lundi 23 mars 2020

Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve

"Mais le pouvoir du poète authentique, serait-il aussi vulnérable et rongé de doutes que celui-ci l'a été, est grand ; et c'est des pires menaces, quelquefois, qu'il tire le plus pur de son chant : "Mais aux lieux du péril croît/aussi ce qui sauve", avait écrit Hölderlin, dont Roud aura été en français l'un des meilleurs serviteurs. Le lecteur fera l'émerveillante épreuve de ce pouvoir en lisant Requiem, le grand livre commencé dans les années cinquante et achevé en 1967 seulement, alors que Roud entrait dans sa soixante-dixième année."

Philippe Jaccottet, préface à Air de la solitude, Poésie/Gallimard, 2002, p. 14.

Le 22 mars de cette même année 1967, il y a donc 53 ans jour pour jour, paraissait dans la bibliothèque de la Pléiade les Œuvres de Hölderlin, sous la direction de Philippe Jaccottet. Parmi les traducteurs, outre Jaccottet lui-même, il y avait aussi Gustave Roud, dont l'éditeur suisse Mermod avait, à Lausanne en 1942, déjà publié Poëmes de Hölderlin (ouvrage réédité en 2002 par la Bibliothèque des Arts).



Peut-être que cette date n'avait pas tout à fait été choisie au hasard, car elle tombait deux jours seulement après la date d'anniversaire du poète allemand. Né le 20 mars 1770, on fête d'ailleurs cette année le 250ème anniversaire de sa naissance.

La phrase célèbre de Hölderlin citée par Jaccottet, je la connaissais dans une autre traduction : Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. Et je me souviens très précisément du texte où je la découvris pour la première fois, car elle me frappa alors si fortement que jamais je ne l'ai oubliée : c'était en 1977 dans un entretien avec Edgar Morin dans le Nouvel Obs, à l'occasion de la sortie du premier tome de sa Méthode, La Nature de la Nature*, dont la couverture reproduisait cette lithographie vertigineuse de M.C. Escher :

M.C. Escher, Mains dessinant, 1948.
J'ai recherché en vain cet entretien, en revanche j'en ai trouvé un autre, beaucoup plus récent, puisqu'il date de juin 2015. A Coralie Schaub, de Libération, Edgar Morin disait donc :

"J’aime beaucoup cette phrase de Friedrich Hölderlin : «Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve.» Ça sera le suicide ou le réflexe vital. On va frôler l’abîme. Je ne veux pas faire de catastrophisme, mais on voit bien que tout s’aggrave. Des incendies s’allument partout. On risque l’affrontement entre l’Occident et le monde islamique. On doit changer de voie. Pour la première fois, on sent qu’on fait partie d’une aventure commune, à cause des périls causés par la mondialisation. Cette conscience commune nous permettra peut-être de réagir. Si elle se développe."
Retrouver cette phrase dans la préface de Jaccottet m'avait saisi pour une autre raison : c'est que je venais de la rencontrer quelques jours plus tôt dans l'article écrit par le philosophe Baptiste Morizot pour le Hors-Série de Socialter, "Le Réveil des imaginaires" :
Baptiste Morizot, Nous sommes le vivant qui se défend, in Socialter HS, p .157.**


Morizot évoqué, cité ici-même le 18 mars, dans le billet : La vengeance du pangolin ?
Et ce n'est pas fini : je retrouvai chez le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, auteur de Résonance, et lui-même en résonance avec Gustave Roud, la même phrase dans une traduction très légèrement différente :
"Mais là où est le danger croît aussi ce qui sauve. C'est sous l'égide de cette référence à Hölderlin - trop galvaudée, je l'admets - que je conclurai ce livre, en indiquant que les perspectives ici ouvertes sur les crises de la modernité, leurs tendances et leurs causes, fournissent aussi potentiellement les voies de leur dépassement. Aussi multiples, complexes et diverses soient-elles, ces voies passent obligatoirement par une rupture avec la visée d'accroissement constitutive de la modernité." (p. 53)

"Trop galvaudée", admet Rosa. Certes. Il n'est que de la googliser, cette fameuse phrase, pour le vérifier : 2 590 000 résultats. Et tiens, on retrouve Edgar Morin en tête de gondole.



Et dans la traduction Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve, c'est 1 140 000 résultats. Et Hubert Reeves qui rafle la première place. Normal, il a publié un livre en 2013 dont le titre est précisément le vers hölderlinien. 


Bon, cela ne relativise-t-il pas fortement cette triple coïncidence Roud/Rosa/Morizot ? Une référence qui traîne partout, il n'est guère surprenant, dira-t-on, de la retrouver en  plusieurs lieux.
Oui mais, comme par hasard, c'est juste au moment du 250ème anniversaire du poète. La quasi-synchronicité n'en est-elle pas redorée ?

Qu'importe. Un dernier élément doit être versé au dossier.

Sidéré par le caractère inédit de la méga-crise sanitaire qui s'est emparé de la planète, le confinement de plus en plus universel qu'elle entraîne (1 milliard d'être humains maintenant assignés à résidence sur tous les continents), j'ai soudain repensé à un penseur aujourd'hui disparu dont j'avais lu avec passion  un entretien mené avec Philippe Petit et paru aux éditions Textuel en 1996. Ce livre, Cybermonde, la politique du pire, je l'avais acheté à Périgueux au mois de mai cette année-là. Le penseur en question était l'urbaniste et philosophe Paul Virilio.



Et pourquoi penser à Virilio ? Eh bien parce que c'est un théoricien de l'accident. Selon lui, toute technologie implique un certain type d'accident. Et cela le conduisit à évoquer la perspective d'un accident général :
"Aujourd'hui, les nouvelles technologies véhiculent un certain type d'accident, et un accident qui n'est plus local et précisément situé, comme le naufrage du Titanic ou le déraillement d'un train, mais un accident général, un accident qui intéresse immédiatement la totalité du monde. Quand on nous dit que le réseau Internet a une vocation mondialiste, c'est bien évident. Mais l'accident d'Internet, ou l'accident d'autres technologies de même nature, est aussi l'émergence d'un accident total, pour ne pas dire intégral. Or cette situation-là est sans référence. Nous n'avons encore jamais connu, à part peut-être, le krach boursier, ce que pourrait être un accident intégral, un accident qui concernerait tout le monde au même instant." (p. 13)
Nous y sommes. L'accident intégral est advenu. Il n'est pas advenu avec Internet, comme semblait le craindre Virilio, mais il est advenu avec la mondialisation des transports, avec donc des technologies qui ont diffusé, à grande vitesse, ce virus au départ très localisé, sur un marché aux bêtes sauvages de Wuhan en Chine, jusque dans les pays les plus éloignés. Ce n'est pas la première pandémie qui traverse le monde : la grippe espagnole en 1918 causa 20 à 50 millions de morts selon l'Institut Pasteur, et peut-être, me dit Wikipedia, jusqu'à 100 millions selon certaines réévaluations récentes, soit 2,5 à 5 % de la population mondiale***. Cependant, même si certaines villes, certaines régions furent paralysées, il n'y eut pas de ralentissement généralisé de la vie économique, de confinement général, d'impact global et simultané sur la planète. En outre, la censure de guerre " limita l'écho médiatique de la pandémie, les journaux annonçant qu'une nouvelle épidémie touchait surtout l'Espagne, pays neutre publiant librement les informations relatives à cette épidémie, alors que celle-ci fait déjà des ravages en France".

Robert Maggiori, dans un article de Libération  écrit à l'occasion de la disparition de Virilio en septembre 2018, rapporte qu'il avait même forgé le projet d’un musée de l’accident. "Mais son apport principal, poursuivait-il,  est ce qu’il nommait la dromologie, la «science de la vitesse» qui caractérise notre époque, représente le «progrès» comme une course sans fin vers l’accumulation et la «croissance», finit par soumettre tant les faits sociaux que les comportements individuels à la dictature du temps et, en fin de compte, rend incapable de «regarder en arrière», mutilant ainsi l’expérience, scindée du rapport au passé et à la mémoire." Et Maggiori de finir sa rubrique nécrologique en citant... Hartmut Rosa :
"Ces thématiques sont aujourd’hui reprises par tous – et, sur le plan de la sociologie et de la philosophie, par Hartmut Rosa, théoricien de l’«accélération» – mais Paul Virilio les avait théorisées dès les années 80 ­– parfois dans les pages de ce journal – quand personne ou presque ne voyait encore que les principaux changements qui allaient advenir, dans les moyens d’information, l’élaboration et la transmission des données, les moyens de transport, la socialité en «réseaux», avaient à voir avec la vitesse et la réduction du temps au seul présent. On sait qu’aujourd’hui ce «qui compte», c’est ce qui vient d’arriver, et que ce qui a été fait ou pensé «avant» est comme dans un cône d’ombre : il ne faudrait pas que Paul Virilio – même si cela justifiait rétrospectivement ses théories – soit oublié parce que précurseur et pionnier."
Et je finirai par cet autre extrait du livre de 1996, dont j'avais perdu le souvenir, et qui ne m'a sauté aux yeux qu'en reparcourant rapidement l'ouvrage, extrait qui reconnecte avec tout ce que nous venons de voir depuis le début :
"Pour moi, la phrase clé est une phrase de Hölderlin : "Mais là où est le danger, là aussi croît ce qui sauve." Autrement dit, là où est le plus grand danger, là aussi se trouve le salut. Le salut est au bord du précipice, et chaque fois qu'on approche du danger on approche du salut."
Je vous laisse sur cette parole d'espoir.
Il est deux heures du matin, et la nuit silencieuse règne en maître sur le parvis de l'immeuble.
_____________________
Je dois avouer que c'est un des livres de Morin que je n'ai jamais lu en entier.

** Cela ne m'a pas frappé tout de suite, mais le dessin de ce dragon n'est pas sans rapport avec les mains de Escher. La boucle récursive qu'elles illustrent ("un processus récursif est un processus où les produits et les effets sont en même temps causes et producteurs de ce qui est produit"- Morin 2005, p.99 et 100) ne se retrouve-t-elle pas dans la contorsion du monstre dont la langue rejoint la queue ?

*** Dans cette notice, je note ceci, qui démontre les bienfaits du confinement, déjà établis à cette époque, pour ceux qui en doutent encore : " Max C. Starkloff, médecin de la ville de Saint-Louis (Missouri) met en place un des premiers cas de distanciation sociale en médecine moderne, en ordonnant la limitation du nombre de personnes pouvant s'attrouper et en fermant les écoles. Saint-Louis a ainsi un des taux de mortalité les plus bas des États-Unis (moins de 60 pour 100 000 environ, six semaines après que les premiers cas aient été signalés)."

2 commentaires:

sylvie Durbec a dit…

comme toujours, de bien bonnes réflexions pour nourrir nos vies étroites. Lu aussi amis italiens critiquant sévèrement la position d'Agamben. je ne sais pas ce que tu en penses. Mais nous nous rejoignons, et ce qui arrive réunit peut-être plus que sépare. Je ne sais pas. il faut vivre ces moments entre la vitesse et la lenteur. Merci de ce billet intelligent.

Patrick Bléron a dit…

Merci, Sylvie, de ce retour. Je ne sais pas ce qu'a écrit Agamben. Je vais chercher sur le net. On se rejoint bien sûr. Plus que jamais besoin de fraternité, de solidarité. Quand un gouvernement comme celui-ci (pas seul responsable, les autres avant aussi, comme l'a bien souligné André Markowicz) accumule les incompétences, il faut bien que la société elle-même se prenne en main. Entre vitesse et lenteur, oui, je le vis ainsi. La vie matérielle est ralentie, mais la vie de l'esprit, elle, me semble follement rapide.