsque le physicien Heisenberg jette les bases de ce qui permettra d’inventer la bombe atomique, il en va pour moi de la chute de la physique dans le péché. C’était pourtant un homme animé des meilleures intentions du monde !"
« Leibniz met en œuvre de très fines distinctions conceptuelles pour expliquer qu’un acte prévisible n’en demeure pas moins libre, que la responsabilité de l’acte incombe à la créature, pas seulement au créateur. Il n’y a selon lui qu’une forme de nécessité : la nécessité logique. Un acte peut à la fois être absolument prévisible, et absolument libre, pour peu qu’il ait été possible, logiquement, que l’acte ne soit pas accompli. En mathématicien probabiliste, Leibniz montre avec brio qu’un acte absolument inévitable peut aussi être contingent. Leibniz fait une distinction entre une nécessité logique, soit les propriétés d’une figure, la nécessité d’une conclusion une fois les prémisses posées, et la contingence d’un acte comme celui de frapper quelqu’un. Si je suis sur le point de frapper quelqu’un et que tout dans mon caractère indique que, sans coup férir, je vais le frapper, il n’en demeure pas moins que le fait de ne pas frapper reste une possibilité."
"À chaque possibilité, à chaque acte possible correspond un monde possible. Le Dieu de Leibniz est un super calculateur, qui affecte chaque monde d’un coefficient de bien. Il va de soi que Dieu peut créer n’importe lequel de ces mondes, mais il crée évidemment le meilleur possible. Sa nature, sa bonté, le poussent au bien. Pour Leibniz, il est ridicule de penser qu’un être parfait pourrait créer quelque chose de moins bon que le meilleur monde possible, ce qui ne signifie pas qu’il est prisonnier de sa nature ou qu’il est déterminé logiquement par elle. La foi de Leibniz est avant tout une foi totale dans les pouvoirs de la raison et du calcul logique. C’est sa grande modernité. Je ne pense pas que l’exercice puisse donner la foi, mais j’estime qu’il n’est jamais mauvais en soi d’avoir une raison correcte de croire en quelque chose.""Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes": c'est là-dessus que daubait Voltaire, dont Jérôme Ferrari ne parle d'ailleurs pas. Voltaire a-t-il manqué de subtilité dans son approche de Leibniz ? N'est-il pas tombé dans la caricature ? En tout cas, si notre monde est le meilleur des mondes possibles, c'est un peu à désespérer.
Candide illustré par Wolinski |
Mais on commence par Sundar Pichai, le PDG de Google. Au cours d'une audition récente devant le
Congrès américain, une sénatrice
démocrate lui demande pourquoi c'est la photo de Trump qui
apparaît quand on tape "Idiot" dans Google Images. "Sa réponse fut
que Google traitait chaque année plus de 3000 milliards de requêtes
(dont 15% d'inédites chaque jour), que tout était automatisé, que
c'était une question d'échelle ("large scale"), que plus de 200 critères
était à chaque fois pris en compte pour extraire et classer les bonnes
pages depuis leur base d'index (...)"
J'ai vérifié : idiot et Trump, c'est exact. |
De toute façon, déclare-t-il, "Nous n'intervenons pas manuellement sur les résultats de recherche".
Olivier Ertzscheid considère cette phrase comme "quantique". En ce sens qu'elle est à la fois vraie et fausse :
"C'est pas une phrase, c'est le chat de Shrödinger. Voici pourquoi.
D'abord, bien sûr, c'est vrai que Google n'intervient pas à la main sur chaque résultat de recherche pris isolément (3000 milliards de requêtes par an dont 15% de nouvelles chaque jour ... ça ferait du taff). Ni d'ailleurs sur des résultats de recherche pris globalement. En fait ni Google ni aucun moteur de recherche n'intervient "à la main" sur des résultats de recherche. C'est même précisément cela le principe des "moteurs de recherche" et ce qui fait qu'ils ont remplacé les ... "annuaires de recherche" où les sites étaient uniquement classés à la main et rangés à la main dans des catégories elles-mêmes faites à la main.
