samedi 22 décembre 2018

La main de Mauburnus

A la suite de ma chronique sur le problème du Mal, F. m'écrit :

"Pour ne pas polluer ton Blog ou ton Face Book [mais non, cher F., tu ne pollues en aucune manière], une petite réaction en direct….
Veux-tu dire que l’algorithme suprême est dans le grand rouleau ? N’ayant encore une fois pas les mêmes passes-ports que toi je suis encore resté sur le quai. Candide, mais aussi Le Mondain sont pourtant, de mes longues heures d’ennuis au lycée, parmi les rares choses qui me restent. "Oh le bon temps que ce siècle de fer…. », et aussi, là je cite de mémoire «  Quand le Grand Turc lance une galère sur la mer il ne se soucie pas des rats qui sont dans la cale » (Candide), Pourquoi le Grand Architecte se soucierait des passagers de la terre ?(...)"

Il me faut répondre, et comme je pense que cet échange peut intéresser trois ou quatre quidams dans notre genre, je rends publique cette réponse, qui ne se veut qu'invite à plus amples développements et ne prétend aucunement au dernier mot. Déclarons quand même tout de go que je ne veux pas dire que l'algorithme suprême est dans le grand rouleau, tout simplement parce que je ne crois pas tout d'abord qu'il existe quelque chose comme un grand rouleau, où tout serait écrit de toute éternité. Autrement dit je ne suis pas fataliste. D'autre part, je ne pense  pas non plus qu'il existe un algorithme suprême, qui se jouerait de tous les algorithmes inférieurs. L'attracteur étrange que j'évoque régulièrement, je ne le conçois pas vraiment comme un algorithme, au sens que donne Wikipedia par exemple de ce terme : "suite finie et non ambiguë d'opérations ou d'instructions permettant de résoudre un problème ou d'obtenir un résultat". L'attracteur étrange, métaphore empruntée à la mathématique du chaos, lorgne plutôt du côté de l'infini, de l'ambiguïté, de l'incalculable ; et il n'est pas certain qu'il cherche à obtenir un résultat. Autrement dit, nous sommes loin du Grand Architecte. Il n'a pas de plan mais il s'immisce dans les plans existants, il en déchire la rationalité étroite, il ouvre des failles dans la logique des algorithmes.


Deux mots encore sur Jacques. Ce valet, quand j'y repense, est bien éloigné du cliché habituel du fataliste, homme naturellement porté à la passivité et à l'inaction, à la résignation et à l'inertie (à quoi bon s'activer si tout est déterminé à l'avance ?). Non, Jacques est merveilleusement dynamique, enjoué, volontaire ; sa philosophie lui est surtout prétexte à causerie, elle ne constitue pas un empêchement de vivre.
Et l’œuvre elle-même n'est-elle pas à l'opposé d'un roman de type balzacien, où l'intrigue implacable façonne à sa guise les destins des personnages ? Jacques racontant à son Maître l'histoire de ses amours est sans cesse interrompu, de nouvelles bifurcations naissent et le roman finira sans que l'on soit parvenu au bout du récit. Cette liberté dramatique est la figure la plus éloignée qui soit d'un fatum inexorable.

Puisque nous parlons de bifurcations, un mot là encore sur ce roman, récit plutôt, qui en inclut plusieurs, de son propre aveu : Le grand incendie de Londres, d'un autre Jacques, Jacques Roubaud. Comme je l'ai raconté, j'ai extirpé le volume du purgatoire des magasins de la médiathèque et me suis lancé séance tenante dans sa lecture (rendu un peu difficultueuse par la reliure à bout de souffle, ou plutôt à bout de colle, qui me fit bientôt manipuler avec précaution trois morceaux distincts complètement détachés de la couverture, comme trois icebergs arrachés à la banquise). Et au bout du compte, mon attente fut globalement déçue : en premier lieu, je fus gagné par l'ennui, je dois bien l'avouer, devant les très nombreuses répétitions dans l'histoire de ce Projet qui occupa vingt ans de l'existence de son auteur sans qu'il puisse le mener à bout. Sur les 400 pages il y en a bien cent que j'ai traversées en diagonale, et c'était bien la première fois que cela m'arrivait avec Roubaud. Heureusement, à côté de ces tunnels, resurgissaient régulièrement des passages tout à fait passionnants. Cependant, j'arrivai au terme de l'entreprise sans que quelque chose m'ait vraiment retenu. L'attracteur étrange s'était tu. Aucune coïncidence à l'horizon, clin d'oeil, écho ou résonance. Nada.

