vendredi 4 juin 2021

Hourra l'Oural encore

Un pas de côté pour rendre compte d'une lecture achevée la semaine dernière, celle d'un autre ouvrage de Bernard Chambaz, après Éphémère (chroniqué dans Éphémères et lucioles), un récit de voyage dans l'Oural, à la frontière entre Europe et Asie, dénommé Hourra l'Oural encore (Paulsen, 2020), en référence à un recueil de poèmes d'Aragon, Hourra l'Oural, publié en 1934, "mélange détonnant, écrit Chambaz, de reportage et de propagande sous forme versifiée". Je ne m'attarderai pas sur une recension complète du livre (que je conseille vivement toutefois, tant il procure, comme tous les Chambaz, un grand plaisir de lecture), et me contenterai d'en citer trois passages qui me semblent autant de résonances aux thèmes qui nous hantent ces derniers temps.

Exemplaire offert à André Breton

1/ Le premier a pour cadre la ville de Berezniki, où Boris Elstine fit ses études secondaires, mais ce n'est pas pour cela qu'elle est devenue célèbre, "enfin assez célèbre, nuance Chambaz, pour avoir défrayé l'actualité cette dernière décennie."

"Sa notoriété tient aux mines de potasse qui ont fondé sa richesse et son destin, puis, par impéritie, l'origine de sa malédiction. Ici on se retrouve devant "les portes de l'enfer", un gouffre de 400 mètres de long, de 300 mètres de large et 250 mètres de profondeur apparu il y a une vingtaine d'années, surnommé "le grand-père" parce qu'une demi-douzaine d'autres gouffres sont apparus depuis, un trou au bord duquel des barres d'immeuble vides risquent de basculer. Le processus est simple à comprendre, même par moi qui n'ai jamais brillé ni cherché à briller en chimie ; fragilisées par une extraction débridée, les galeries des mines ont vu leurs parois de sel s'effondrer lors d'inondations, "comme un morceau de sucre dans la tasse de café", nous explique Evguéni en recourant à la touche "traduction" de son téléphone portable en même temps qu'il joint le geste à la parole et que nous voyons, en effet, le morceau de sucre se dissoudre dans sa tasse de café beigeasse. S'il a fallu évacuer plus de cent mille personnes, les gouffres n'ont englouti qu'une dizaine de corps jamais retrouvés." (pp. 42-43)
Bref, voilà une histoire qui n'aurait pas déparé dans le livre de Robert Macfarlane.

Berezniki

A ce désastre se mêlent, comme souvent en Russie, des affaires de corruption : "Le site, note le journaliste Yves Bonneau a d’abord été exploité, à l’époque soviétique, par des prisonniers du Goulag dont le camp jouxtait la mine. Suite à l’effondrement de l’URSS, l’oligarque Dmitry Rybolovlev a pris le contrôle de l’entreprise dans des circonstances troubles, émaillées d’accusation de meurtre, de relations avec la mafia locale ou de pressions violentes sur les actionnaires. Aujourd’hui, la ville russe a entamé une course contre la montre car son sol s’effondre." Rybolovlev a depuis revendu sa société, acheté l'AS Monaco et nombre de tableaux de maîtres et de propriétés luxueuses dans le monde entier. Il a "même acquis, écrit Chambaz, la villa de Trump en Floride, la payant le double de sa valeur, le sauvant de la faillite lors de la crise des subprimes. Le monde est petit." Il faut croire toutefois que les deux magnats ne partagent pas tout à fait les mêmes goûts car Rybolovlev fait raser la villa en 2016 et divise la propriété en trois lots distincts.

