vendredi 30 décembre 2022

La source et le ciel distant

"A peine franchie, sous les nuées, cette sombre ligne de faîte, tout le pays, en contrebas, dispense des reflets. Selon une perspective plongeante qui minimise les ondulations du sol, la vallée de bannière offre au voyageur sa sinuosité insensible. Sur chaque bord de la rivière, on remarque, traçant quadrillage, l'alternance quasi régulière des bosquets et des prairies. Par cette disposition, les paysans entendent conserver à leurs pâtures, malgré divers affleurements calcaires, une propice humidité.
Fait curieux, l'eau soyeuse qui coule entre ces adverses verdures s'appelle le Damier. [...] le passage du nom des rives à la rivière reflèterait le phénomène de réflexion par lequel l'eau, pour creuser sa surface de profondeurs virtuelles, emprunte au paysage qui l'entoure ses couleurs et ses dispositifs." 

Jean Ricardou, Les lieux-dits, Gallimard, 1969, p. 12-13 (édition 10/18, 1972)

J'ai déjà évoqué le Damier de Jean Ricardou dans Damier et sédiments. Le passage au-dessus n'est autre que l'incipit des Lieux-dits, qui d'emblée annonce le thème principal de l'oeuvre, le reflet, et partant, la symétrie. Avec ses huit chapitres, dont chaque titre est un nom propre de huit lettres, l'ouvrage se présente comme un savant échiquier de soixante-quatre cases, et la rivière, en qui se reflète le paysage marqué par l'alternance quasi régulière des bosquets et des prairies, autrement dit l'alternance de cases claires ou obscures, ne peut que se nommer Damier. Et il sera question de sa source dans le huitième chapitre, Monteaux, c'est-à-dire le Mont des eaux où, "sous de sauvages frondaisons, le Damier prend naissance".

J'avais, sans y insister, donné un lien dans la dernière phrase, qui ouvrait sur une étude de Jean Abélanet, Le thème du damier dans l’art rupestre linéaire des Pyrénées catalanes et ses liens avec les cultes anciens, extrait d'un livre, Roches ornées, roches dressées, paru aux Presses universitaires de Perpignan. De nombreuses roches de cette région portent en effet des damiers gravés que l'on date en général de l'Age du Fer. Or, je lis que "La liaison damiers-culte des eaux n’est pas à exclure, puisqu’à trois reprises (Peyra Escrita, Saint-Ferréol, Font de Sègre), il s’en est trouvé près de sources."

Saint-Marsal, Serrat de les Fonts, deux des trois damiers gravés sur un affleurement schisteux vertical. (Relevé Jean Abélanet, D.A.O. Sabine Nadal)

Trois damiers ont ainsi été découverts à Saint-Marsal, présentant la caractéristique importante d’être gravés sur la paroi verticale d’un affleurement de schiste, "ce qui exclut qu’il puisse s’agir de jeux avec pions ou petits cailloux. La paroi gravée se situe à 80 m environ au nord d’un petit dolmen ruiné, au lieu-dit Serrat de les Fonts (crête des sources). "

Cette étude ayant paru en 2005, il est exclu que Ricardou en ait eu connaissance, c'est donc une sacrée coïncidence de retrouver dans Les lieux-dits cette association damier/source relevée à plusieurs reprises dans les Pyrénées orientales. Le dernier paragraphe de l'étude offre même une analogie supplémentaire assez stupéfiante avec le texte ricardolien : "Dans le même ordre d’idées, on pourrait imaginer que le damier a pu symboliser les terres cultivées avec leurs divisions en parcelles, et que les plaques à damier déposées près d’une source ou les damiers gravés sur des rochers sacrés ont eu pour but d’attirer la protection des divinités sur les travaux des champs. Mais c’est peut-être un peu trop s’aventurer sur un terrain peu consistant, où la prudence se doit tenir la bride à l’imagination."

N'ayant cure de prudence, je songeai en méditant sur ces damiers à un des derniers tableaux de mon ami Nunki Bartt, qui n'était pas sans sans rapport avec eux. Il s'agit de Ciel distant, au format carré, qu'on peut retrouver sur son site.

Sans doute ne s'agit-il pas formellement d'un damier, mais plutôt d'un cadastre, où les différentes parcelles sont affectées d'une lettre, et parfois d'un chiffre. Notez au centre du tableau les cases de parking où des corps s'allongent.


Cette figuration ricoche avec cette photo de SDF au Nevada :


Une situation qu'avait aussi génialement anticipée Marc-Antoine Mathieu dans La Question* :


En position centrale aussi, légèrement décalé vers le bas, en tout cas au centre du cadastre, et faisant en somme lien entre celui-ci et le parking, un arbre au port triangulé, cruciforme, étale son feuillage du même rouge que les corps allongés. Ce rouge qu'on retrouve aussi au fond de l'effrayante piscine vide et noire au-dessus, comme un corps sanguinolent dont l'empreinte se répète peut-être dans la carte 9 au centre droit, qu'un mince filet rouge encore relie au parking.

Et ce rouge de me renvoyer à l'un des derniers paragraphes des Lieux-dits : "Sans doute, songeant à toi, le voyageur aura plusieurs fois commis le lapsus "jeune flamme". A défaut, qu'il veuille bien considérer la thèse émise au début de la visite et selon laquelle l'incendie "était dû aux flamboyantes rougeurs de la croix sorties de leur prison géométrique". Ainsi, de citation en citation, découvrant partout que je suis seulement un servile auxiliaire, comprendra-t-il, en ces préparatifs qui te condamnent, Atta, mon désespoir."


____________________________

* On peut retrouver le contexte de ces deux images dans Le moment Potemkine, article de 2020.

Aucun commentaire: