vendredi 7 janvier 2022

Le rêve, parloir des morts

 A Marie (1971 - 2019)


Dans mon dernier article, Rivendell and Liverpool, j'ai poursuivi ce parallèle Jung-Tolkien apparu à la toute fin de l'année 2021. En faisant appel aussi à un rêve personnel qui m'a conduit à relire Autobiographie de mon père, de Pierre Pachet. Par curiosité, je me suis repenché sur les articles d'Alluvions où son nom apparaît. Ils ne sont pas très nombreux car je ne connaissais absolument pas cet écrivain avant janvier 2020, et la vision du film Les Envoûtés de Pascal Bonitzer.  C'est en cherchant à mieux comprendre le sens de ce film étrange que je suis tombé sur un entretien avec le réalisateur, qui recelait le passage suivant :

Vous dites que vous ne montrez rien mais vous avez tout de même filmé un rêve…

Qui ne montre pas grand chose… Ce rêve me paraissait une scansion importante. Après le retour du cimetière, la nuit où Coline et Simon ont fait l’amour dans une espèce de désespoir, il fallait qu’Azar se manifeste. Le rêve est l’un des moyens par lesquels les morts se rappellent à nous. Mon ami Pierre Pachet, l’un des disparus auxquels le film est dédié, disait du rêve que c’est « le parloir des morts ». J’aime beaucoup cette expression."

Il se trouve - et je finissais l'article là-dessus - que le film est sorti au cinéma le mercredi 11 décembre, ce même jour où ma petite soeur Marie est morte à l'hôpital de Limoges. Elle aurait eu 49 ans ce mardi 7 janvier 2020, où je publiais ces lignes.

Azar (Anabel Lopez) dans Les Envoûtés

Dès lors, je ne tardai pas à découvrir l'oeuvre de Pachet, dont je trouvai quelques éléments à la médiathèque. C'est ainsi que je lus Loin de Paris, un recueil de chroniques préfacé par Pierre Michon. L'article qui en rendait compte s'achevait sur une résonance avec Albert Camus, où la mort - je le constate à l'instant - trouva encore à se glisser : 

J'avais commencé, je l'ai dit, la lecture de l'essai d'Albert Camus, L'été. Dans la partie nommée L'énigme, cette nuit-là je lus ceci :

"Mais nous avons appris, loin de Paris, qu'une lumière est dans notre dos, qu'il nous faut nous retourner en rejetant nos liens pour la regarder en face, et que notre tâche avant de mourir est de chercher, à travers tous les mots, à la nommer." (p .150) [C'est moi qui souligne]

La troisième mention de Pierre Pachet est également en toute fin d'article, à la date du 25 août 2020, avec Lilith ou le métier de vivre, consacré à un essai de Chantal Thomas déniché chez une bouquiniste d'Aubusson, au retour d'un petit voyage sur le plateau de Millevaches. Il y était question de Cesare Pavese et de Primo Levi. Là encore, je terminais en notant que j'avais écrit l'article "en partie en écoutant "Les gestes de la survie", Pages arrachées à Primo Levi (2/5), avec Pierre Pachet (France-Culture)."

Enfin, le 4 septembre, je rendais compte de ma découverte enthousiaste de l'écrivaine britannique Deborah Levy, avec les deux premiers tomes de sa living autobiography. Et, en passant, je notai une coïncidence avec un motif retrouvé aussi chez Pierre Pachet (dont je venais juste d'achever ma première lecture d'Autobiographie de mon père) :

"Le premier tome de Deborah Levy commence ainsi :

"Ce printemps-là, alors que ma vie était très compliquée, que je me rebellais contre mon sort et que je ne voyais tout bonnement pas vers quoi tendre, ce fut, semblait-il, sur les escalators de gares que je pleurais le plus souvent. La descente se passait bien, mais quelque chose dans mon immobilité et le mouvement ascendant provoquait cette réaction. Comme surgies de nulle part, les larmes coulaient de mon corps et le temps que j'arrive au sommet et sente le souffle du vent, je devais vraiment prendre sur moi pour arrêter de sangloter. A croire que la vitesse de l'escalator m'entraînant dans son ascension était l'expression physique d'une conversation que j'entretenais avec moi-même. Les escalators, qui dans les premiers temps de leur invention, étaient connus sous le nom d'"escaliers roulants", ou "escaliers magiques", s'étaient mystérieusement transformés en zones dangereuses." (p. 9)

Ce motif singulier (et on me l'accordera, pas si fréquent) de l'escalator, je devais le retrouver le même jour après avoir achevé Autobiographie de mon père, de Pierre Pachet, la première oeuvre des neuf composant le recueil Un écrivain aux aguets, publié cette année chez Pauvert, après la mort de cet écrivain que j'ai évoqué ici au début de l'année [...]. Dans la présentation du texte suivant, Le grand âge, publié pour la première fois en 1992 au Temps qu'il fait, Yaël Pachet écrit : " Le grand âge est une observation au coeur même de la violence du temps : l'auteur s'immisce dans l'espace qui sépare les plus vieux des plus jeunes dans une sorte d'incompréhension mutuelle. Profitant de son âge charnière (il a alors cinquante-quatre ans) et des relations privilégiées qu'il entretient avec des êtres proches et plus vieux que lui, dans lesquels on peut reconnaître sa mère mais aussi le traducteur Pierre Leyris et sa femme Betty Leyris, Pachet mène l'enquête. Il se tient en équilibre devant un escalator et décrit la cathédrale en mouvement que représente un corps encore capable de se mouvoir dans la foule et d'adopter le rythme d'une machine." (p. 133, c'est moi qui souligne)

En octobre dernier, je lus Etat des lieux, le troisième et semble-t-il dernier tome de l'autobiographie de Deborah Levy, puis son seul roman publié en France et réédité en Points/Seuil, sous l'eau. Or, il se trouve que celui-ci est préfacé par Chantal Thomas. Autrement dit, ces deux femmes, qui n'avaient d'autre rapport que d'être rattachées l'une et l'autre à l'écrivain Pierre Pachet dans le cadre de simples articles, se retrouvent associées étroitement sur cette publication. Chantal Thomas écrit que "la forme romanesque permet à Deborah Levy de déployer un goût du surréel et du baroque, une liberté fantasque, qui font de cette semaine niçoise un condensé à la fois drôle et tragique des infinis virtualités de l'existence.", avant de citer un passage de Ce que je ne veux pas savoir, qui évoque justement ce roman Sous l'eau :

"Le piano muet, la fenêtre qui s'ouvre comme une orange et le carnet polonais que j'avais emporté à Majorque étaient liés à mon roman qui n'était pas encore sorti à l'époque, Sous l'eau. Je réalisai que l'écriture de ce livre était pour moi comme une opération à coeur ouvert (pour parler comme un chirurgien) dans les questions qu'il posait : "Que fait-on d'un savoir qui nous empêche de vivre ? Que fait-on de ce qu'on ne veut pas savoir ?" Tandis qu'elle regarde de sa chambre d'hôtel la neige qui tombe sur les frondaisons d'un palmier, Deborah Levy se pose une autre question, plus directe : "Devrais-je accepter mon sort ?"

Comme j'ai ouvert ici sur le rêve, je ne peux pas ne pas mentionner la citation liminaire du roman, emprunté au n°1 de La Révolution surréaliste de 1924 :

"Chaque matin, dans toutes les familles, les hommes, les femmes et les enfants, s'ils n'ont rien de mieux à faire, se racontent leurs rêves. Nous sommes tous à la merci du rêve et nous nous devons de subir son pouvoir à l'état de veille."

Il est tout de même singulier que j'aie rangé, bien avant de constater cette association Thomas-Levy, les deux premiers tomes de l'autobiographie juste à côté du dernier essai de Chantal Thomas, De sable et de neige (évoqué ici le 5 février 2021).

Il me plaît aussi que le livre à côté de celui de Chantal Thomas soit Les coïncidences exagérées de Hubert Haddad.

