mercredi 13 mars 2019

En train

Le 14 février dernier, j'ai fait ressortir du purgatoire de la médiathèque - le fameux magasin où séjournent les livres en déshérence (en attendant l'enfer du désherbage) -, le roman de Claude Amoz, Bois-Brûlé, paru chez Rivages/noir en 2002. Son existence m'avait été révélée par un article de Rémi Schulz qui s'était alors trouvé en résonance avec mon enquête autour de la crucifixion. J'ai pris plaisir à lire ce polar qui mériterait bien de retrouver les étals éclairés de la grande salle d'Equinoxe. Bois-Brûlé est une maison de famille en lisière de la forêt d'Argonne, où Viviane, une créatrice de marionnettes originaire de Belgique, vit avec son fils Stephen et Martin Tissier, le propriétaire des lieux et notaire de son état. Le drame va surgir d'un autre personnage, Victor Brouilley, 46 ans, standardiste dans une maison d'édition parisienne, rongé par un tel mal de vivre qu'il va quitter brusquement son travail et prendre un train vers la seule destination où il connut jadis un peu de bonheur : la maison de Bois-Brûlé où il passait ses vacances avec sa grand-mère quand il était enfant.
"Le train prend de la vitesse. La gare de l'Est reste en arrière et, avec elle, Titans-Editions, Mme Rochette, le standard. Victor Brouilley s'en va. Il a brisé les liens qui le retenaient... Au-dessus des voies, presque à l'aplomb, il aperçoit une statue de la Vierge qui serre contre sa hanche un fils déjà très grand. Il décide que c'est un signe, un bon présage. Il ne l'a pas voulu, mais voilà, c'est fait : il s'en va à la campagne, en vacances, au milieu des enfants." (p.32)
Cette vision de la Vierge et de son fils au moment du départ, assez curieuse compte tenu du contexte (les environs de la gare de l'Est) renvoie à la thématique de l'enfant (et de son innocence problématique), annoncée dès la citation liminaire prise chez Faulkner : "Je me figure parfois que nous sommes tous des enfants, excepté les enfants eux-mêmes."(Sanctuaire, chap.XXVII). Elle me renvoyait aussi incidemment à la Pieta de Jean Fouquet, qui suivait immédiatement la mention du livre dans l'article Du Bois-Brûlé aux serpents brûlants.


Un peu plus loin, page 45, on en apprend un peu plus sur l'histoire douloureuse de Victor Brouilley, fils unique, l'Algérie quittée en catastrophe, les hivers parisiens interminables, les moqueries à cause de son accent, les convulsions épileptiques, les hospitalisations, les électrodes... Et puis, cut brutal, on revient sur le train :
"Rails et poteaux se multiplient, les roues sautent sur les aiguillages, on aperçoit des hangars. Châlons-sur-Marne, Châlons-en-Champagne. Sa grand-mère était couturière dans cette ville. C'est ici qu'il doit descendre, s'il veut prendre l'autorail qui mène à Saint-Menehould. Ensuite, Bois-Brûlé est tout près. Il gagne la portière et attend, la main posée sur la poignée. Mais le train ralentit sans s'arrêter.
Victor reste longtemps debout, à regarder glisser le paysage. Jardinets, pavillons, et de nouveau cette rivière... Le train peut l'emmener très loin ; le panneau porte des noms étrangers : Kaiseslautern, Mannheim, Frankfurt... Il s'imagine sous les traits d'un grand voyageur, d'un conquérant, jusqu'au moment où il se rappelle que les conquêtes vont dans l'autre sens, toujours vers l'Ouest, les grandes invasions, par exemple, et le Far West. C'est une loi magnétique, il l'a lu dans un magazine, la vie s'en va vers le couchant, tous ceux qui sont allés vers l'Est se sont perdus, le passé s'est refermé sur eux."
Cette réflexion est bien sûr prémonitoire, Victor Brouilley ne retrouvera pas le vert paradis des vacances enfantines, où, fils du fils unique, il était surnommé par sa tante Lisbeth le petit prince.
Si j'ai tenu maintenant à retranscrire tout ce passage, c'est qu'il fit soudain référence, de troublante façon, en ce 14 février, à une autre lecture, effectuée la veille même, celle du chapitre 12 de La Dissolution de Jacques Roubaud.


