jeudi 15 décembre 2022

Le Métier de vivre

Courrier de rappel de la médiathèque, livres en retard, une habitude. En général, je ne traîne pas, j'évite la suspension (redoutable) de cinq jours, cette fois-ci je rends les quatre livres que j'avais empruntés, y compris La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss, à peine commencé, que j'avais fait remonter de l'abysse des magasins. Tant pis, j'y reviendrai (voeu pieux peut-être). Je devrai m'abstenir d'emprunter à nouveau mais la poésie me fait de l'oeil avec, tout d'abord, un petit volume de Sophie Nauleau, chez Actes Sud, S'il en est encore temps. De la même auteure, par ailleurs directrice artistique du Printemps des poètes, j'avais aimé Espère en ton courage, paru en 2020. Dans ce nouvel opus, il est question de l'éphémère, dont elle écrit qu'il "est stupéfiant qu'il faille passer par la voie du poème pour découvrir que l'éphémère, dont on ne cesse de regretter la brièveté, est en fait le plus vieil insecte ailé de la création. Comme si les mots gardaient en réserve, par-delà l'oubli des millions d'années, tant de secrets à raviver." Mais j'emporte aussi Provisoires, de Christophe Manon (Nous, 2022), un vrai recueil de poèmes.


Ces deux livres, je les parcours en parallèle, comme je fais le plus souvent, passant de l'un à l'autre, les entrelaçant, jusqu'à ce que, soudain, un motif identique apparaisse. Je m'exprime mal, on pourrait croire que je recherchais cette conjonction, non, elle s'est imposée d'elle-même, je ne l'attendais pas. Sophie Nauleau raconte dès l'ouverture de l'ouvrage comment elle fut désarçonnée par une petite jument baie, et blessée sérieusement à la cheville gauche. Un accident qui raviva le souvenir d'anciens traumas qu'elle croyait oubliés : "Ainsi ma cheville esquintée avait-elle quelques révélations à me faire, après m'avoir tant supportée. Rendue au seul métier de vivre, que Pavese immortalisa dans son journal avant de se donner la mort dans une chambre d'hôtel du Piémont italien, à l'été 1950, à quarante-et-un ans seulement, je restais sur mes gardes."

Or, page 21, quelques instants plus tard, je lis ces vers de Christophe Manon : 

Humble et noble est le métier
de vivre sans avarice
dans la splendeur du jour
limpide et ses arômes concrets (...)

Cesare Pavese n'est pas nommément cité, mais Manon n'ignore pas bien sûr l'origine de l'expression qu'il choisit. Le Métier de vivre (Il mestiere di vivere) est donc ce journal que Pavese tint d'octobre 1935 jusqu'à sa mort. Il est compris dans le gros volume de ses Oeuvres, paru en Quarto/Gallimard, édition établie et présentée par Martin Rueff en 2008, et qui me fut offert à Lyon, à la Croix-Rousse, ai-je même noté, la même année pour mon anniversaire. Un volume que je n'ai fait qu'effleurer, un de ces livres qu'on se promet toujours de lire et quinze ans plus tard on en est toujours au même point. Mais alors qu'est-ce qui avait attisé ma curiosité pour Pavese ? Eh bien, un autre livre, un livre dessiné, celui de Frédéric Pajak, L'immense solitude, sous-titré avec Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese, orphelins sous le ciel de Turin, paru aux Puf en octobre 1999, acheté à Arcanes le 7 janvier 2000.


Ce livre m'a profondément marqué à l'époque, et de façon durable, la preuve en est que j'y consacre un article en octobre 2017. Les coïncidences entre les destins qui y sont racontés s'apparentent à celles qui ne cessent d'apparaître dans l'oeuvre de Sebald. Je citais l'extrait critique suivant :

"Cinquième édition, revue et largement augmentée, de ce livre devenu introuvable par lequel Frédéric Pajak avait fait connaître en 1999 un genre nouveau : le récit biographique et autobiographique écrit et dessiné. À première vue, Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese n’ont rien en commun. Et pourtant : tous deux sont orphelins de père, tous deux ont grandi dans un entourage exclusivement féminin, tous deux n’ont jamais su se faire aimer d’une femme, tous deux ont eu une vie brève, solitaire et émouvante. Et puis, tous deux ont été inspirés par une ville, Turin, et son atmosphère terriblement « psychique ».
C’est à Turin que Nietzsche perd la raison : il a 44 ans. Et c’est à Turin que Pavese se suicide dans une chambre d’hôtel : il a 42 ans. Le philosophe allemand meurt le 25 août 1900, l’écrivain piémontais un demi-siècle plus tard, à un jour près, le 26 août 1950. En cherchant des rapprochements entre ces deux artistes, ces deux « jusqu’au-boutistes de la mélancolie », l’auteur se glisse dans leur drame, dans les blessures inguérissables de leur enfance. Il fait revivre les événements tragiques qui les ont conduits l’un à la folie, l’autre au suicide.
Ce livre est d’abord une rêverie, une suite de détours et de coïncidences. Les murs de Turin y transpirent. Ils parlent. Il fallait au moins trois cent cinquante dessins pour faire entendre leurs voix. « Ce livre n’est pas une biographie, ni deux biographies, et encore moins une autobiographie. Ce n’est pas un livre d’histoire, ni d’histoires, ce n’est pas un livre de géographie, ce n’est pas un roman et ce n’est pas une bande dessinée. » C’est l’un des maîtres-livres de Frédéric Pajak." (Je souligne)

Je m'avise maintenant que l'âge de la mort de Nietzsche, 44 ans, est au principe de l'essai de Sophie Nauleau. Il s'ouvre en effet sur cette citation de Jules Renard, tiré de son Journal à la date du 22 février 1908 : "Quarante-quatre ans, c'est l'âge où l'on commence à ne plus pouvoir espérer vivre le double." Et elle enfonce le clou au tout début de son premier chapitre : "Demain j'aurai quarante-quatre ans. Ce n'est pas un âge. A quarante-cinq ans seulement, il faut réfléchir ; quarante-quatre, c'est une année sur le velours. Aimant les chiffres en miroir, depuis ma discrète contribution de 1977 au sursaut de la natalité française, je jubilais à la lecture de cette réflexion de Jules Renard, notée en février 1908, à la veille de son anniversaire." (p. 9)


1908 est l'année de naissance de Pavese (né un 9 septembre). Celle aussi de Claude Lévi-Strauss, à Bruxelles (28 novembre), mais lui s'éteindra centenaire, en 2009. 44 ans, c'est encore un âge qui joue un rôle très important dans La neige, le livre que j'ai écrit autour de la mort de ma petite soeur Marie, qui avait eu 44 ans le 7 janvier 2015, le jour de l'attentat à Charlie-Hebdo.


En regard de ce dessin, page 264, Frédéric Pajak écrit : 
"Ni les droites, ni les gauches, et ni non plus les centres, ne s'y retrouvent : Nietzsche est insaisissable. Il n'appartient à personne. Quel est le secret de cette liberté si décourageante : ses contradictions, battues au feu de la philologie ? sa rage cachottière d'enfant théologique ? son air des hauteurs, comme il aime à le dire ? ...
Et quoi encore ?
Une chose est sûre : il est mort jeune. Son cerveau s'est obscurci à l'âge de quarante-quatre ans. C'est un jeune homme qui parle.
Et qui parle vraiment une langue juvénile, ouverte, fulgurante.
Une langue du geste.
Mais parle-t-il vraiment - et s'il chantait, ou bien dansait ?
Il ressemble au peintre américain Jackson Pollock.
Deux gestuels."

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