lundi 10 décembre 2018

Immemory et Ars memoria

Je reviens sur Chris Marker, et en particulier sur le texte qu'il écrivit en 1997 pour la présentation de son CD-Rom "Immemory". Il le commence en opposant une approche historique de la mémoire à une approche, "plus modeste et peut-être plus fructueuse", en termes de géographie, citant alors Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèque, qui racontait que, lorsqu'il était enfant, il ne comprenait pas le temps : "Quand il lisait que « Jeanne d’Arc avait assiégé Paris » il pensait que c’était un autre Paris, et qu’il y avait donc le Paris de Jeanne d’Arc, le Paris de son père, etc., sur une mappemonde illimitée". Du maelstrom d'images qui l'entoure, usufruit de tous ses voyages, Marker tisse alors le projet d'élaborer une Géographie, avec l'idée sous-jacente, "que l’apparent désordre de mon imagerie écrit-il, cachait un plan, comme dans les histoires de pirates." Mais j'ai déjà évoqué cela dans Bifurcation(s), je veux aujourd'hui pousser un peu plus loin la reconnaissance en ces terres markériennes mal connues. Un peu plus loin donc, il écrit :
"La structure d’Immemory ? Difficile pour un explorateur de dresser la carte d’un territoire en même temps qu’il le découvre… Je ne peux guère que montrer quelques outils d’exploration, ma boussole, mes lorgnettes, ma provision d’eau potable. En fait de boussole, je suis allé chercher mes repères assez loin dans l’histoire. Curieusement, ce n’est pas le passé immédiat qui nous propose des modèles de ce que pourrait être la navigation informatique sur le thème de la mémoire. Il est trop dominé par l’arrogance du récit classique et le positivisme de la biologie. « L’Art de la Mémoire » est en revanche une très ancienne discipline, tombée (c’est un comble) dans l’oubli à mesure que le divorce entre physiologie et psychologie se consommait. Certains auteurs anciens avaient des méandres de l’esprit une vision plus fonctionnelle, et c’est Filipo Gesualdo, dans sa Plutosofia (1592), qui propose une image de la Mémoire en termes d' "arborescence" parfaitement logicielle, si j’ose cet adjectif (je l’ose)." [C'est moi qui souligne]
Cette allusion à l'Art de la Mémoire m'a immédiatement saisi, car c'est un domaine que j'explore depuis plusieurs années, même si je m'aperçois que j'en ai donné peu d'échos (ce qui me surprend moi-même) dans Alluvions (la seule trace que j'ai pu repérer est la mention du livre Machina memorialis de Mary Carruthers, une des grandes spécialistes de la question, dans une chronique du 12 août 2009 - la date montre bien en passant que cette thématique me hante depuis longtemps). Ceci dit, Marker lui-même ne semble pas avoir creusé vraiment la question car ses seules références sont Filipo Gesualdo et, on le verra une autre fois, Robert Hooke. Or l'Art de la Mémoire remonte bien plus loin dans le temps, à la période médiévale et à l'Antiquité, voire même aux peuples de culture orale (Lynne Kelly, 2016). J'en ai d'ailleurs très récemment vu mention dans l'ouvrage de vulgarisation du neurologue Lionel Naccache, Parlez-vous cerveau ? :
"Dès l'Antiquité, Cicéron avait remarqué qu'une excellente méthode pour apprendre par cœur une longue tirade consistait à imaginer  une promenade dans un lieu familier (une rue, une maison) et à déposer chaque fragment du texte en question à une étape de cette navigation mentale. C'est la "méthode des lieux" toujours en usage - encore appelée "méthode des palais de la mémoire"."(p.63)
Naccache a effectivement raison : les "champions" actuels de la mémoire (il existe des compétitions partout dans le monde), usent encore de ces méthodes millénaires (une des manières les plus rapides et agréables de prendre connaissance du sujet est de lire la bande dessinée de Mathieu Burniat et Sébastien Martinez, Une mémoire de roi, Premier parallèle, 2018).


