dimanche 8 mars 2020

Cherché dans le sol une grosse pierre

Je n'avais pas spécialement envie d'en parler ici, mais j'y suis contraint pour établir le contexte d'une nouvelle coïncidence assez étonnante : je me suis engagé dans la campagne municipale, au sein d'un collectif citoyen dont les axes de combat principaux sont l'urgence écologique et la justice sociale. Dans ce cadre-ci, je fus appelé fin janvier à plancher sur un texte de 900 signes maximum, consacré à la culture, et destiné à être publié dans La Nouvelle République du Centre-Ouest. Le journaliste qui avait envoyé la question à la liste (la même question à toutes les listes) se nommait Bertrand Slezak. Ce détail est d'importance, comme on le verra.

Je rédigeai un premier texte "martyr" le 31 janvier, puis, dans la même soirée, je me replongeai dans la lecture des Disparus, de Daniel Mendelsohn, que j'ai plusieurs fois évoqué ici. Ces disparus qui sont le grand-oncle Shmiel, sa femme et leurs quatre filles, six parmi six millions. Tués quelque part à Bolechow, dans l'est de la Pologne, en 1941. C'est en Israël, lors d'une conversation téléphonique avec un survivant résidant maintenant au Danemark, que Mendelsohn apprend que Shmiel et l'une des filles, Frydka, avaient été cachés par un professeur de dessin :
"Il s'est tu pour ménager son effet et il a ajouté, Le nom du professeur était Szedlak !
Shedlak ? Je l'ai prononcé comme il venait de le faire.
Schlomo a hoché la tête avec un grand sourire. Il savait ce que valait la nouvelle qu'il venait de m'annoncer. Oui, Szedlak.
En me tournant vers Matt, j'ai dit, C'est parti pour le Danemark, je suppose." (p. 504)
Alors bien sûr, Szedlak et Slezak ne sont pas totalement identiques, mais la proximité phonétique et littérale est tout de même remarquable. Et la quasi-synchronicité de leur apparition dans ma vie, ce soir-là précisément, laisse rêveur.

Ce n'est pas la seule coïncidence du moment : le lendemain, je lus l'excellent roman graphique de Gaëtan Nocq, Le rapport W, racontant l'incroyable histoire de Witold Pilecki, officier de l’armée secrète polonaise, prisonnier volontaire à Auschwitz. Il devait rapporter ce qui se passait dans les camps nazis, et monter un réseau intérieur de résistance. Le W renvoie bien sûr au roman de Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance.


En début d'après-midi du même jour, reprenant ma lecture mendelsohnienne, j'ouvre le volume et tombe aussitôt en arrêt sur cette phrase : "Au début de 1943, lorsque les W ont été liquidés à Bolechow (...)". (Il faut savoir qu'à leur entrée au Lager, les Juifs étaient marqués soit d'un R, pour Rüstung, munitions, soit d'un W, pour Wirtschaft, économie. En mars 1943, tous les ouvriers marqués d'un W, trois cents personnes environ, avaient été emmenés au cimetière et abattus dans une fosse commune. Les R, quant à eux, avaient été gardés jusqu'en août 1943.)

Et ça continue. Le 11 février, après une réunion publique à la salle du quartier Grand Est, je retourne encore une fois aux Disparus, lecture que j'avais totalement interrompue pendant mon séjour à Ostrava. Page 599, l'auteur narre cette "bizarre coïncidence" qui lui permit de revenir sur la piste de ce professeur de dessin, cette femme qui avait caché héroïquement Shmiel et Frydka. Prokopiv, un vieil homme que Daniel et son amie Froma avaient presque manqué ce jour-là, à qui, écrit-il, "nous n'aurions jamais parlé si nous étions arrivés quelques minutes plus tard, à qui nous n'aurions jamais posé la bonne question si Froma n'avait pas, une fois de plus, insisté, exigé un dernier coup d'oeil", ce vieil homme-là, Prokopiv, donna ce nom, Szedlakowa, et les mena ensuite à la maison où le drame s'était déroulé, l'exécution de Shmiel et Frydka par les Allemands.

Or, il y avait un journaliste présent à la réunion, quelques heures plus tôt, et ce journaliste était encore une fois Bertrand Slezak. 

Ces coïncidences renvoient en miroir aux coïncidences relevées par Daniel Mendelsohn, qui ont ponctué sa longue quête et sur lesquelles il ne cesse de s'interroger. Lui qui ne croit pas au surnaturel, ne croit pas "que les morts, que Shmiel et Frydka, morts depuis longtemps et désintégrés, se sont penchés depuis l'éther et nous ont dirigés, ce jour-là, vers Bolekhiv, puis vers Stepan et Prokopiv, et la maison et les femmes et la cachette, l'horrible boîte, où il s'étaient accroupis dans le froid et avaient finalement échoué dans leur tentative de survie."Mais il ajoute qu'il croyait et croit encore que "si vous vous projetez dans la masse des choses, si vous cherchez des choses, si vous cherchez, vous ferez, par l'acte même de chercher, se produire quelque chose qui, sinon, n'aurait pas eu lieu, vous trouverez quelque chose, même quelque chose de petit, quelque chose de plus que si vous n'aviez rien cherché pour commencer, que si vous n'aviez pas posé la moindre question à votre grand-père." Et il termine en affirmant : "Il n'y a pas de miracles, pas de coïncidences magiques. Il n' y a que la recherche et, finalement, la découverte de ce qui a toujours été là."(p. 610)

Et je suis bien d'accord avec lui, je ne crois pas non plus que les morts nous guident depuis l'au-delà. Mais je ne crois pas davantage au seul hasard, à une chance aveugle. Et c'est pourquoi j'ai recours à cette métaphore de l'Attracteur étrange : par l'acte même de chercher, dit Mendelsohn, vous ferez se produire quelque chose. Oui, non pas parce que vous aurez la récompense de votre opiniâtreté (vous pouvez très bien vous obstiner en vain, on sait qu'il est des recherches qui resteront toujours vaines), mais parce que vous vous serez inscrit dans un mouvement, placé dans un courant porteur, comme un canoë dans un torrent tumultueux, qui vous emporte, mais que vous pouvez orienter de quelques gestes décisifs. Ce qui compte alors est moins la volonté que la disponibilité : l'Attracteur étrange vous met sur la voie, vous garde dans le flux, mais en fait vous n'avez pas prise sur lui, il est beaucoup plus puissant que vous. Vous pouvez juste vous tenir dans la bonne direction, dans cette attention qui, il est vrai, témoigne d'une autre sorte d'effort. Ou faut-il parler d'un instinct ? cet instinct que Mendelsohn évoque à la toute fin de son grand livre, lorsqu'il a retrouvé la maison où Shmiel et Frydka étaient cachés, et le jardin de cette maison où ils ont tous les deux été abattus sans pitié, devant un antique pommier à double tronc : "(...) sous l'impulsion d'un instinct que je ne parviens pas encore à identifier aujourd'hui, je me suis penché et j'ai plongé les mains dans la terre, au pied de l'arbre, et [que] j'en ai rempli mes poches. Puis, comme le veut la tradition d'une tribu à laquelle, même si certains éléments de cette tradition n'ont aucun sens pour moi, je sais appartenir parce que mon grand-père y a appartenu autrefois - j'ai cherché dans le sol une grosse pierre et, une fois trouvée, je l'ai placée dans le creux où les branches de l'arbre se rejoignaient." (p. 631)

Le Rapport W, extrait (Ed. Daniel Maghen)

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