Cela m'a donné envie de retourner me promener dans les pages vibrantes du livre de Chantal Thomas. Bien qu'il soit pour l'essentiel situé dans le cercle d'enfance du bassin d'Arcachon, il s'en évade sur la fin pour un séjour à Kyoto, sous la neige un 31 décembre : "Bientôt la neige s'est densifiée. Les mêmes rues qui m'avaient paru si désolées s'aimaient maintenant des gens heureux de cette rare coïncidence : une tempête de neige un soir de 31 décembre. Se fêteraient ensemble l'événement de la neige et le passage en la nouvelle année, l'année du Lapin." (p. 194)

Quelques pages plus tôt, elle expliquait qu'aux approches du nouvel an, il lui était impossible, où qu'elle soit, d'oublier la proximité avec la date anniversaire de la mort de son père. Ces jours préliminaires de réjouissances avaient pour elle "une résonance lugubre". Cette mort, je l'avais noté dans l'article où une recherche googlisante m'avait conduit sur un billet du blog de Fabien Ribery, L'intervalle, publié très exactement le 7 janvier 2021, un an plus tôt jour pour jour :

Le 2 janvier 1963 arrive, comme une grande jatte de fraises empoisonnées, la mort : « J’expérimentais cela : qu’il existe dans la souffrance un seuil de démesure à partir duquel ses manifestations sont toutes aussi folles les unes que les autres, et nécessairement en deçà. » Puis : « Le médecin avait fourni une explication scientifique. Elle n’ébranlait pas en moi la conviction que mon père était mort de silence, comme on meurt de solitude ou de faim. »

Et puis voici la rencontre : "Heureusement, pour retrouver les défunts, il y a l’écriture, et les rêves, et même les hyperrêves à la façon de Hélène Cixous rêvant de son ami Jacques Derrida décédé, ou de Gwenaëlle Aubry retrouvant son père dans un songe (lire Personne). " [C'est moi qui souligne]

Il s'agissait alors de la rencontre entre Hélène Cixous et Chantal Thomas, toutes deux si fortement reliées à ce bassin "initiatique" d'Arcachon. Encore une fois le rêve était de la partie (et même ici l'hyperrêve). Quant à Personne, de Gwenaëlle Aubry (née en 1971), je lis, sous la plume de Benjamin Fau (Le Monde du 17 septembre 2009), qu'il s'agit d'un "portrait cubiste et polyphonique, d'une écriture touchante d'élégance et de retenue, Personne est l'autobiographie à deux voix d'une relation père-fille, dont chaque fil délicatement tissé d'impressions, de souvenirs et de parole concourt à recréer la figure d'un homme attachant et complexe, étranger au monde comme - car ? - à lui-même." Ce qui nous rappelle, bien sûr, l'Autobiographie de mon père, de Pierre Pachet.

"Depuis longtemps je ne veille plus à maintenir dans une séparation absolue temps immobile et dévorateur du deuil et le temps productif et mobile de l'envie de vivre. Les deux s'interpénètrent. A l'improviste le plus souvent, comme lorsque j'ai lu dans Personne, de Gwenaëlle Aubry, ce rêve de son père : "Peu de temps après sa mort et alors que, déjà, je savais que j'écrirais sur lui (ce livre aurait été de toute façon, mais tant qu'il était vivant, ç'aurait été un livre noir, plein d'aveux et de violences), il m'est apparu en rêve, dans l'un de ces rêves si denses, si précis et si francs qu'il sont l'irruption d'une présence. Il était assis, massif, grave, apaisé, à la barre du vieux voilier qu'il ancrait jadis dans la bais d'Arcachon et, sans me quitter des yeux, sur la mer calme et comme fondue au ciel à force de clarté, il s'éloignait."

J'étais sidérée. Comme si François-Xavier Aubry, un homme avide de jouer tous les rôles proposés par la société, anxieux de tâter tous les personnages (du jeune juriste prometteur au vieux clochard, en passant par le professeur à La Sorbonne) et mon père, indifférent ou même étranger au théâtre du monde, ne faisant plus qu'un pour voguer sur le même bateau et sur la même eau, le regard tourné vers leur fille orpheline, vers la part muette qu'ils avaient creusé en elle, leur seul héritage, dont il me faudrait, à moi en tout cas, de longues années pour y voir ma vraie richesse.

Le deuil revient à l'improviste, comme les rêves, avec les rêves, ou bien selon une fatalité.

Et les dates relèvent de la fatalité." (pp. 1887-188)

 


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