mercredi 26 janvier 2022

Mémorial/Immémorial

Le 11 janvier dernier, après avoir publié dans la nuit l'article Tsar Bomba et les jours très heureux, je me lançais dans la relecture du roman de John Burnside, Scintillation. Il était paru en 2011 aux éditions Métailié, et je l'avais emprunté à la médiathèque. Je découvrais alors cet écrivain écossais, et le roman me fit forte impression : sa noirceur terrible laissait tout de même filtrer une lumière essentielle, qui me rappelait la prose, par exemple, d'un Cormac Mac Carthy. Il se trouve que j'ai retrouvé l'ouvrage en poche, Points Seuil, il y a quelque mois, à Noz. Je ne l'avais pas encore ouvert, je ne savais même pas si j'allais avoir le courage d'y retourner, car, je vous l'assure, il est des pages éprouvantes dans ce récit où des adolescents disparaissent dans les ruines toxiques de l'Intraville, "ghetto pour ouvriers empoisonnés", dans l'ombre d'une ancienne usine chimique. Et je ne sais pas pourquoi j'ai sauté le pas, juste après cet article sur Berdiaev et la Russie, car en somme il n'y avait aucun lien logique avec Burnside. 

En ouvrant le livre, j'ai eu une surprise déjà. Il était dédicacé par l'auteur... J'avais peine à y croire : comment un livre dédicacé par un auteur britannique pouvait-il échouer à Noz, à Châteauroux ? Etait-ce une vraie dédicace tout d'abord ? Une recherche sur le net ne me permit plus d'en douter : le trait barrant le nom de Burnside, l'écriture, l'étoile qui suit la signature, je retrouvai tout cela à plusieurs reprises


Et puis très vite, il y eut cette résonance avec l'article Tsar Bomba. Page 15, premier chapitre de la première partie, intitulée Le livre de Job. Et cela commence réellement comme la Genèse (d'ailleurs le titre de ce chapitre est Terre d'origine) :

"Au commencement, John Morrison est au travail dans son jardin. Pas le jardin du poste de police, qu'il néglige depuis longtemps, ni la parcelle qu'il louait juste après s'être marié, mais le vrai jardin, l'unique jardin, celui qu'il lui plaît de considérer comme un sanctuaire. Un lieu sacré, comme le jardin d'une Résurrection médiévale." (p. 15)

John Morrison est l'unique agent de police de l'Intraville. Pas un mauvais bougre, mais par peur, par lâcheté, a été corrompu par un certain Brian Smith, protecteur des intérêts du Consortium. Ayant découvert un des enfants perdus, Mark Wilkinson, pendu à un arbre, il a enterré l'affaire pour complaire aux puissants. Il traîne depuis cette faute morale, et son remords se traduit par l'entretien de ce jardin secret :

"Au début, ce sanctuaire de fortune était dédié à Mark Wilkinson, le premier garçon à disparaître - celui qu'en fait, Morrison avait découvert. Mais plus tard il a pris un caractère plus général, c'est devenu un mémorial à tous les garçons perdus, où qu'ils puissent être. Personne d'autre ne connaît l'existence de ce jardin, et Morrison est toujours sur le qui-vive quand il s'y rend, craignant de se faire surprendre, que quelqu'un devine ce que tout cela signifie." (pp. 17-18)

Un mémorial à tous les garçons perdus. Comment pouvais-je ne pas faire le lien avec Memorial, l'ONG dissoute mardi 28 décembre à Moscou par une Cour suprême aux ordres du Kremlin et de Vladimir Poutine ? Mémorial, dont Sakharov avait été l'un des fondateurs. Pendant la décennie 1990, sous le règne de Boris Eltsine, les historiens de Memorial avaient pu bénéficier de la collaboration d’instituts d’archives, de bibliothèques, d’universités. Ils avaient commencé d'inventorier  les crimes du stalinisme, collectant objets et documents, révélant les charniers et les fosses communes, établissant une liste – inachevée – de noms de trois millions de victimes du goulag. Mais Memorial a ensuite étendu son champ d’activité à la défense des droits de l’homme, et pour les archivistes et les chercheurs, collaborer avec l'ONG est devenu dangereux : en 2009, l’une de ses enquêtrices en Tchétchénie, Natalia Estemirova, a été enlevée et assassinée. 
En 2016, l’ONG Memorial a été décrétée « agent de l’étranger », comme toutes les associations bénéficiant de subventions de l’extérieur. Et l’un de ses historiens, Iouri Dmitriev, 65 ans, a été arrêté et accusé de pédopornographie. Le 28 septembre 2021, il a vu sa peine alourdie à quinze ans de prison*.

Tout ceci est terrible. C'est la mémoire même des crimes que l'on veut effacer. Et pour cela on perpétue de nouveaux crimes, on envoie en enfer des hommes et des femmes au courage inouï.

Samedi dernier, c'est à une autre histoire pleine d'horreurs et d'injustices que j'accède en lisant le dernier roman de Stéphane Audeguy, Dejima. L'histoire du Japon croise une fiction qui n'hésite pas à se mêler de fantastique. Les préparatifs de la bombe qui allait anéantir Hiroshima et Nagasaki, l'occupation américaine qui, loin de le démanteler, remet à flot le complexe militaro-industriel qui a mené à la guerre, rien de bien réjouissant dans le tableau décrit par Audeguy. Et pourtant, à travers les métamorphoses de trois femmes à la fois fragiles et puissantes, le fin murmure de la lumière, pour reprendre la belle expression du poète Claude Vigée, perce là aussi malgré le pessimisme historique.


En fin d'après-midi de ce 22 janvier, après avoir posé ce livre, je muse un instant dans le bureau, m'attardant devant le rayonnage des livres encore en attente. Il m'arrive parfois d'en extraire un ou deux et d'en feuilleter quelques pages, histoire de voir si le moment est venu ou bien s'il faut prolonger la quarantaine. Ainsi je retire à la toute extrémité de la rangée L'oubli de Philippe Forest. Sans doute parce que quelques heures plus tôt j'avais failli acheter son dernier roman, Pi Ying Xi, en même temps que Dejima. Je savais que la Chine en était au centre, mais j'ai pensé que le Japon pour l'heure suffirait à mon appétit. Curieusement le Japon était plutôt jusqu'ici, à ma connaissance, le domaine de Forest (voir le très beau Sarinagara), et c'est comme s'il y avait eu passage de témoin entre ces deux écrivains de même génération (un peu plus jeunes que moi), qui ont par ailleurs dirigé conjointement la NRF entre 2011 et 2014.

Bref, je feuillette L'oubli, découvre l'exergue de Borges (Omettre toujours un mot, avoir recours à des métaphores inadéquates et à des périphrases évidentes, est peut-être la façon la plus démonstrative de l'indiquer.), lis les quatre premières lignes : 
Un matin, un mot m'a manqué.

C'est ainsi que tout a commencé.

Un mot.

Mais lequel, je ne sais pas.
Et puis je referme, je remets le livre en place. Mon oeil glisse alors sans intention particulière le long de la rangée, et soudain je n'en crois pas mes yeux : devant moi, la tranche d'un livre s'impose implacablement. Il est là enfin, ce volume que je cherchais depuis des semaines, Les Immémoriaux, de Victor Segalen. J'ai dû vingt fois passé devant sans l'avoir débusqué. Et je le retrouvai ce soir-là sans l'avoir cherché. **



Très vite, cette retrouvaille prend un sens que je n'attendais pas. Le récit, dédié aux Maori des temps oubliés, commence par un trou de mémoire, comme chez Forest : Térii, le Récitant polynésien, "hésite et soudain se tait alors qu'il énonçait les Dires consacrés." Et le verbe omettre, de la citation de Borges, se retrouve même dès les premières lignes :
"Cette nuit-là - comme tant d'autres nuits si nombreuses qu'on n'y pouvait songer sans une confusion - Térii, le Récitant marchait, à pas mesurés, tout au long des parvis inviolables. L'heure était propice à répéter sans trêve, afin de n'en pas omettre un mot, les beaux parlers originels (...)."

Oui, c'est bien la mémoire, le grand motif qui se continue ici, qui se donne à contempler jusque dans le titre même de l'oeuvre, Les Immémoriaux, "mot inusité" dont Patrick Deville, dans Fenua, pense qu'il l'a peut-être emprunté à Gauguin lui-même : "Ici, près de ma case, en plein silence, je rêve à des harmonies violentes dans les parfums naturels qui me grisent. Délice relevé de je ne sais quelle horreur sacrée que je devine vers l'immémorial", mot que Gauguin avait peut-être lui-même relevé dans le poème "Un coup de dés" de son ami Mallarmé, et"l'ultérieur démon immémorial"." (p. 200)

Cet adjectif "immémorial" se retrouve dans L'oubli, à la fin d'un chapitre où il est question d'un animal marin échoué sur la plage, en un tel état de décomposition que l'on ne sait s'il s'agit d'une baleine ou de tout autre chose : 
"Venue on ne sait d'où, arrivée là on ignore pourquoi, une créature longuement mûrie dans une obscurité si immémoriale qu'elle paraît plus vieille que la vie, témoignant d'un temps d'avant le temps dont elle constitue comme un impensable vestige auquel, cependant, on ne peut se défendre d'accorder aussi l'inquiétante valeur d'un prodigieux présage." (p. 51)

Ce présage tisse un autre écho avec le récit de Segalen. Le trou de mémoire du Récitant suscite l'angoisse : "Aüé ! que présageait l'oubli du nom ? C'est mauvais signe lorsque les mots se refusent aux hommes que les dieux ont désignés pour être les gardiens des mots ! [...] Le mot perdu n'était qu'un présage entre bien d'autres présages que Térii flairait de loin, qu'il décelait, avec une prescience d'inspiré, comme un cochon sacré renifle, avant l'égorgement, la fadeur du charnier où on le traîne."

Cette histoire douloureuse que conte Segalen dans ces Immémoriaux, publiés en 1907 à compte d'auteur,  sous le pseudonyme de Max-Anély, c'est celle de la mort d'une civilisation, ravagée par les maladies apportées par les Européens et la religion imposée par les missionnaires. Il en a recueilli toutes les traces possibles pendant les deux ans où il a séjourné en Polynésie.

Et l'on pourrait presque croire que c'est lui, Segalen, qui parle dans cette ouverture de Scintillation, titrée La vie est plus vaste, qui porte la parole de Léonard, 14 ans, enfant et narrateur de l'Intraville :

"Maintenant que cette histoire est finie, je veux la raconter en entier, alors même que je m'éclipse avant que des noms ne soient donnés ou perdus. Je veux la raconter en entier alors même que je l'oublie et ainsi, en racontant et en oubliant, pardonner à tous ceux qui y figurent, y compris moi. Parce que c'est là que l'avenir commence : dans l'oublié, dans ce qui est perdu." (pp. 10-11)

Nave Nave Mahana (Jour délicieux), Paul Gauguin, 1896, musée des Beaux Arts de Lyon.

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"Rien de plus efficace aujourd'hui pour détruire une réputation que de lui accoler une vilaine affaire de mœurs.
Iouri Dmitriev a une fille adoptive handicapée dont les médecins lui avaient demandé de suivre l'évolution par des photos dos nu, torse nu. Ces images saisies sur l'ordinateur d’Iouri Dmitriev permettent l'arrestation de l’historien.
En avril 2018, le tribunal de la capitale de la Carélie l'acquitte.
En juin la Cour Suprême de Carélie casse le jugement. Un autre est manigancé : l'animateur de Memorial est déclaré... partiellement coupable et est condamné à trois ans et demi.
Insuffisant pour la Cour suprême de Carélie qui intervient de nouveau. Le compteur marque 15 ans depuis le 27 décembre.
Là-même semaine Memorial fédéral était interdit."
Extrait du site de France-Inter (Le Vif de l'Histoire, Jean Lebrun, 4 janvier 2022)

** Ceci est très bien décrit par Philippe Forest, un peu plus loin dans le livre :

"Son absence vous nargue. Plus on cherche et moins on trouve. Alors on arrête de chercher dans l'espoir de trouver. Comme si ce que l'on avait perdu, pour réapparaître, attendait juste que, feignant l'indifférence, le regard se détourne. D'ailleurs, cela arrive parfois. L'objet dont on désespérait et en quête duquel, autour de soi, on avait tout mis sens dessus dessous, dès lors que l'on fait mine de ne plus s'en soucier, revient de lui-même se matérialiser sous nos yeux. Il réapparaît en un endroit très précis que l'on était pourtant certain d'avoir minutieusement inspecté quelques minutes auparavant. On dirait que quelqu'un a attendu que l'on ait eu le dos tourné pour le reposer à sa place."

Le livre  en tout cas a gagné : j'ai commencé hier sa lecture.

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