Intitulé sobrement En train, ce chapitre relate par le menu, avec un luxe de détails assez surprenant, e retour en France de l'écrivain après une semaine de rencontre avec des poètes allemands, à Edenboken. Il commence par relater un accident de circulation, qui a retenu la voiture qui l'emmenait vers cette ville. Il y parle d'un grand corbillard de morgue banalisé qui glisse sur un terre-plein. La mort se signale encore le lendemain à midi, où, avant de reprendre le train pour Paris, il apprend le décès de Eugen Helmle, le traducteur de nombreux livres de Perec et de Queneau, pendant qu'il faisait sa "gymnastique cycliste d'appartement." Ces paragraphes sont numérotés, comme dans toute La Dissolution, ici 67 1 à 67 3.
67 4 il écrit :
"je profite d'une voiture qui va à la gare pour amener au train de Francfort. Il est 13 heures 30. Je suis fort en avance pour le EC 56 qui devrait m'accueillir à 16 heures et m'héberger jusqu'à la gare de l'Est. J'ai raté le train précédent, d'une bonne heure. Good. Je prends un omnibus qui se présente à 13 heures 32, et dans lequel j'ai juste le temps de grimper. Il va jusqu'à Sarrebrück, s'arrêtant partout. Je pense 'accompagner jusqu'à Kaiserslautern. Mais je ne résiste pas à la tentation de descendre brusquement à Frankenstein (Pfalz), dès que j'aperçois le nom de cette station."
Francfort, Kaiserslautern, avouez que l'on ne tombe pas sur ces noms-là tous les jours, et qui plus est dans le même contexte ferroviaire. La grosse différence est que Roubaud, contrairement à Brouilley, circule d'est en ouest. Ce n'est pas tout.

Après des arrêts à Kaiserslautern et Homburg, et un certain nombre de digressions sur Gérard Philippe, l'allemand en classe de seconde, Mitterrand, Kohl etNick Cage dans le film City Hall diffusé dans le train, Roubaud débarque à Saarbrücken, avec deux heures à tuer avant la prochaine correspondance. Après avoir déambulé dans un grand centre commercial et dégusté des Waffelm mit Kirsche (j'ignore ce dont il s'agit), il se lasse et revient à la gare où il choisit de prendre un train pour Metz (en tout, précise-t-il, j'ai gagné quarante-six minutes sur l'horaire prévu".  Il enchaîne directement en affirmant qu'il aime les trains, parce qu'il peut non seulement profiter du paysage mais lire, et même travailler. Ainsi avait-il emporté "quelques feuilles de papier convenable et blanc, ainsi que des feutres de couleur adéquats à la mise au propre d'un poème à composer pendant le trajet et les heures les plus matinales de mon bref séjour." Une page de poème(s) au moins pour un livre d'hommage à paraître au printemps. Et, avait-il décidé, ce serait un petit baobab d'une page. Qu'est-ce donc qu'un baobab ? Eh bien c'est l'une des écritures oulipiennes à contraintes.*
 
Roubaud entreprend donc un baobab sur le nom même du récipiendaire de l'hommage, Gregor Laschen, mais il confesse que l'ardeur au labeur de la contrainte était assez faible (on le comprend). Et c'est alors qu'il écrit :
70 6 Après une heure environ de lecture de choses à lire et de lecture de paysage
   70 6 m'amenant à découvrir que le Châlons traversé par le train ne se nommait plus, comme dans mon souvenir d'écolier, -sur Marne, mais -en Champagne, réforme onomastique récente qui m'avait jusqu'alors échappé, et avait vraisemblablement les autorités municipales à un intense "lobbying" 
(je mets en rouge parce que Roubaud utilise le rouge pour ce passage, La Dissolution suit tout un jeu de couleurs allant du noir jusqu'au jaune et au rose).
Nous retrouvons donc le Châlons-sur-Marne, Châlons-en-Champagne de Claude Amoz.

