lundi 25 juillet 2022

L'échelle de Jacob

L'été, on le sait, est propice aux lucioles. J'en ai épinglé quatre récemment, puis me suis aperçu que l'an passé, à mi-juillet également, j'en avais repéré quelques-unes, que j'ai laissé filer sans prendre la peine de les consigner dans un article. Tant pis, je n'y reviendrai pas. En revanche, un motif était apparu à la même époque, que j'avais également négligé, et qui s'est rematérialisé grâce au livre d'Anouchka Vasak, 1797, Pour une histoire météore. C'est ce motif que je voudrais explorer aujourd'hui. Non sans quelque inquiétude, car il me semble essaimer dans de multiples directions, et le risque d'égarement ou de confusion est loin d'être négligeable. Considérons néanmoins la chose en son commencement.

A son début, il y a une conversation. Avec un détenu de la maison centrale de Saint-Maur. Ce jeune homme a une surprenante affection pour la grammaire. Il aime s'interroger sur la langue, lui qui avoue par ailleurs avoir été un piètre élève, sans goût pour l'école. Ainsi me parle-t-il d'un problème de définition du mot "échelle". Qu'il trouve contestable dans le dictionnaire dont il fait usage. Je n'ai hélas pas noté les détails précis de son réquisitoire. Seulement ce fait, déjà en soi étonnant, un prisonnier portant la plus grande attention au sens du mot "échelle".

La nuit suivante, un rêve se fait en somme l'écho de ce moment. J'en ai perdu le souvenir mais je me reporte aux notes du jour (13/07) : "Rêve très riche, je veux montrer quelque chose à l'aide d'un ordinateur mais je perds mes moyens, je ne sais plus, je suis très nerveux, une dame que je n'aime pas me critique, veut démontrer mon erreur. Agacement. Impression d'avoir à ma disposition un ensemble de documents très riches dont je ne parviens plus à démêler le sens. Paralysé."

Et puis voici que je découvre  Trillium, un poème de Louise Glück, extrait de L'iris sauvage, recueil en édition bilingue acquis à Bourges le 7 juillet (et dont je lisais un poème par soir, pas davantage, en essayant de capter ce que je pouvais dans la version originale - autant dire peu de chose - avant de me raccrocher  à la traduction). Trillium où l'on peut lire ces vers :

(...) Are there souls that need 
death's presence, as I require protection ?
Il think if I speak long enough
Il will answer that question, I will see
whatever they see, a ladder
reaching thorough the firs, whatever
calls them to exchange their lives - (...)

(...) Existe-t-il des âmes qui ont autant besoin
de la présence de la mort que moi, de protection ?
Il me semble que si je parle assez longtemps
je répondrai à cette question, une échelle 
tendue hors des sapins, tout ce qui
les incite à échanger leur vie avec d'autres - (...)

(Traduction : Marie Olivier, p. 31)

L'échelle qui donne le titre d'un poème un peu plus loin, page 70.

THE JACOB'S LADDER

Trapped in the earth,
wouldn't you too want to go
to heaven ? I live
in a lady's garden. Forgive me, lady ; 
longing has taken my grace (...)

L'ECHELLE DE JACOB

Piégé dans la terre,
ne souhaiterais-tu pas, toi aussi, aller
au paradis ? Je vis
dans le jardin d'une dame. Pardonnez-moi, madame,
si rêver m'a ravi ma grâce (...)


Marc Chagall, L'échelle de Jacob, 1973.

Rappelons que l'échelle (ou songe) de Jacob est un épisode célèbre de la Genèse. L’échelle de Jacob ou songe de Jacob est un épisode biblique du Livre de la Genèse. Résumé comme ceci dans Wikipedia : "Fuyant son frère Ésaü qui a juré de se venger à la suite de la bénédiction d’Isaac, Jacob se rend à la demande de sa mère à Haran pour trouver femme à marier dans la famille de celle-ci. Arrivé à Louz, il fait un rêve où il voit une échelle entre ciel et terre, d’où les anges descendent et montent. Dieu se révèle à lui et renouvelle l’alliance contractée avec ses pères. À son réveil, Jacob complète l’alliance et consacre l'endroit, qui sera désormais nommé Béthel."

Je m'avise aussi que l'échelle est un motif important du film vu le 13  au soir, à l'Apollo, Gagarine, de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh. Youri, un jeune homme de seize ans habitant la cité Gagarine à Ivry-sur-Seine, essaie de sauver celle-ci de la démolition programmée. Un article dans AOC de la critique Occitane Lacurie, daté du 19 juillet 2021, montre que le film apporte un contre-point de vue saisissant à la vision habituelle que l'on donne des quartiers périphériques.

"Dans Gagarine, une grue de chantier cette fois, fait l’objet de deux séquences centrales du film. Alors que vient d’être annoncée la destruction imminente de Gagarine, Youri remarque le clignotement irrégulier du balisage aérien. Reconnaissant les lettres de son prénom formées en morse, il répond par ce qu’il devine être le prénom de sa correspondante. Au fur et à mesure de l’échange, la caméra s’éloigne des personnages pour laisser place à un dialogue entre la lueur rouge de l’immeuble et le phare blanc de la machine, filmé dans un champ-contrechamp aux dimensions grandioses.

Plus tard, le couple escalade la grue pour regarder ensemble la cité d’en haut, une dernière fois. Youri, pris de vertige, s’immobilise à mi-parcours : adopter un tel point d’observation est une véritable épreuve. Diana lui bande délicatement les yeux, pour qu’il ne soit pas tenté de regarder en bas, dit-elle, ou pour que ses yeux puissent s’habituer à cette nouvelle échelle des plans dans de bonnes conditions." (C'est moi qui souligne)


Deux sens du mot échelle sont présents dans l'extrait : l'échelle intérieure bien concrète de la grue qu'il faut escalader, et l'échelle au sens analogique de moyen de mesure et de comparaison.

L'échelle peut désigner aussi ce qui permet de monter ou descendre à bord d'un navire (échelle de coupée), et par extension, le lieu où un bâtiment pousse à terre une échelle, autrement dit une escale. Ainsi désignait-on les échelles du Levant comme les ports de la Méditerranée orientale autrefois soumis à la domination turque.

Ce mot même d'escale me renvoyait à un coffret de DVD que j'avais déniché à Noz peu de temps auparavant. Huit films rares de Raoul Ruiz, édités par la cinémathèque. Qui proposait en même temps une exposition virtuelle sur l'oeuvre de Ruiz, intitulée Escales.

Par ailleurs, je découvris qu'Adrian Lyne était l'auteur d'un Jacob's ladder, sorti en 1990, dont le héros, soldat américain au Vietnam, portait le même nom que le détenu que j'évoquais au début et par qui toute cette histoire a commencé. "Le scénariste et coproducteur Bruce Joel Rubin, nous dit Wikipedia, voyait dans le film une interprétation moderne du Bardo Thodol, le livre des morts tibétain. Avant d'écrire les scripts de L’Échelle de Jacob et Ghost, tous deux sortis en 1990, Rubin, de confession juive, a passé deux ans dans un monastère tibétain bouddhiste au Népal, après avoir écrit Brainstorm et Deadly Friend, deux films centrés sur la vie après la mort."

L'échelle présente aussi un double sens dans ce film. Elle désigne tout d'abord une drogue dont Jacob découvre, grâce au chimiste Michael Newman qui l'avait conçue, que son bataillon avait été l'objet d'un test sans le savoir ("surnommé Ladder (échelle) aux États-Unis, le gaz BZ ou benzilate de 3-quinuclidinyle est un agent incapacitant anticholinergique bloquant l'action de l'acétylcholine dans le système nerveux. C'est une substance toxicologique non létale étudiée dans le cadre d'un programme de recherche par les forces armées des États-Unis, les stocks américains ont été détruits en 1988)."

L'échelle s'impose aussi à la toute fin du film dans son sens biblique, quand Jacob comprend que ses visions n'étaient que des manifestations de son état mental et qu'il a bien été poignardé par un membre de son unité. "Apaisé, il retourne dans son ancien appartement familial, retrouve les derniers souvenirs de sa vie avant de voir son fils Gabriel au pied d'un escalier et l'invitant à monter vers la lumière."


Les échelles se sont donc imposées une nouvelle fois en ce mois de juillet. Nous verrons comment au prochain épisode.

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