lundi 18 juillet 2022

Quatre lucioles

Rappel en forme d'auto-citation : "j'ai plusieurs fois désigné sous le terme de lucioles ces petites bulles synchroniques, minuscules coïncidences ne s'inscrivant pas dans un grand rhizome proliférant, un réseau de correspondances serrées, mais éclatant avec un bel ensemble comme un pétillement de hasards débridés." On se doute, continuai-je, que ce phénomène ne se manifeste pas tous les jours, le dernier en date remontait à décembre 2020, avec les résonances à la porte de bronze

A décembre 2020, et mai 2021, il faudra donc ajouter juillet 2022. 

Tout commence le 8 juillet*, où je vais voir à l'Apollo un film de Guillermo del Toro, L'échine du diable (El espinazo del diablo), sorti en 2001. Du réalisateur, je connaissais l'admirable Labyrinthe de Pan (2006), mais pas ce film, qui en anticipe certains thèmes, en se plaçant dans le même cadre de la guerre civile espagnole. Carlos, un garçon de douze ans dont le père est décédé, est placé à Santa Lucia, un orphelinat catholique perdu en pleine campagne. Il doit affronter les brimades des autres enfants et la brutalité de Jacinto, le gardien. Lors d'un défi qu'on lui impose, il découvre dans le sous-sol du bâtiment le fantôme d'un enfant mutilé...

Le film doit son titre à la singulière occupation du docteur Casares, homme féru de poésie et partisan de la cause républicaine : il vend aux villageois l'échine du diable, un alcool obtenu à partir d'eau-de-vie baignant dans des flacons contenant des foetus humains.



Deux jours plus tard, je passe au couvent des Cordeliers, où se déroule tout l'été l'exposition Chromies contemporaines, qui rassemble 80 oeuvres créées entre 1950 et 1990, appartenant à la collection du musée de Châteauroux. Dans le Dortoir des Moines, je retrouve deux dessins de Fred Deux, un grand artiste dont j'ai souvent parlé ici. Or, en regardant le triptyque posé contre le mur du fond, la figure centrale surtout me fait irrésistiblement penser à l'échine du diable de Guillermo del Toro :


La photo plus rapprochée que je prends ensuite, par le jeu des reflets provoqué par les éclairages, accentue encore l'aspect foetal monstrueux.


Je note alors ce jeu d'écho entre le film et le dessin, mais ne peux le rapprocher d'aucune des thématiques qui m'occupent en ce moment. 

Deux jours plus tard, voulant voir le tour de France (eh oui, j'aime voir le tour de France, surtout quand il arrive dans la montagne), je tombe sur Arte (qui ne diffuse pas le Tour, on s'en doute) mais c'était la dernière chaîne vue la veille. Et c'est pile au moment où débute Le Train, de Pierre Granier-Deferre. J'ai déjà vu plusieurs fois ce film sorti en 1973, tiré d'un roman de Georges Simenon, mais il suffit de quelques minutes pour que je me laisse embarquer à nouveau. Jean-Louis Trintignant et Romy Schneider sont si émouvants qu'on passe sur certaines invraisemblances (comment peut-il être si ingénu quand elle lui parle de l'antisémitisme allemand ? comment, lui, réparateur de radios qui plus est, peut-il ignorer à ce point une réalité qui existait aussi pleinement en France ? il est vrai que cela renforce a contrario son côté lunaire et son humanité).


Le soir-même, je retourne à l'Apollo voir, avec l'ami Nunki Bartt, le Mystery Train de Jim Jarmusch. Soirée prévue la semaine précédente mais ce n'est que devant le grand écran que je fais la relation avec Le Train de l'après-midi. Ce film de 1989 est un triptyque se déroulant à Memphis, dans le Tennessee, la ville d'Elvis Presley, trois histoires croisées avec au centre, le miteux hôtel Arcade, où les personnages se retrouveront sans le savoir dans trois chambres différentes.


Et je commence sérieusement à envisager l'émergence des lucioles quand je découvre une troisième coïncidence. Celle-ci est purement textuelle. A la fin du livre Au bonheur des morts, Récits de ceux qui restent, de Vinciane Despret (La Découverte, 2015, 2017), magnifique essai offert par ma fille Pauline, je lis les lignes suivantes : "Christophe Pons notait, dans sa propre recherche en Islande, qu'on ne peut manquer, en écoutant les différents messages transmis par les défunts, d'être frappé par leur extrême banalité. C'est exactement le sentiment que tous ceux avec qui je suis allée ont ressenti. Les morts ne disent souvent pas grand chose." (p. 166) La philosophe rendait compte ici de son expérience avec des groupes spirites, faisant intervenir des médiums. 
Or, je lisais en parallèle, dans le Lieu tranquille,** un livre arraché au désherbage de la médiathèque, Révérence à la vie, des conversations de Théodore Monod avec Jean-Baptiste de Tonnac (Grasset, 1999). A la toute fin du livre, celui-ci dit au vieux savant que c'est un peu dommage qu'il ne puisse pas faire un petit livre une fois passé de l'autre côté : "cela nous rendrait bien service." Ce à quoi Monod répond : "Je pourrais emporter un téléphone portable. Il y a la solution du spiritisme mais, à la vérité, ces expériences sont toujours très décevantes. Les morts qui sont censés converser avec les vivants ne disent que des banalités ! Il y a des volumes entiers de révélations spirites qui ne sont que des platitude accablantes. Cela ne vaut pas la peine de s'aventurer dans cette voie-là."

Des banalités, le constat est partagé, mais Vinciane Despret est moins pessimiste : "Ils [les morts] donnent le plus souvent des encouragements ou des conseils :"Tu devrais un peu t'occuper de toi" ;  "des gens t'aiment et tu ne les crois pas" ; "tu dois avoir plus confiance en toi". Ils ne disent pas grand-chose mais ils font. Ou plutôt, ils activent, ils font faire."

Trois lucioles : l'échine du diable, le train, les banalités des morts. Mais sont-ce vraiment des lucioles ? Je m'aperçois qu'elles forment réseau à leur tour, car un thème les fédère toutes : la mort, les fantômes. Fantôme de l'enfant mutilé du film de Guillermo del Toro (sans compter que la voix off du début et de la fin est celle d'un fantôme, précisément celui du bon docteur Casares, qui préparait l'échine du diable). Fantôme du film de Jarmusch, dont la seconde partie se nomme Ghost, où  Luisa, une jeune italienne, vient chercher le cercueil de son mari, mais, contrainte de passer une nuit à Memphis, se fait escroquer dans un restaurant par un loustic qui lui affirme que le fantôme d'Elvis lui serait apparu un an auparavant. Il lui aurait demandé de transmettre son peigne à Luisa quand il la rencontrerait. L'homme exige vingt dollars pour la commission. Partageant ensuite sa chambre d'hôtel avec Dee Dee, bavarde invétérée, ex-petite amie de Johnny (personnage apparaissant dans la troisième histoire, joué par Joe Strummer), le fantôme d'Elvis lui apparaît.

Cinqué Lee & Screamin’ Jay Hawkins in Mystery Train

Michel Guarnieri écrit en janvier 2020 dans le magazine The Spool, que le film est "Jim Jarmusch 's Love Letter to the Ghosts of Memphis". Christophe Honoré affirme de son côté que "Jarmusch arrive à envisager le cinéma comme un acte de nécromancie, on a l’impression qu’il convoque toujours des fantômes."

J'en étais là de ma réflexion lorsque je me suis rendu dans les monts du Lyonnais pour aider au déménagement de mon fils Adrien et de sa petite famille. Trois jours à Chambost-Longessaigne, inconnu semble-t-il du réseau Orange (ce n'est par exemple que le lendemain que je connus le résultat de l'étape de l'Alpe d'Huez). Bon, ce dimanche matin, je décide tout de même de m'informer de la marche du monde et j'achète le Journal du Dimanche, le JDD que je n'avais pas acheté depuis des lustres. Le parcours rapidement, et suis surtout intéressé (je vais en découper la page et laisserai le reste dans le Rhône) par un article d'Alexis Campion sur les "Pépites d'Avignon". Il focalise sur deux spectacles qu'il dit cultes, dont l'un est La mastication des morts, de Patrick Kermann. Que je ne connaissais absolument pas avant ce jour.

La Mastication des morts, Groupe Merci, 2022 © Luc Jennepin

"Le titre claque, le dispositif est aussi original que saisissant avec ses 22  comédiens et sa quinzaine de figurants allongés dans des cercueils ouverts à la nuit tombante. Le public, équipé de petits tabourets pliants, déambule entre les tombeaux, de manière à s’approcher et à se poster où il veut. Bigre, les macchabées sont bavards ! L’un était un poilu en 1917. Un autre a fait Mai  68. Voici un accidenté de la route et, tiens ! il y a un fossoyeur… Tous enterrés dans le même village imaginaire, ils content leurs histoires. Acclimaté, le spectateur devient complice amusé. Les gisants claquent des dents, se lèvent. À travers leurs souvenirs de la vie, la mémoire du XXe siècle refait surface.

Créé ici même en 1999, cet « oratorio funéraire » a marqué le public au point d’entrer illico dans la légende. Légende avivée par le suicide, le 29 février 2000, de l’auteur, Patrick Kermann. « Nous nous sentions décapités et en même temps portés par le bel élan de ce spectacle joyeux, c’était très étrange », se souvient Joël Fesel, scénographe historique du groupe Merci, ce collectif théâtral dont Kerman fut le premier auteur."

Or, de retour à Châteauroux en fin d'après-midi, revenant sur ma page d'accueil après trois jours d'absence, je vois sur la colonne Autres sentes, un billet de François Bon intitulé #40jours #36 | Novarina, Kermann, aux morts. Publié ce jour-même. Cela m'interpelle évidemment, j'y vais de suite et lis : "Dans sa La mastication des morts, Patrick Kermann revient dans le cimetière de son village d’enfance, où chaque nom résonne, où chaque allusion est une histoire. Dans ce livre qu’on est quelques-uns à considérer comme culte, ce sont les morts eux-mêmes qui prononcent, mais quoi ? leur éloge ? il serait faux. Leur portrait ? Il est déformé, lacunaire. Parfois une protestation. Parfois un simple aphotegme. Parfois à la première personne, parfois leur biographie emballée de façon plus neutre." Sauf que François Bon a écrit La macération des morts, et personne apparemment n'a signalé l'erreur. Ce que je fais illico. Et il rectifie, fatigue de fin de marathon, écrit-il.

Cette quatrième luciole vient bien sûr à l'appui des trois autres. Les morts sont encore à l'honneur. F. Bon encore : "Et, une fois le cimetière reconnu, une fois la traversée commencée, peut-être n’y aurait-il qu’à écouter. Les écouter eux, les morts."

Je ne saurais mieux dire.

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* Dans son article du jour, il mit le mot âme dans La vie mode d'emploi, l'ami Rémi Schulz écrit :

"Je me souvenais avoir écrit des anagrammes relatives au Compendium, à partir de "naissance et mort". Le 8 juillet, j'ai cherché dans les archives de la liste Oulipo, et les ai retrouvées:

âmes contraintes
c'est son art animé
en tacites romans
âmes contraintes
naissance et mort

J'ai aussi cherché le mot "diable", ce qui m'a fait redécouvrir un message de Robert Rapilly, intitulé Diable !, et posté le 8 juillet 2013, exactement 9 ans plus tôt. 

[...]

Certaines choses sont fort difficiles à croire, mais je jure, et Robert peut en témoigner aussi, que ce 8 juillet 2022 il a posté un autre message intitulé Diable !, mais je n'en ai pris connaissance que deux jours plus tard, parce que je croyais que c'était le message que je m'étais envoyé quelques heures plus tôt. Aucun autre message avec pour seul objet "Diable" n'a été posté sur la liste de 1999 à 2022."

** L'article sur lequel débouche ce lien sur le Lieu tranquille, obtenu grâce à une recherche interne sur le site, évoque (et cela je ne m'en souvenais aucunement) l'afturganga, sorte de fantôme islandais évoqué par Fred Vargas dans Temps glaciaires, puis Sans Soleil de Chris Marker, tourné en Islande, et enfin la série Katla, vue sur Netflix (Katla est un volcan, situé au sud de l’Islande, recouvert par le glacier Mýrdalsjökull).

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