mardi 27 décembre 2022

Un Noël d'enfant au pays de Galles

Parfois le désir surgit de sortir du programme de lecture que l'on s'est imposé. Au soir du 24 décembre, j'étais soudain un peu las des mémoires de Jean Malaurie, et les quelques lectures parallèles qui l'accompagnaient ne me semblaient pas plus impératives. Précisons que j'étais ici seul par choix, ayant décliné les gentilles invitations réveillonesques de première et dernière minute, certain aussi que j'étais de retrouver les enfants et le reste de la famille le lendemain à Aigurande. La messe de minuit je n'y pensais même pas, peut-être y retournerais-je le jour où elle aura à nouveau lieu à minuit. Et je n'allais surtout pas sacrifier la soirée devant les affligeantes émissions télévisuelles. Non, il me fallait du neuf, de l'inédit, alors j'ai mis quelque temps à trouver la perle rare, elle vint des livres de Courbevoie, encore empilés dans leurs sacs de supermarché, et c'était, vous en conviendrez facilement, une lecture tout à fait à propos, puisqu'il s'agissait d'Un Noël d'enfant au pays de Galles, de Dylan Thomas. Chez Denoël Graphic, une édition illustrée par Myles Hyman, avec une traduction de Lili Sztain. Quarante-huit pages seulement, ça se lit le temps de descendre sans se presser une bonne pinte de Guinness (c'est juste pour donner une idée, je n'ai pas bu une goutte d'alcool ce soir-là).


Que dire, sinon que ce texte est une petite merveille ? Qui vous plonge dans la plus suave des nostalgies, celle des Noëls de neige de notre propre enfance, que l'on ne connaît plus ici-bas. Songez que ce Noël 2022 a été le deuxième le plus doux de l'histoire climatique hexagonale, et pourtant voici une semaine il faisait vraiment froid, et un matin, près de La Châtre, j'avais même vu quelques floconnets tomber mollement sur le sol berrichon affamé de blancheur. Ça n'avait pas duré. Quel bonheur alors de retrouver la neige dans cette petite ville du littoral gallois des années 20 (Dylan Thomas est né en 1914) : "Il neigeait toujours à Noël. Décembre, dans ma mémoire, est blanc comme la Laponie, bien qu'il n'y eut pas de rennes. Mais il y avait des chats. Patients, gelés et redoutables, les mains enveloppés de chaussettes, nous nous tenions prêts à bombarder les chats de boules de neige."" La Laponie. Il me sembla parfois être encore dans les mémoires de Malaurie (qui ne manque pas de dire qu'une branche de sa famille est écossaise), en plein Groenland, dans la nuit noire des glaciers : "Les chats avisés ne se montrèrent jamais. Nous étions si parfaitement immobiles, tireurs arctiques aux pieds d'Eskimo dans le silence sourd des neiges éternelles - éternelles depuis mercredi - que nous n'entendîmes pas le premier cri poussé par Madame Prothero depuis son igloo au fond du jardin."

Je ne peux pas tout citer, il faudrait tout citer. Pour prolonger le charme, je me suis souvenu que Jean-Christophe Bailly avait longuement évoqué Dylan Thomas dans Saisir (Fiction § Cie, Seuil, 2018), c'était la deuxième de ce qu'il appelait ses quatre "aventures galloises". J'ai relu entièrement ce chapitre, qui commence par un poème finissant par ces vers :

il se pourrait bien que nous aussi
nous soyons morts, la neige
ayant traversé les flots et venue
jusque dans Cwmdonkin Drive tout enfouir
sous sa voix

Et Bailly d'enchaîner ainsi : 

"Lorsque j'écrivis ce poème je l'intitulai "A Dylan Thomas" et en effet c'était son souvenir, ravivé par la relecture du Bois lacté, qui m'avait guidé vers lui. Mais à ce moment-là (il est daté du 5 mars 2006), je ne savais pas que cette neige, pour lors dérivée de la prodigieuse dernière page des Morts (la nouvelle qui ferme Gens de Dublin de Joyce, à laquelle je reviendrai), Dylan Thomas l'avait vraiment vue, non seulement quand il était petit, ce qu'il rapporte dans Un Noël d'enfant au pays de Galles, mais aussi bien plus tard, et qu'il en avait parlé dans un article écrit pendant la guerre, où il décrit les rues de Swansea, sa ville natale, récemment éventrées par les bombes de la Luftwaffe et recouvertes par une neige qui tombait encore au cours de sa visite : des "confetti sibériens", dit-il à propos des flocons." (p. 106-107)

Pendant cette lecture, une impulsion soudaine me poussa à réécouter un vinyle de 1983, Red Rust September, du groupe Eyeless in Gaza. Un disque qui m'avait alors fasciné par sa mélancolie et la voix unique de Martyn Bates. Qu'était-il devenu ? Le groupe qu'il composait avec Peter Becker avait disparu en 1987, mais Bates a continué sa carrière solo, comme en témoigne cette longue page que j'ai trouvée sur le net. La voix est toujours aussi envoûtante.


Je reviens à Jean-Christophe Bailly, qui reproduit dans son essai deux photos du poète, l'une prise au pays de Galles vers 1940-1941, et l'autre peu de temps avant sa mort, au White Horse Tavern, à New York (en 1953, à trente-neuf ans).

Et ce qu'il écrit à partir de cette photo me renvoyait une nouvelle fois à Malaurie : "La vie de Dylan Thomas - "narration éperdue de l'immaturité" comme l'a écrit Denis Roche dans Le Spectacle de l'écriture" - c'est donc ainsi qu'elle se termine, dans le délire destroy et la dérision tragique, mais ce qui relie les premières cavalcades du mouflet de Cwmdonkin Park à cette ultime implosion d'un corps totalement alcoolisé, c'est la volonté quasi chamanique de rendre compte par des mots de l'état normal de l'existence. Or cet état, pour peu qu'on en réfléchisse en soi toute la violence native, toute la force d'irruption, c'est un débordement constant, une montée, une fièvre." (je souligne) Et, un peu plus loin, ceci encore : 

"Il y a dans ce qui le porte une pulsion de réalité si énorme qu'elle déborde constamment le sens, il veut la matière du monde, il veut qu'avec des mots, malgré eux, elle soit saisie, et que les mots, pour ainsi dire, en naissant, se souviennent, emportant avec eux le morceau du monde qui les a engendrés. Et c'est d'autant plus violent et désespéré que ce mouvement ne connaît pas de repos : séquence après séquence, paysage après paysage, expérience après expérience, cet engendrement rebondit sur lui-même et se confond avec la vie qui vient  et revient, qui survient toujours, avec tout ce qu'elle apporte et charrie, mort incluse : "Un éclat de pierre est aussi intéressant qu'une cathédrale", confiait-il à Pamela dans une lettre de la fin de 1933 et il ajoutait que les pierres, qu'on fasse avec elles ou non des cathédrales, étaient "des sermons comme toute chose"." (p. 132, je souligne)

Mettez cela en miroir avec ce passage où Malaurie évoque son départ pour Thulé, en 1950, pour une expédition polaire sans vivres et sans équipement, avec six semaines d'autorisation seulement par les autorités danoises :

"Mes amis danois voudraient presque me retenir, tant ils trouvent folle cette mission si fragile. Mais tel un innocent, j'avance résolu, mû par la volonté de mon subconscient, une prescience sauvage qui s'affirmera sous l'influence des Inughuit. Mes maîtres spirituels me guident. L'étude de la morphogenèse sera en vérité une quête spirituelle. "La mort la plus intime" selon la règle de maître Eckhart, en ces cathédrales de pierre que sont ces falaises et ces éboulis ordoviciens." (p. 219)

Une même volonté d'embrasser la "matière du monde" se laisse lire dans ces deux itinéraires si éloignés en apparence l'un de l'autre, mais l'anthropologue va survivre à la crise profonde qui le traversera cet hiver-là, il ressortira plus fort d'un raid initiatique sur la banquise où il aurait très bien pu périr, et il vient de fêter son centenaire alors que le poète gallois n'a pas même franchi la quarantaine. Bailly parle encore (p. 132) de cette "vocation chamanique" de Dylan Thomas qui ne peut être vécue, selon lui, "que comme une accélération éperdue." Il cite aussi ce voeu qui fait penser, dit-il, à la conviction des devins : "un jour, peut-être, je penserai pluvieusement...". Ce qui nous conduit à ce très beau passage :

"Etre la pluie, on peut le vouloir, l'imaginer, penser pluvieusement c'est être trempé jusqu'aux os, c'est ruisseler, s'écouler, tomber violemment puis disparaître, s'évaporer : on voit tout, on voit les nuages qui courent et les gouttes qui rebondissent sur l'asphalte et la tôle, on voit les flaques et les reflets qu'elles envoient vers le ciel, et des enfants qui eux aussi courent sous les nuages, et des femmes qui rentrent précipitamment chez elles dans des maisons alignées semblables à celles de Cwmdonkin Drive, on est à Mumbles ou à Laugharne ou sur les collines, dans une apothéose de grisaille mouillée - mais ce qui se dessine aussi selon cette pluie rejointe, et avec une affolante netteté, c'est cette autre forme de fusion que l'alcool propose à la fois  comme une vérité descendue dans le corps  et comme une ombre dansant contre un mur. Et là on est sûr de trouver Dylan Thomas fidèle à son poste, comme dans la photo ultime du White Horse, mais aussi, il ne faut pas l'oublier, tant de fois heureux d'avoir pu, par l'échauffement de son sang, traverser ce mur de verre que même le langage ne renverse pas." (p. 133)


Et cela m'a redonné à penser au si stimulant essai d'une autre anthropologue des régions arctiques, Nastassja Martin, A l'est des rêves, Réponses Even aux crises systémiques, et plus particulièrement à ce chapitre "Adresser les éléments", où elle interroge les relations du petit collectif even qu'elle suit aux flux géophysiques, ce que nous nommons donc plus simplement les "éléments", feu, air, eau, terre, jusque-là un sujet qui n'était pas la préoccupation majeure des ethnologues. Elle prend l'exemple vécu des paroles adressées par Daria, une femme Even, à la rivière que les enfants doivent suivre pour aller à l'école : "Pour Daria, la rivière est animée d'une trajectoire et d'une vitalité bien à elle. S'il est quasiment impossible de s'y rendre complètement sensible, il faut à tout le moins faire le geste de la reconnaître. [...] En suivant Daria qui s'adresse à la rivière, j'ai encore pensé que dire ou écrire certains mots plutôt que d'autres comptait énormément : ce choix est déjà un positionnement dans le monde. Si le choix est bon, peut-être que les mots se répercuteront chez leurs destinataires ; peut-être même qu'ils les feront bouger intérieurement. Est-il possible de faire avec nos contemporains la même chose que Daria fait avec la rivière ? S'adresser à eux comme à des êtres dotés d'une trajectoire qui leur est propre mais aussi d'une attention à tout ce qui n'est pas eux ? Ils s'allient ainsi à nous dans la parole prononcée. Dire les paroles qui comptent, écrire les mots qui touchent deviennent des actes de liberté politique." (p. 240)

J'ai commencé à lire un autre livre rapporté de Courbevoie, du même Dylan Thomas, Portrait de l'artiste en jeune chien. Il ne fait guère de doute que je reparlerai du poète gallois.



 

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