jeudi 22 décembre 2022

De la pierre à l'âme : le siècle de Jean Malaurie

Si j’ai du goût, ce n’est guère
Que pour la terre et les pierres.
Je déjeune toujours d’air,
De roc, de charbons, de fer.

Arthur Rimbaud, "Faim", Une saison en enfer 

Plongé depuis deux jours dans les Mémoires de Jean Malaurie, parues cette année dans la célèbre collection Terre Humaine qu'il a lui-même fondée chez Plon en 1955. Ce livre a pour moi une résonance particulière, car c'est lui que j'avais en main lorsque j'ai eu ce malaise vagal à la librairie Arcanes, qui me conduisit pour quelques heures aux urgences de l'hôpital de Châteauroux. Il ne m'avait pas suivi là-bas, mais on me l'avait mis de côté. Très vite, j'ai été frappé par les échos avec le petit livre dont j'ai parlé récemment dans Damier et sédiments, La rivière et le bulldozer, de Matthieu Duperrex. C'est que Jean Malaurie, avant de devenir l'anthropologue que l'on connaît, spécialiste du monde arctique, avait une formation de géologue, et plus précisément, de géocryologue. D'ailleurs ses Mémoires ont pour titre De la pierre à l'âme, ce qui illustre bien son cheminement intellectuel et sensible. On a vu l'importance du verbe "sédimenter"pour Duperrex, or le mot apparaît chez Malaurie quand il évoque une séance à la Société géologique de France, en 1946, où il avait été remarqué, lors de son intervention sur le Flandrien des Corbières orientales, par Pierre Teilhard de Chardin : "Frappé par le ton intimiste de mon intervention de sédimentologue, il m' a donné rendez-vous dans sa cellule de jésuite, rue Monsieur."(p. 48) Sur la même page, on peut lire aussi : "Avec mes très modestes moyens, je me suis résolument mis à l'école de la roche, dans sa phase ultime, c'est-à-dire l'érosion et l'accumulation ; j'ai vécu dans cette intimité, celle du minéral, de l'usure, du weathering ; j'ai escompté la sédimentation ultime et ses composantes biologiques, afin que le processus recommence."


Un peu plus loin, j'ai retrouvé aussi Julien Gracq, élève comme Malaurie de celui qu'il appelle son maître, Emmanuel de Martonne qui, selon lui, a renouvelé la géographie en profondeur avec son Traité de géographie physique, publié en 1909. Il mentionne aussi un certain Jean Gottmann : "Il m'a encouragé à garder un esprit critique. Esprit de recherche ; je le luis dois. De la pierre à l'homme, tel a été mon seul itinéraire. Nature et culture : tel a été l'objet de l'interrogation permanente suscitée par mon compagnonnage avec les Inuit, dans un animisme vécu."(p. 64-65) La pierre, là encore, est le pont de départ de ses réflexions : "J'ai cherché à éclairer mes propres interrogations intentions, à partir des amas de pierres qui s'écroulent en désordre pour tenter de dévoiler un ordre nature au pied des cuestas. En désordre ? Non, dans la très longue durée, les Inuit m'ont fait saisir qu'il ne s'agit pas de simples éboulements. Par des mesures précises, je définis peu à peu un écosystème de l'éboulis - formes, dimensions, stratifications internes ; c'est le résultat d'un processus organisé."

Il faut bien comprendre qu'il n'y a pas discontinuité entre une première vocation de géologue et une ethnologie qui lui succéderait et serait le vrai coeur de sa recherche. Non, c'est par la pierre qu'il peut en venir à l'âme, et cette démarche est aussi celle de l'Inuit, qu'il nomme homme racine : "L'homme racine, en éprouvant la résistance de la nature, de la roche, du minéral, de la glace, perçoit une réalité qui dépasse l'entendement et cherche confusément l'énergie qui anime cette matière." (p. 125)

Dans cet écrit un peu baroque, qui ne s'embarrasse pas d'une structure bien établie et s'affranchit vite du corset d'un strict ordonnancement chronologique (et qui n'est d'ailleurs pas exempt de certaines répétitions), il est des passages marquants, comme celui à la fin du premier chapitre, où il disserte sur une gravure "très singulière" qu'il a placée sur un mur de son appartement de Paris, rue de la Sourdière. "Elle me hante", écrit-il. Une gravure, d'après un dessin de R. de Cornulier, publiée dans l'Atlas historique, tome deuxième, du Voyage en Islande et au Groenland publié par ordre du Roi, (sous la direction de Paul Gaimard). J'ai pu la retrouver sur le site archive.org, avec une meilleure définition que la reproduction dans les Mémoires.

Umiak, pirogue de femmes, 1830


Jean Malaurie fait une longue description presque hallucinée de cette gravure : 
"Les femmes ont les manches retroussées. Elles ont une expression étrange qui paraît venir d'ailleurs. Comme droguées, shootées, les yeux vides, elles semblent entreprendre un voyage sans retour et vivre un itinéraire intérieur. [...] J'ai souvent dit que ce qui me retient chez les Inuit, c'est leur allégresse dans un espace d'innocence et leur faculté de la ressentir avec une telle intensité. Mais c'est beaucoup plus. Etant en quête d'une vérité qui brille, dans la brume, telle la flamme d'une chandelle au loin, j'ai rencontré un peuple que le péril, dans un environnement puisant et magique, a entraîné dans une autre dimension. Il dispose d'une imagination créatrice qui leur fait atteindre une réalité de songes. Elle répond à une autre logique et permet en compensant le pouvoir dissolvant de l'intelligence d'atteindre l'énergie de la matière, cette force qui retient les agrégats du minéral dans un tout qui s'appelle la pierre ou la glace." (p. 127-128)

Selon Malaurie, les femmes Inuit voient plus loin que les hommes. Et il relie cette gravure avec cette décision qu'il prit, lors d'une expédition polaire "très risquée", au cours de l'hiver 1950-1951, de partir aussi avec les deux femmes de ses compagnons inuit : "Là-haut, "elles" avaient bien l'intention de me parler, ce qu'elles firent, par petites touches, avec leur manière de découvrir, par-delà la géologie, des pierres singulières par leurs formes, leurs couleurs, les arabesques des lichens, une goétie, ou, mieux, une théurgie, une réalité plus haute, que cinquante ans plus tard - armé de leurs pouvoirs - je questionne encore." (p. 130)

Jean Malaurie est né le 22 décembre 1922 à Mayence. Il a aujourd'hui 100 ans. 

2 commentaires:

Alain sennepin a dit…

Je vous remercie chaleureusement pour ce texte qui, je crois bien, capte la quintessence du Malaurie intime, qui a tant agrandi mon existence depuis Les Derniers Rois de Thulé quand j'étais jeune instituteur, jusqu'à L'Allée des Baleines, où il poursuit, notamment, ses réflexions de géocryologue. J'ignorais tout, qui plus est, de ses bouleversantes lumières sur l'intelligence féminine... Merci encore.

Patrick Bléron a dit…

Merci Alain. J'ai bien pensé à vous en regardant récemment, pour la première fois, Dersou Ouzala, de Kurosawa.