2/ Le second passage se situe dans le wagon de troisième classe qui emmène Chambaz et sa femme vers la ville de Verkhotourié, sur une voie qui "franchit avec une suprême lenteur la chaîne de montagnes de l'Oural". Pour se changer les idées, l'écrivain lit Vichéra *de Varlam Chalamov, un livre beaucoup moins désespéré, dit-il, que Les Récits de la Kolyma, son chef d’œuvre :

"Vichéra est le nom d'un affluent de la Kama et du premier camp où Chalamov a été déporté à la toute fin des années vingt quand il avait à peine plus de vingt ans. Trois ans de détention pour sa présence dans l'imprimerie clandestine qui éditait les trois notes où Lénine avait mis en garde ses camarades contre la brutalité de Staline. Dès les premières lignes qui relatent son séjour initial en prison, il signifie le serment fondamental de son existence et, souhaitons-le, des nôtres : "conformer mes actes à mes paroles." Avec le second serment, "l'aptitude au sacrifice", on conçoit que l'on pénètre dans un autre monde, à la fois russe et transcendantal. Reprenant mon souffle, j'arrive vite page vingt-cinq, d'autant plus que l'anti-roman commence à la page treize et que notre train se traîne, je suis Chalamov dans un wagon de détenus de droit commun en chemin vers Perm et je lis soudain : "On était en mars, un mars de l'Oural." Je ne l'ai jamais caché, j'aime ces coïncidences. Je les aime davantage quand elles sont redoublées par le chapitre où survient, impromptu, Berezniki." (p. 64) [C'est moi qui souligne]

3/ Le troisième passage se place à Ekaterinboug, quatrième ville de Russie, où furent assassinés le tsar Nicolas II et toute sa famille dans les caves de la villa Ipatiev, dans la nuit du 17 juillet 1918. Chambaz y visite le centre présidentiel Boris Eltsine, où "dès le vestibule, deux des premières pièces de la fondation Eltsine donnent le ton :le collier de perles d'ambre que Boris a offert jadis à Naïna pour son anniversaire et sa limousine noire ZIL, blindée, pourvue d'un système de brouillage d'écoute, le volant large comme un gouvernail." On y retrouve plus loin notre thème familier du labyrinthe :

"J'aime que l'histoire soit conçue comme un labyrinthe. Je suis servi ; "le labyrinthe du vingtième siècle" s'ouvre sur un immense écran qui me donne l'impression d'être devant un jeu vidéo, enchaînant des tableaux de l'histoire de la Russie depuis les origines, marquée par la perception immédiate d'une violence inhérente, et close par un Eltsine hagiographique monté sur un char pour s'opposer au putsch de l'été 1991. [...] 

L'atout du labyrinthe est de mêler la petite Histoire à la grande. La première photo avec sa mère, à trois ans, nu ; un ballon de volley, en cuir marron ; son diplôme obtenu à l'école de Berezniki ; la montre qu'il a achetée à son premier salaire ; l'original de la lettre qu'il a rédigée pour solliciter son adhésion au parti communiste quand il avait trente ans ; le téléphone jaune de la ligne directe pour appeler le secrétaire général du parti, etc."


Boris Eltsine sur un char devant la Maison Blanche

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* L'extrait donné par les éditions Verdier sur la page consacrée à Vichéra mentionne aussi Berezniki :

"La Roussalka

Pendant la construction de ce géant du premier quinquennat que fut le combinat de Bérezniki, Moscou ne négligeait pas notre éducation culturelle. Des groupes d’artistes de variété, des artistes de cirque, des prestidigitateurs et des troupes de théâtre itinérantes se succédaient pour nous distraire, se faire de l’argent, et apporter leur contribution au plan quinquennal…
La seule troupe qui ne s’est pas produite à Bérezniki est celle de la célèbre Blouse bleue, dont le directeur, l’idéologue, le guide et le fondateur, Boris Ioujanine, purgeait une peine de trois ans pour tentative de fuite à l’étranger.
Le combinat n’existait pas encore. Il n’y avait qu’un chantier dont le directeur était Granovski, fusillé par la suite. Le premier secrétaire du comité de district, Chakhguildine, a été fusillé, lui aussi."



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