lundi 24 janvier 2022

Receveur des Postes et Télégraphes

En me rendant dans le centre-ville, régulièrement je traverse le cimetière Saint-Denis, un excellent memento mori. Je ne manque pas de saluer ces chers disparus que j'eusse aimé connaître : Ernest Nivet et Gabriel Albert Aurier, et il n'est pas rare qu'une plaque insolite retienne mon attention. Comme celle-ci, le 9 janvier, qui m'intrigua pour deux raisons. Tout d'abord il n'est pas fréquent, du moins sur les humbles tombes castelroussines, que soit indiquée la profession du défunt. Il faut croire que Receveur des postes et télégraphes était un grand honneur pour cet homme ou ses proches. Le souci de précision est remarquable (décédé à Levroux) : les comptes postaux devaient être tenus au cordeau. Ensuite il faut noter que la plaque devait à l'origine accueillir d'autres noms (Ici reposent), mais la place est demeurée vacante. 


J'ai posté ce jour-là l'affaire sur Facebook, et une amie (Fred Bris pour ne pas la citer), familière des Archives départementales, a trouvé que ce M. Jammet, né à La Souterraine, était l'époux de Marie Elise Célestine Martinaud et demeurait à Levroux, champ de foire. Le décès serait survenu à 5 heures du soir, déclaré par le beau-frère coiffeur à La Souterraine et un voisin maréchal-ferrant. Elle posait l'hypothèse que la veuve était peut-être repartie en Creuse, dans sa famille, ne bénéficiant plus du logement du receveur des postes. Continuant ses recherches, Fred établit que le mariage avait eu lieu le 20 octobre 1887, et elle débusqua le livret militaire sur le site geneanet. Ce petit blond aux yeux roux (1m 61) servit dans l'infanterie de marine, fit la campagne de Nouvelle Calédonie, avant d'être réserviste au service télégraphique du Blanc. Il  habita aussi à Paris rue de Meaux en 1881.


Me fascine particulièrement cette campagne de Nouvelle-Calédonie, où il est présent du 26 octobre 1878 au 15 février 1881. Une période de guerre est indiquée jusqu'au 12 mars 1879 : il s'agit là de la Grande révolte kanak de 1878. La Nouvelle-Calédonie a été proclamée colonie française en 1853 et l’administration coloniale astreint en 1868 les Mélanésiens à « se regrouper dans des territoires délimités à cet effet, les réserves ».  De 1862 à 1877, l’emprise foncière européenne passe de 27000 à 150 000 ha.  En assimilant les jachères à des terres vacantes qu’elle accapare, l’Administration coloniale déstabilise l’économie vivrière des Mélanésiens, qui sont de plus en plus repoussés dans les hautes vallées de la chaîne sur des terrains de moindre qualité. Le bétail des colons, élevé sans clôtures, divague et détruit les tarodières, champs d’ignames et autres espaces cultivés.
Le grand chef Ataï réussit en 1878 à coaliser plusieurs clans et mène des attaques sur tout le front pionnier. Mais le pouvoir colonial parvient à enrôler d'autres tribus et Ataï est tué au combat le 1er septembre 1878 à Fonimoulou par Segou, un auxiliaire kanak. Une mort rapportée dans ses Mémoires par Louise Michel, au moment des faits déportée sur la presqu'île de Ducos à la suite de la Commune de Paris : « Ataï lui-même fut frappé par un traître. Que partout les traîtres soient maudits !



La répression est féroce : 1000 à 1500 kanak sont déportés dans les îles proches ou lointaines, voire à Tahiti, et même Obock, près de Djibouti. Les chefs rebelles sont exécutés, sans jugement, au cours des opérations. Le général Arthur de Trentinian (1822-1885) reconnaît lui-même, dans son enquête sur les causes de l’insurrection de 1878, que « les spoliations de terres indigènes, les dégradations subies (?) par le bétail, les réquisitions abusives de main-d’œuvre ont fait naître un sentiment d’injustice chez les indigènes. ».
C'est donc à cette guerre que notre Creusois, futur receveur des Postes et Télégraphes, a participé. On ne saura jamais dans quelle mesure.

C'est ce même jour où je traversais ce fameux cimetière Saint-Denis que je finissais ma lecture du Testament français d'Andreï Makine. Et là aussi il était question de cimetière. Alexis, le narrateur, a quitté la Russie pour la France, où il vit bientôt comme un SDF, n'ayant plus d'argent pour régler l'hôtel, fiévreux et animé de pensées suicidaires. Il se dit alors aspiré par le "vide brumeux" d'une vaste allée, sur laquelle donne le portail grand ouvert d'un cimetière. Il se réfugie là, à l'insu des gardiens, dans une chapelle funéraire. Et les laconiques épitaphes sur les plaquettes vont chez lui aussi susciter des rêveries (et incidemment, nous ferons ainsi nos retrouvailles avec le vertige) :
"J'étais encore trop faible. Je lisais une ou deux inscriptions et je m'asseyais sur les dalles, en respirant comme après un long effort, la tête bourdonnante de vertige. Né le 27 septembre 1837 à Bordeaux. Décédé le 4 juin 1888 à Paris. C'étaient peut-être ces dates qui me donnaient le vertige. Je percevais leur temps avec la sensibilité d'un halluciné. Né le 16 mars 1849. Rappelé à Dieu le 12 décembre 1901. Ces intervalles se remplissaient de rumeurs, de silhouettes, de mouvements mélangeant histoire et littérature. C'était un flux d'images dont l'acuité vivante et très concrète me faisait presque mal. Je croyais entendre le froissement de la longue robe de cette dame qui montait dans un fiacre. Elle rassemblait dans ce geste simple les jours lointains de toutes ces femmes anonymes qui avaient vécu, aimé, souffert, avaient regardé le ciel, respiré cet air..." (p. 273)
Cimetière Saint-Denis, porte de chapelle 

C'est en 1907 que décède, encore bien jeune (il n'avait que 48 ans), Jean Marie Charles Jammet. La même année sont publiés Les Immémoriaux, de Victor Segalen, où il dénonce les méfaits de la colonisation sur la culture maorie* (il se trouve que je viens enfin de remettre la main sur ce livre que je cherchais depuis des semaines - cette redécouverte sera l'objet d'un autre article).

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* En rédigeant le post FB sur l'épitaphe Jammet, le correcteur orthographique, apparemment ignorant du latin, m'avait corrigé memento mori en mémento maori...

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