En revanche, il faut préciser que la méthode ne se limite pas à l'apprentissage par coeur. Les Anciens distinguaient parfaitement la mémoire des choses (memoria rerum) de la mémoire des mots (memoria verborum) : "Se souvenir des  "choses", précise Mary Carruthers, c'est se souvenir des mots importants d'une citation, des principales thèses d'un débat, de la substance d'une anecdote, etc. Se souvenir des "mots", c'est les mémoriser exactement, littéralement, exercice qui devrait être réservé aux extraits poétiques (...)" (Le Livre de la Mémoire, Macula, 2002, p.113)

Venons-en à Gesualdo. J'en ai retrouvé la trace dans l'ouvrage de Frances A. Yates, L'art de la mémoire, publié en 1966 puis traduit en français et publié en 1975 chez Gallimard. Le traducteur n'était autre que l'historien d'art Daniel Arasse, aujourd'hui disparu. C'est d'ailleurs en lisant ses passionnantes Histoires de peinture que j'avais découvert l'existence de l'art de la mémoire. Le livre faisait suite à une série d'émissions sur France-Culture qu'on peut encore réécouter.
France-Culture (capture d'écran)

Gesualdo apparaît donc tout d'abord  à travers une courte phrase dans l'ouvrage de Frances A. Yates : "Dans sa Plutosofia publiée en 1592, F. Gesualdo associe Cicéron et saint Thomas à propos de la mémoire." (p. 96) On le retrouve surtout dans un paragraphe de la page 180, au chapitre VII intitulé Le Théâtre de Camillo et la Renaissance italienne :
"On retrouve déjà l'infiltration du néo-platonisme dans la tradition mnémonique dans la Plutosofia du  franciscain Gesualdo, publiée à Padoue en 1592. Gesualdo commence son chapitre sur l'art de la mémoire en citant Ficin et ses Libri di vita (on pourrait utiliser Gesualdo si l'on cherche, à l'avenir, à résoudre le problème du rapport entre Ficin et la mémoire). Il situe la mémoire à trois niveaux : elle est comme l'Océan, près des eaux, car, de la mémoire, coulent tous les mots et toutes les pensées ; elle est comme le ciel, par ses lumières et ses œuvres ; elle est le divin dans l'homme, l'image de Dieu dans l'âme. Dans un autre passage, il compare la mémoire à la sphère céleste la plus élevée (le zodiaque) et à la sphère supracéleste la plus élevée (la sphère des Séraphins). Manifestement, la mémoire de Gesualdo se déplace à travers les trois mondes, d'une manière semblable à celle qui est indiquée par la disposition du Théâtre. Cependant, après cette introduction inspirée de Ficin et de Camillo, Gesualdo consacre l'essentiel de son traité à l'ancien type de matériel mnémonique."
Alors, évidemment, ce passage reste obscur si l'on ignore ce qu'est le Théâtre de Camillo. Et, à ce stade j'hésite à poursuivre car je retrouve - ce que je n'avais absolument pas prévu en commençant la rédaction de ce billet - une piste ancienne, ou plutôt un aspect non développé d'une piste ancienne. Pour être plus clair, et le dire abruptement, me voilà revenu à Led Zeppelin...

Dans #297/313, Physical Graffiti, j'avais étudié la célébrissime pochette de l'album de Led Zeppelin,  figuration d'un quadruple quaternaire composée à partir de la photographie en sépia de deux immeubles new-yorkais, 96 et 98 St Mark's Place, et pourvue de fenêtres permutables. Tout ceci en référence à l'ouvrage de Pacôme Thiellement Cabala, Led Zeppelin occulte (Hoëbeke, 2009).