Et en même temps ... il est bien sûr vrai que Google intervient manuellement sur les résultats de recherche. L'algorithme de Google et les 200 critères évoqués par Sundar Pichai sont déterminés, choisis, pondérés et appliqués non par par une quelconque entité divine en mode "Deus Ex Technica" mais par les ingénieurs de Google qui, à ce titre, ont la responsabilité (intellectuelle sinon manuelle) des résultats qui apparaissent suite à une requête. Ils sont semblables au manipulateur caché qui permettait à l'automate de jouer aux échecs dans le Turc Mécanique que j'évoquais plus haut. A ceci près, accordons-leur pour filer la métaphore, qu'ils ne manipulent pas chaque coup mais qu'il supervisent les choix tactiques de l'ensemble de la partie.L'algorithme de Google est donc "manipulé" pour autant que "manipuler" implique de hiérarchiser des critères et des opérations permettant d'aboutir à la résolution rapide d'un problème, ce qui est la définition d'un algorithme comme rappelé ici."
Oui, encore une longue citation (cette chronique va être d'une longueur inhabituelle, je le sens bien), mais c'est encore une fois nécessaire pour saisir l'enchaînement du bazar (cette métaphore est peut-être malvenue mais elle s'impose à moi). Écoutons encore notre maître de conférences en sciences de l'information :
"Et c'est là où la technique s'arrête de réfléchir et où l'on a besoin d'autre chose que de décortiquer du code informatique pour comprendre ce qui est véritablement en jeu. Car cette "manipulation", ce réglage ou plutôt ces "200 critères pondérés" qui entrent en jeu à chaque fois qu'il faut afficher et classer des résultats, cette manipulation donc, installe une vision du monde qui repose sur des croyances et des présupposés qui sont sa propre grille d'analyse. [...] En fait l'algorithme de Google c'est un peu comme la main invisible du marché d'Adam Smith, en tout cas dans son interprétation la plus courante, c'est à dire cette "force qui fait de l'intérêt de l'un, l'intérêt des autres".Nous y voilà. Qu'est-ce que je retrouve dans cette analyse serrée du phénomène Google, rien moins que mon Leibniz et mes Essais de théodicée. La preuve :
"Je vais essayer de m'expliquer en prenant un exemple simple et déjà très documenté, celui du Google Bombing. Quand Brin et Page inventent l'algorithme du Pagerank dans lequel (je fais la version vraiment très simple hein) ils présupposent qu'un lien hypertexte vers une page correspond à un vote "pour" cette page et qu'il suffit donc de compter tous ces votes pour voir quelles pages sont les plus pertinentes, ils s'appuient sur un postulat d'optimisme semblable à celui de la Théodicée de Leibnitz telle que reprise et raillée dans le Candide de Voltaire, à savoir que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Comme le résume très bien Wikipédia (je souligne) :
"Les Essais de Théodicée ont pour objectif de résoudre le problème du mal : comment admettre d'une part l'existence d'un Dieu bon, omniscient et omnipotent, et d'autre part l'existence du mal ? La réponse de Leibniz est que le monde tel que nous le connaissons est le meilleur des mondes possibles".Du point de vue de Google et de Sundar Pinchai, leur algorithme est vu comme le meilleur des algorithmes possibles à l'échelle du meilleur des mondes possibles. Il est ce "Dieu algorithmique" bon, omniscient et omnipotent qui ne peut empêcher l'existence du mal ou le fait que Trump soit un idiot."
Il faut lire le reste de l'article qui est tout aussi passionnant, mais je m'arrêterai là pour l'instant. Avouez tout de même qu'il est assez troublant de rencontrer dans la même journée, matin et soir, deux fois Leibniz et ses Essais de théodicée, Candide et le problème du mal. C'est à se demander si un algorithme plus fort encore que le Pagerank de Google n'est pas à l'oeuvre. Un algorithme divin, qui sait ? Cet attracteur étrange dont j'ai maintes fois essayé de décrire le fonctionnement ?