Photo : Diacritik


Je n'avais pas encore achevé ma lecture que déjà j'avais prévu une variante dans le parcours, à savoir le dernier livre de Roubaud, Peut-être ou la nuit de dimanche, sous-titré, entre parenthèses, (Brouillon de prose), et Autobiographie romanesque (oui, beaucoup de choses sur une première de couverture), paru en janvier 2018, au Seuil. Celui-ci n'était pas au purgatoire et disposait d'une reliure à toute épreuve. Moins long (180 pages seulement), je le lus cette fois sans diagonaliser. Et cette fois, je fis quelques trouvailles. Par exemple, page 113, dans le chapitre XIV, Portrait d'un catégoricien, consacré au mathématicien Jean Bénabou, je lis :
"Dans la fameuse querelle entre Newton et Leibniz sur l'invention du Calcul différentiel et intégral (CDI pour les intimes), les historiens de la mathématique ne tranchent pas généralement entre l'astrologue de Cambridge (qui a bel et bien volé à Robert Hooke la théorie de la gravitation) et le directeur de la magnifique bibliothèque de Wolfenbüttel."
Dans cette phrase nous retrouvons les trois savants évoqués dans mes deux dernières chroniques, d'un côté Newton et Hooke, de l'autre Leibniz. Mais nous savons, par Chris Marker, que Roubaud évoquait déjà Hooke dans L'invention du fils de Leoprepes, en 1993. Rien de bien étonnant donc.

Autre chose : page 98, Roubaud écrit : "J'apprenais autrefois, très vite. Pour maintenir en mémoire, je m'étais mis à utiliser  (tard, trop tard, sale vie mal faite !) l'Art de Mémoire de Poche emprunté à Mauburnus. J'ai essayé en vain à l'hôpital de m'y remettre." 

J'avais été déçu finalement de lire fort peu de choses sur l'Art de la mémoire dans Le grand incendie de Londres. De mémoire, oui, il était souvent question, mais de l'ars memorativa, fort peu. Mais qui était donc ce Mauburnus ? Je n'en trouvai aucune mention chez Frances Yates, Mary Carruthers ou Lina Bolzoni. L'aurait-il inventé ? Non, Johannes Mauburnus (Jan Mombaer ou Jean Mauburne en français) a bel et bien existé. Né à Bruxelles vers 1460, mort à Paris le 29 décembre 1501, il est chanoine régulier de la congrégation de Windesheim. Grand liseur (comme Jacques Roubaud, qui se définit comme homo lisens), il extrait des Écritures saintes de courtes citations ou sentences, qu'il agrémente de commentaires.  L'ensemble est imprimé vers 1494, sous le titre de Rosetum exercitiorum spiritualium et sacrarum meditationum (Rosier d'exercices spirituels et de méditations sacrées). La notice de Wikipedia précise ensuite : "Autre invention relevant des arts médiévaux de la mémoire, tout autant que d'une passion de classifier : le chiropsalterium, qui consiste à assigner à chaque région des deux mains un sujet de réflexion religieuse."




Le Rosetum a semble-t-il servi de modèle à l'Ejercitatorio de la vida espiritual, un manuel composé par dom Garcia de Cisneros (1455-1510), abbé de Montserrat, et remis par celui-ci à Ignace de Loyola, le fondateur de la Compagnie de Jésus, lorsque celui-ci s'est arrêté au monastère, avant de se retirer dans la solitude de Manrèse. On retrouve une main semblable dans les Exercices Spirituels, maître-livre de la spiritualité jésuite.


Je ne découvre que maintenant ces liens entre Mauburnus et Loyola. Que Jacques Roubaud, fort peu religieux, ait utilisé pour apprendre des poèmes des techniques mnémoniques reprises à leur époque par les Jésuites est plutôt amusant. En tout cas, ce Mauburnus me décida à reprendre la lecture de L'art de la mémoire de Frances A Yates, que j'avais laissée en plan voici quelques mois. Il y eut alors, ce vendredi soir où je m'y collai à nouveau, un enchaînement assez vertigineux de coïncidences, qui fera l'objet du prochain billet.



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