Ce que j'avais tu alors, parce que je craignais que cela ne m'entraînât trop loin, c'est précisément la référence que Pacôme Thiellement opérait avec le Théâtre de la mémoire de Giulio Camillo, un théâtre d'images que cet homme mystérieux, dont on sait peu de choses, passa sa vie à édifier à Venise sans réussir à l'achever. Il reçut un temps l'aide financière de François 1er mais celui-ci, le temps passant, ne voyant rien venir, suspendit son aide. Bon, maintenant je ne peux plus reculer :
"Le théâtre de Camillo se fonde sur l'ars memoria, l'art de la mémoire, que les philosophes de la Renaissance connaissent par trois traités latins : le De oratore de Cicéron, l'Institutio Oratoria de Quintilien et l'Ad Herrenium. Ce qu'implique cet ars memoria, c'est la création architecturale d'un espace intérieur où nous pouvons placer tout ce dont nous désirons nous souvenir. Cet espace intérieur, Giulio Camillo tente, avec son théâtre, de lui donner une assise matérielle aux propriétés magiques qui soit en mesure de faciliter son obtention : "Il faut savoir que dans la grande machine de mon Théâtre, se trouvent, disposés en lieux et en images, tous les lieux qui peuvent suffire à rassembler et gouverner tous les concepts humains, toutes les choses qui existent dans le monde entier." Élevé sur sept gradins séparés par sept allées représentant les sept planètes, le théâtre de Camillo est conçu pour qu'une seule personne à la fois y soit présente. Le spectateur unique se tient debout là où devrait se trouver la scène et regarde vers l'auditorium. Ainsi, il se trouve placé devant les "sept mesures de la machine des mondes", qui correspondent aux Sept Gouverneurs d'Hermès Trismégiste. Il n'est pas difficile de voir dans ce théâtre d'images la matrice des pochettes de disque de pop music de la fin des années soixante et de la première moitié des années 1970 : en  particulier celles de Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles, de Their Satanic Majesties Request des Rolling Stones, enfin, et surtout, de Physical Graffiti de Led Zeppelin. Les Maisons du Sacré chantées par Led Zeppelin sont les zodiaques culturels composés par la musique des grands albums, et par les pochettes, qui orientent l'imaginaire de l'auditeur." (p.117-118)


Gesualdo apparaît à de nombreuses reprises dans une autre étude importante sur l'art de la mémoire, devenue aussi un classique du genre, La chambre de la mémoire, de Lina Bolzoni (Droz, 2005, première édition italienne chez Einaudi en 1995), livre que j'ai acheté à la boutique du Louvre en avril 2010, mais que je n'ai vraiment commencé à explorer qu'au printemps dernier.



Lina Bolzoni de fait développe un paradoxe : alors que l'art de la mémoire a surgi et s'est épanoui dans des sociétés orales, c'est à l'âge de l'imprimerie qu'il a connu son plus grand succès. Elle souligne aussi comment il fut étroitement lié à l'expérience théâtrale. C'est aussi à cette occasion qu'elle cite Gesualdo :
"En ce sens, le traité de mémoire du franciscain Filippo Gesualdo intitulé Plutosofia (Padova, Paolo Megietti, 1592) confirme cette orientation. Je préfère, déclare-t-il, que les lieux de mémoire soient fixes, immobiles, "et en raison de cette règle, si j'admire et vante l'invention, je ne respecterais pas l'usage de ceux qui prennent cent personnes, se différenciant par l'âge, la condition, la nation et la patrie et qui les distribuent dans les lieux : puis ils placent les images sur ces personnes" (cc 14v-15r). C'est un témoignage précieux. Dans la pratique séculaire de l'art, il s'était donc constitué une riche typologie de personnages ("cent personnes" selon Gesualdo), si bien définie et si familière qu'elle pouvait fournir la structure des lieux, qu'elle pouvait être utilisée comme une base sur laquelle construire ensuite les images isolées de la mémoire. Ces "cent personnes"donc, opportunément disposées, fournissaient la compagnie d'acteurs qui était en mesure d'improviser, de jouer tous les spectacles possibles, de représenter toutes les scènes nécessaires, dans le théâtre de la mémoire."(p .287)
Si j'en reviens maintenant à Chris Marker, on voit bien comment l'architecture d'Immemory est clairement inspirée de ces modèles anciens de l'art de la mémoire. Les différentes zones du CD-Rom correspondent parfaitement aux lieux de mémoire des auteurs antiques. Cependant, je ne suis pas encore au bout du texte de Marker, où il y a encore des richesses à glaner. Ce sera pour la prochaine fois.


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