Cette hypothèse est folle, bien sûr. Mais à l'appui de cette folie, il y a cette autre coïncidence : il se trouve - cela m'est revenu en mémoire juste après la lecture d'Affordance - que ce n'est pas la première fois que Leibniz fait irruption dans Alluvions. Il faut remonter au mardi 18 novembre 2014, avec cet article, Le songe de Théodore.
Vous pouvez y aller voir, mais je vous connais, internautes de malheur, vous êtes paresseux, alors je vous colle la capture d'écran du début :
Vous avez bien vu : Le chat de Schrödinger. Ce même chat évoqué dans le billet d'Olivier Ertzscheid. Mais c'est comme une friandise en plus, une résonance supplémentaire, l'important c'est ce qui va venir (je me permets là de recopier purement et simplement le reste de l'article) :
"Le passage que je découvre ce soir-là s'articule autour d'une histoire racontée par le philosophe Leibniz dans la troisième partie de ses Essais de Théodicée. Le jeune Sextus Tarquin, qui deviendra le dernier des rois légendaires de la cité romaine, interroge l'oracle d'Apollon sur son avenir. Devant la noirceur du tableau, Sextus s'insurge et se rend à Dodone, près de Jupiter, afin qu'il rectifie le destin prédit. Jupiter restant inflexible, Sextus, dépité, s'abandonne à son destin qui s'accomplit donc selon ce qu'il a été prévu.
Un prêtre, Théodore, qui assiste à la scène, s'émeut du sort de Sextus, de sorte que le dieu suprême le dirige vers sa fille Pallas, à Athènes. En songe, Théodore, touché par un rameau d'or*, est convié à pénétrer dans le "palais des destinées".
Lucrèce et Sextus Tarquin (Simon Vouet) - Wikipedia |
"Celui-ci contient toutes les représentations, dit la déesse, "non seulement de tout ce qui arrive, mais encore de tout ce qui est possible", de sorte que Jupiter puisse passer en revue toutes les formes que l'univers aurait pu prendre et parmi lesquelles il a choisi celle qui lui a plu. Chaque pièce du palais contient ainsi l'une des versions de chacun des événements qui ont fait, qui feront ou qui auraient pu faire l'histoire de tous les hommes comme celle de chacune d'entre eux. (...) Pour convaincre l'homme à la foi vacillante, Pallas propose à Théodore de visiter les pièces qui concernent le malheureux Sextus. Dans l'une de ces chambres se trouve l'histoire vraie de celui-ci où Théodore reconnaît la scène à laquelle il a assisté, Sextus recevant d'Apollon puis de Jupiter l'oracle qui le condamne. Mais il existe toute une série d'autres chambres, d'autres mondes aussi que la déesse lui montre où Sextus connaît d'autres destins, plus vertueux, plus heureux et où il devient un saint plutôt qu'un salaud. Si Jupiter, dans sa grande sagesse et avec la plus totale équité a élu pour le jeune homme un destin honteux et misérable, c'est parce que de celui-ci devaient sortir les grandes choses nécessaires au bien de l'humanité. Il fallait le crime de Sextus - en l'occurrence le viol de Lucrèce - pour que devienne possible la gloire de Rome, "felix culpa", faute heureuse, aussi nécessaire que le péché d'Adam ou la trahison de Judas au salut du monde." (pp. 248-249)
"Mais tant qu'on reste dans le dedans de la boîte, c'est autre chose : un grand récit sans partage pour lequel toutes les péripéties possibles, au lieu de s'exclure les unes les autres, s'additionnent, manifestant sous le regard le réseau ramifié de ce à quoi elles auraient pu conduire et que plus personne ne pourrait vraiment raconter puisqu'il n'existe pas de position depuis laquelle les considérer toutes à la fois."
Quelque chose demande à être dévoilé. Du moins, perçu.
Ou peut-être que je m'illusionne, si c'est le cas, ce n'est pas grave, je n'aurais perdu que mon temps et un peu de sommeil.
Rameaux est paru en 2004, je l'ai acheté à Limoges cette année-là. Dix ans plus tard, je suis bien incapable d'en citer ne serait-ce qu'une seule ligne, mais à le relire, en diagonale, en suivant mes soulignements au crayon, la mémoire revient de l'essentiel du propos.
Et puis, tout à coup, page 171, la fulgurante coïncidence :
" Voici une image ancienne de ces nouveautés. A la fin des Essais de théodicée (414 sqq.), la déesse Pallas entraîne Théodore, le grand sacrificateur, au dernier étage de la pyramide des mondes : à sa pointe extrême, elle lui découvre un appartement si beau qu'il s'en évanouit ; voilà, lui dit la déesse, après l'avoir réveillé, le monde actuel, le nôtre, l'unique, le meilleur. En dessous, dans la nappe inférieure du volume, voyez se multiplier, en bifurcations infinies, d'autres appartements, les mondes possibles que Dieu, au moment de créer, n'a pas choisis. En cette description sublime, Leibniz nous persuade que Dieu les élimina parce qu'ils comportaient plus de mal que celui-ci."
Tout se passe comme si j'avais eu l'intuition de l'avenir. Quelque chose m'était désigné qui allait prendre sens plus tard. Comme une forme de voyance (qui ne verrait pas grand chose en réalité mais ouvrirait une fenêtre sur un possible). Un geste oraculaire qui se reflète dans l'histoire elle-même, qui est une histoire d'oracle.
L'étrange c'est aussi la surgie de cet adjectif "ramifié", qui vint donc réactiver le souvenir du regard, faire le lien avec le livre de Serres et déclencher mon désir de savoir. Sans cette présence du mot, il est vraisemblable que le regard eut été oublié, et la connexion non réalisée.
Celle-ci m'a si fortement frappé que j'avais aussitôt résolu d'en rendre compte ici. Ceci dit, le sens plus global de tout cela m'échappe. Nous n'avons pas fini de méditer sur les figures du hasard objectif."
Récapitulons. La coïncidence de ce 17 décembre 2018 renvoie à la coïncidence du 18 novembre 2014. Entre les deux journées, rien. Pendant quatre années, veux-je dire, rien à signaler du côté leibnizien.
Je ne sais plus que dire. J'ai juste envie de prolonger la dernière citation de Michel Serres En cette description sublime, Leibniz nous persuade que Dieu les élimina parce qu'ils comportaient plus de mal que celui-ci." Les lignes qui suivent sont celles-ci :
"J'eusse aimé suivre cette visite et sourire, en haut, des branches mort-nées où j'eusse vécu marin, compositeur de musique et non pas écrivain, réjoui et malheureux différemment... Elles inspirent Jacques le Fataliste où, à tous les carrefours, jaillissent mille possibles, où Diderot s'écarte sans cesse de la route, gambade d'événements imprévus en bifurcations, caressant au passage dix commencements virtuellement ramifiés (...)."
En 1996, il se trouve que j'ai joué ce personnage de Jacques le Fataliste, à Cluis-Dessous, sous la direction de Sylvain Ninerailles, qui en avait aussi écrit l'adaptation. Nous déambulions en tous sens, - Emmanuel Gaultier, qui jouait le Maître, et moi-même -, à travers les ruines féodales et sous les étoiles, échangeant sans repos, conversant sans fin, et mon dieu, je suis plus que jamais persuadé que ce fut un fameux privilège que de porter la parole enjouée du génial encyclopédiste. J'ai encore ici le livre dans l'édition de Jules Tallandier, 1966, un des très rares livres qui viennent de la bibliothèque de mes parents. Or, que nous dit l'avant-propos de l'éditeur :
"C'est alors qu'il faisait route vers la Russie, puis au cours de son séjour auprès de Catherine II, c'est-à-dire entre 1773 et 1775, que Diderot écrivit Jacques le Fataliste et son Maître. Comme beaucoup de ses oeuvres, celle-ci ne fut pas publiée de son vivant. Elle parut pour la première fois en 1796.
Elle se présente un peu comme une contrepartie de Candide. Voltaire ayant moqué l'optimiste systématique, Diderot met en scène non point le pessimiste mais le fataliste. Selon Jacques, valet philosophe, "tout ce qui arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut (...), tout a été écrit à la fois. C'est comme un grand rouleau qui se déploie petit à petit." D'où sa sérénité."
* Une nouvelle plongée dans des archives datant de plus de quarante ans (tenant tout entières dans un gros pochon) m'a permis de retrouver le manuscrit de cette nouvelle intitulée "Le cours de philosophie". Le prof malade se nomme Gilbert Garou (ce nom qui annonçait la couleur n'était peut-être pas ma meilleure idée), la créature démoniaque qui prend sa place arrive en retard et commence ainsi :
"- Aujourd'hui nous ne finirons pas le texte de Kant abordé mardi, comme il avait été prévu de le faire. Nous allons étudier un thème qui n'est pas, je vous le dis d'emblée, inscrit à votre programme.
Les élèves qui occupaient les premières places rangèrent avec circonspection les mauvais polycopiés du texte kantien qu'ils avaient sagement déplié devant eux, confiants qu'ils étaient dans l'immutabilité du planning professoral. Et puis qu'est-ce que c'est que ce thème hors programme ? Peut-on se permettre de telles incartades, de telles fantaisies quand on sait la vastitude du programme et la proximité de l'examen ?
- Ce thème sera le Mal."
**Jacques raconte sa première nuit chez le paysan et rapporte le dialogue que celui-ci eut avec sa femme :
« (…) Là, femme, comment te déferas-tu de cet homme ? Parle donc, femme, dis-moi donc quelque raison.
— Est-ce qu’on peut parler avec vous.
— Tu dis que j’ai de l’humeur, que je gronde ; eh ! qui n’en aurait pas ? qui ne gronderait pas ? Il y avait encore un peu de vin à la cave : Dieu sait le train dont il ira ! Les chirurgiens en burent hier au soir plus que nous et nos enfants n’aurions fait dans la semaine. Et le chirurgien qui ne viendra pas pour rien, comme tu peux penser, qui le paiera ?
— Oui, voilà qui est fort bien dit et parce qu’on est dans la misère vous me faites un enfant comme si nous n’en avions pas déjà assez.
— Oh ! que non !
— Oh ! que si ; je suis sûre que je vais être grosse !
— Voilà comme tu dis toutes les fois.
— Et cela n’a jamais manqué quand l’oreille me démange après, et j’y sens une démangeaison comme jamais.
— Ton oreille ne sait ce qu’elle dit.
— Ne me touche pas ! laisse là mon oreille ! laisse donc, l’homme ; est-ce que tu es fou ? tu t’en trouveras mal.
— Non, non, cela ne m’est pas arrivé depuis le soir de la Saint-Jean. »
Gallica
2 commentaires:
J'aurais pu commenter de même Le songe de Théodore si je l'avais repéré dans tes archives, que j'ai pourtant consultées avec attention.
Ce Palais des Destinées de Théodore me rappelle le Temple où Carl Jung a failli entrer lors de sa NDE de 1944, mais qui en a été empêché par son docteur Theodor Haemmerli.
Rameaux de Michel SER-RES (lehciM) me rappelle le palindrome de Raban Maur Oro te ramus aram, ara sumar et oro, avec ramus bien entendu "rameau".
Les deux faits me rappellent que ma première publication "sérieuse" a été en 1997 une étude comparant le palindrome de Raban Maur au carré SATOR (in Connaissance des Religions, n° 51-52), article précédé d'une étude sur Elie et Enoch, les personnages de l'Ancien Testament partis au Ciel sans avoir connu de mort terrestre, ce que j'ai comparé au cas de Jung et Haemmerli, avec une double correspondance numérique à l'appui.
Ravi d'ouvrir l'année avec un tien commentaire.
En espérant croiser souvent ta route en 1919, je te souhaite encore beaucoup d'éplapourdissantes coïncidences !
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