A l'origine, je voulais m'arrêter là, sur cette quasi synchronicité des itinéraires ferroviaires chez Amoz et Roubaud, mais je ne peux m'empêcher de prolonger la résonance en examinant de plus près le nom même de ce malheureux personnage de Victor Brouilley. 
Car comment ne pas songer au Brouilly ? Ce vin dont l'appellation s'étend autour du mont Brouilly, dans le vignoble du Beaujolais.
Or, Roubaud poursuit ainsi :
70 6 1 1 il y aura bientôt en Villefranche-en-Beaujolais-nouveau, si Mâcon laisse faire
Wikipedia m'informe de son côté, à la section climatologie, que la station météo de Villefranche-sur-Saône (à 195 mètres d'altitude) est la plus proche de l'aire d'appellation. 

Roubaud écrit aussi, concernant le séjour en terre allemande, que l'une des attractions du lieu est qu'il se situe au cœur d'une région viticole et que la semaine de labeur poétique est ponctuée de visites dans différentes caves avec dégustations. Ne buvant pas (il se contente de force jus d'oranges, apfelsafts et eaux minérales), il remarque, dès le deuxième jour, "avec un amer rictus interne, que la séance de travail, prévue pour dix heures du matin, ne commençait guère avant midi, tant la méditation sur les qualités respectives des vins essayés avait sollicité, la veille, l'attention tardive de certains participants".  


Le nom de Brouilly viendrait du nom d'un lieutenant de l'armée romaine nommé Brulius. Je m'avise du coup que Brouilley et Bois-Brûlé consonnent étroitement. 
Et si l'on repense à la Vierge aperçue après la gare de l'Est, notons qu'au sommet du mont a été édifiée au mitan du 19ème siècle la chapelle Notre-Dame aux Raisins qui fait l'objet d'un pèlerinage annuel, le 8 septembre. L'autel présente l'inscription « À Marie contre l’oïdium » tandis que sur la façade est inscrit « À Marie protectrice du Beaujolais »


Je lis aussi que le mont Brouilly est l'un des lieux les plus importants du livre Les Deux Étendards, de Lucien Rebatet. Un chef d'oeuvre, selon François Mitterrand par exemple, mais qui ne saurait faire oublier que Rebatet (fils d'un notaire) fut aussi un journaliste collaborateur et surtout l’auteur d’un pamphlet pronazi et antisémite, Les décombres, le livre le plus vendu, semble-t-il, sous l'Occupation.

En lisant quelques textes sur Les deux Etendards, je suis saisi de nouvelles réflexions. Mais il faut prendre le temps de la maturation. 

__________________________
* Plutôt que suivre l'explication de Roubaud, je me reporte à celle de Marcel Bénabou, sur le site même de l'Oulipo.
"Le mot baobab donne son nom à cette contrainte. Écrivons le :
ba-o-ba-b
Les premier et troisième morceaux de cette décomposition évoquent le mot “ bas” ; le second rappelle “ haut ” ; et le quatrième rien. On peut prononcer le mot à trois voix : l’une dit ba (sur un ton bas, par exemple) ; une autre o (sur un ton haut, si on veut) ; et la troisième dit b (sur un ton moyen, entre haut et bas, par exemple).
Un “ baobab ” sur le mot baobab sera un texte saturé en syllabes contenant haut et bas. Il est destiné, en principe, à une lecture à trois voix, qui se répartissent les syllabes.
Plus généralement, un texte saturé en syllabes contenant soit vrai soit faux (ou les deux ?) sera un baobab sur le vrai et le faux.
On peut choisir d’autres couples : long/court ; si/non ; etc. On peut composer des baobabs sur les notes de musique, sur des cris d’animaux, qui seront exécutés à plusieurs voix.
Il y a deux sortes de baobabs :

a) le baobab ordinaire, ou à contrainte molle, où la seule exigence est de fourrer le plus possible de syllabes caractéristiques dans le texte.
Voici un baobab entomologiste sur pou et tique, qui peut être mimé :

Je voudrais partir.
Quitter
la poussière des villes frénétiques,
l’odeur épouvantables des poubelles aromatiques,
les poulaillers pathétiques
les poudding au goût de plastiques […]

b) le baobab strict, où, par exemple sur le mot “ baobab ”, chaque occurrence de la syllabe o doit être accompagnée d’une occurrence de la syllabe ba ayant le même contexte (à gauche ou à droite, ou de part et d’autre).

Il y a Othon avec son bâton. Il y a Otto avec son bateau.
Ah quel chaos dans le cabas.
Ces barriques sont théoriques
Vas-donc, bâtard du tarot !"
 

Aucun commentaire: