lundi 26 avril 2021

Nous sommes un désert qui marche

Nous sommes un désert qui marche, peuple de sable,
          fer dans le sang, chaux dans les yeux, un fourreau de cuir. 

Erri de Luca, Aller simple, p. 41

Mardi dernier, j'ai terminé la lecture de Matthieu de Denis Guénoun (Labor et Fides, 2021), livre dont la présentation me semblait correspondre à l'émergence d'un Attracteur étrange : "Denis Guénoun cherche à comprendre l’importance énigmatique prise dans sa vie  par le prénom Matthieu. Celui-ci a été présent tout au long de son histoire, sans jamais s’accrocher à une relation ou des événements de premier plan : insistant mais insaisissable, ne cessant de resurgir après des éclipses, comme un cours d’eau souterrain ou un indice dans une intrigue dont on ignore la clé." Livre dont j'appris l'existence au soir de l'acquisition de La Passion selon saint Matthieu, œuvre de Bach qui forme l'un des trois nœuds de la méditation de l'écrivain (avec Pasolini et Le Caravage), et qui se trouve au principe de l'immense "A" de Louis Zukofsky, récemment découvert. C'est dire si son apparition s'était opérée sur le mode même de l'intrication caractéristique de l'Attracteur étrange.

Avais-je trouvé à l'issue de ma lecture confirmation de ce rapprochement ? Oui et non. Non, dirais-je dans un premier temps, car Guénoun ne développe guère l'idée proposée sur la quatrième de couverture, de ce courant souterrain qui traverserait la vie en tapinois. Mais oui, dans un second temps, car autour du texte, et à l'intérieur également de celui-ci, des résonances se sont produites. Alors que je m'apprêtai à rédiger une chronique sur Matthieu, s'imposa tout d'abord cette coïncidence des aller simple, chez Erri de Luca et Peter Handke. Il fallait en rendre compte avant d'aborder la question de l'évangéliste, mais ce faisant, je vis que j'étais déjà au cœur du propos. Je n'étais plus très sûr d'avoir déjà parlé ici d'Erri de Luca, mais le moteur de recherche suppléa ma mémoire défaillante et établit que l'écrivain italien était cité dans pas moins de cinq articles. Dont celui du 18 janvier 2019, De morte aeterna. Où il est question du roman La nature exposée. Je me permets de reprendre ici les lignes écrites alors :

Histoire d'un sculpteur vivant dans un village de montagne, qui aide des migrants à traverser la frontière. Passeur d'un genre singulier, il rend l'argent demandé une fois parvenu de l'autre côté. Jusqu'à ce qu'un clandestin, écrivain de son état, publie un livre sur son voyage et attire l'attention des médias sur le sculpteur. Confronté aussi à l'hostilité des autres passeurs, ses amis pourtant, il quitte alors le village pour une ville en bord de mer, où un curé lui confie la tâche de restaurer un Christ en marbre, à l'origine nu mais recouvert ensuite d'un drapé. Or, l’Église veut maintenant récupérer l'original et retirer ce drapé :

"J'examine la couverture en pierre différente, elle semble bien ancrée sur les hanches et sur la nudité. Je lui dis qu'en la retirant on abîmera forcément la nature.
"Quelle nature ?"
La nature, le sexe, c'est ainsi qu'on nomme la nudité des hommes et des femmes chez moi.
"C'est bien là le problème. Plusieurs sculpteurs consultés avant toi ont renoncé." (p. 32-33)
Le sculpteur relève le défi.  [...] Dans une bibliothèque, le sculpteur retrouve une photo de la statue originale, dans un mensuel de l'année 1921, jour 24 décembre. Surprise : il y observe un début d'érection. Il montre plus tard au curé une photocopie de la photo.
" Je ressens le besoin de défendre le sculpteur. Il a doté le crucifié d'une puissante nature, et son exagération rend plus fort le contraste avec la mort. Il incite à vêtir le corps nu, exposé au vent. Non pour recouvrir sa nature, mais pour mettre une couverture sur ses épaules, envelopper ses pieds dans un tissu de laine. C'est un sentiment terrestre qui n'a rien à voir avec la foi, avec la dévotion pour l'image sacrée.
Il m'écoute, alors je poursuis. Cet élan d'affection vient directement de la nature exposée. La nudité fait vibrer les fibres les plus anciennes de la compassion. Vêtir ceux qui sont nus, est-il prescrit dans une des œuvres de la miséricorde étudiées au catéchisme. Qu'est donc la miséricorde que j'éprouve devant cette figure ?" (p .40)

Nous sommes au cœur de l'histoire. Ce que j'écris ensuite se rapporte à un livre chroniqué six ans plus tôt, choisi lui aussi, comme le Matthieu de Guénoun, à cause de la quatrième de couverture :

A cet instant, je ne pouvais que repenser à l'un des articles les plus lus d'Alluvions (pour une raison que j'ignore) : Sept oeuvres de miséricorde, rédigé le 6 janvier 2013 à la suite de la découverte du livre de Mathieu Riboulet, Les Œuvres de miséricorde. Livre que j'avais choisi à cause de sa quatrième de couverture :  "Donner à manger à ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts : tels sont les impératifs moraux édictés par l’Église sous le nom d’œuvres de miséricorde, que le Caravage a illustrés dans un tableau conservé à Naples, et dont tous ceux nés en culture chrétienne sont imprégnés, même s’ils ne les connaissent pas. Ces injonctions morales sont ici mises à l’épreuve de l’expérience – réelle ou imaginaire."

 

Les Sept Œuvres de miséricorde, Le Caravage, 1607, Naples.

Qui ne voit la double coïncidence ? C'est à un autre Mathieu (avec un seul t, il est vrai) que l'article conduit, Mathieu Riboulet, traitant d'une œuvre du Caravage, le peintre sur lequel ouvre l'essai de Guénoun :

"Dans le silence des heures, un peu en retrait du monde, un prénom travaille. Je cherche les lignes qu'il trace dans ma vie. L'histoire est ancienne, mais je vais la prendre à rebours, par l'épisode le plus récent.

Voici quelques mois, j'ai reçu un choc devant La Vocation de saint Matthieu, du peintre Michelangelo Merisi, connu sous le nom de Caravaggio, ou sa forme francisée Caravage. Mais cette frappe n'a pas été immédiate : un événement a modifié mon regard, par lequel je voudrais ouvrir mon récit." (p. 7)

 

La Vocation de saint Matthieu, Le Caravage, 1600, chapelle Contarelli, église Saint-Louis-des-Français, Rome

Ce n'est pas tout. Il se trouve que c'est ce soir-même que je lis dans le Carnet de notes 2016-2020 de Pierre Bergounioux, ces lignes du 6 février 2018 :

"Levé à six heures et demie. J'écris quelques lignes sur l'herbe des rues à laquelle deux anciennes étudiantes consacrent un travail puis commence Le Postmodernisme de Jameson.

C'est à midi, aux informations, que j'apprends le décès de Mathieu Riboulet. La nouvelle me laisse hébété, atterré. Mais il était de 1960 ! J'aurais pu l'avoir comme élève. Il ne devait pas mourir encore. "Il y aurait eu le temps pour un tel mot." Et il a rejoint la foule des ombres qui m'environne et grandit sans cesse. J'espérais, envers et contre tout. Nous finirions par nous retrouver en Creuse ou en Corrèze et cela n'aura plus lieu. C'est donc en août que nous nous serons vus pour la dernière fois. Il allait partir pour Bordeaux où il a trouvé sa fin. Le faire-part de Serge, en soirée, m'apprend qu'elle a été rapide. Il a été emporté en trois jours. Me revient la réponse de César à qui lui demandait quelle mort il jugeait préférable : "La plus courte." " (pp. 448-449)"

Enfin, cherchant des articles sur l'écrivain disparu, je tombe sur un entretien avec Fabien Ribéry, publié le 22 octobre 2015 sur le site le poulailler, où il est présenté comme "l'auteur d’une œuvre littéraire passionnante, cherchant un chemin de conciliation entre le corps humain, ses affects, ses désirs, sa parole, et le corps politique, atrophié, humilié, blessé, de notre époque, Mathieu Riboulet, héritier de Pasolini et de Fassbinder, est un de nos grands contemporains, au sens d’Agamben, c’est-à-dire de la capacité à faire face, par le verbe et la concentration, aux lumières noires du temps présent." Pasolini, l'auteur du film L'Evangile selon saint Matthieu (1964), l'une des trois œuvres phares analysées par Denis Guénoun.


Et puis voici une question de Fabien Ribéry, où nous retrouvons à la fois Les Œuvres de miséricorde et Erri de Luca :

F.R. : Etes-vous attentif au travail cinématographique de Vincent Dieutre, qui croise quelques-uns de vos thèmes majeurs : la mélancolie, le corps de gloire des hommes, le caravagisme - je pense à votre livre, Les Œuvres de miséricorde (Verdier, 2012) - la fraternité des âmes et des épidermes sur fond de déroute idéologique ? Je pense aussi à un écrivain comme Erri de Luca, ancien militant de Lotta Continua, amoureux de la montagne, tel le personnage éponyme de Avec Bastien (Verdier, 2010) adepte de l’alpinisme.

Réponse de Mathieu Riboulet :

"Dans deux registres et disciplines très différents, le travail de Vincent Dieutre et celui d’Erri de Luca m’importent et me nourrissent. C’est même la lecture d’un bref texte d’Erri de Luca, la préface à La Révolution et l’État d’Oreste Scalzone et Paolo Persichetti (Dagorno, 2000), qui m’a donné l’étincelle pour démarrer Entre les deux il n’y a rien, qui se tenait prêt dans l’ombre. Il pointe toujours les enjeux avec une acuité décisive depuis le cœur même de la langue, comme en témoignent encore ses interventions autour de l’affaire du val de Suse (La Parole contraire, Gallimard, 2015) ou sur le crise des réfugiés dans un récent article (« Si l’Europe refuse l’asile aux migrants, elle les noie », Le Monde, 10 septembre 2015)."
Les migrants, dont le sort est au centre d'Aller simple :

"Notre terre engloutie n'existe pas sous nos pieds,
notre patrie est un bateau, une coquille ouverte.

Vous pouvez repousser, non pas ramener,
le départ n'est que cendre dispersée, nous sommes des allers simples. (p. 63)

C'est de pieds encore qu'il sera bientôt question.


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