mercredi 6 juillet 2022

La pensée météore

"Les seules choses certaines en ce monde, ce sont les coïncidences", a écrit un jour l'écrivain italien Leonardo Sciascia. Tilsit, symbole du bonheur de Napoléon et des retrouvailles franco-russes ; l'allusion aux Anglais, présage de la catastrophe. Il me plaît de penser que ces rencontres ne sont jamais fortuites et que le destin se plaît surtout à pratiquer le comique de situation."

Jean-Paul Kauffmann, La chambre noire de Longwood, p. 267.

Après avoir évoqué une dernière fois les immortelles, Jean-Paul Kauffmann nous gratifie à la page suivante d'un curieux paragraphe isolé du reste du texte :

"En 1676, l'astronome anglais Edmund Halley, qui donna son nom à la fameuse comète, débarqua à Sainte-Hélène pour y écrire un traité capital de météorologie. L'observation des alizés de Sainte-Hélène lui permit de détecter l'origine des vents et de poser la théorie sur les déplacements d'air à l'échelle mondiale. Il séjourné deux années, fasciné par l'étrangeté du temps. L'anticyclone de Sainte-Hélène, aussi insaisissable que celui des Açores, marque la physionomie du rocher. Tous les paysages cohabitent sans qu'un caractère parvienne à s'imposer." (pp. 289-290)
A Sainte-Hélène, Halley avait construit aussi un observatoire muni d’un télescope de 7,3 mètres de long, qui lui avait permis de découvrir un amas d’étoiles dans le Centaure et d'inventorier 341 étoiles dans l’hémisphère Sud. Ce catalogue stellaire est publié en 1678, ce qui lui vaut d'être élu membre de la Royal Society alors qu'il est à peine âgé de 22 ans. Notons, pour prolonger le propos de Kauffmann, que sa carte du monde, publiée en 1986, montrant la répartition des vents dominants sur les océans, est la toute première carte météorologique.

Edmund Halley (1656 - 1742)

Cette insistance de Kauffmann sur la météorologie (il ne dit pas un mot des observations astronomiques qui furent l'essentiel du travail de Halley) ne peut surprendre compte tenu du tropisme que je dirais atmosphérique de l'écrivain. Il s'inscrit même à la racine de son livre : "Ce livre est né à l'instant même où je suis entré dans cette demeure. Il a suffi que je respire l'atmosphère humide de la cave à laquelle se mêlait un curieux parfum tropical, l'effluve lourd et un peu poivré qui saisit l'odorat  quand vous ouvrez un coffret à cigares, pour que se révèle la dimension du temps hélénien." Un peu plus loin, il écrit que l'histoire s'est déposé, à Longwood, "à la manière de particules solides en suspension. Ce précipité, phénomène chimique bien connu, est visible dans chaque pièce. Un secret se cache tel un corps insoluble dans la moiteur de Longwood. [...] Longwood n'a connu aucun meurtre. Cependant, la trace de la tragédie n'a pas disparu. Les particules du drame flottent, surtout dans la petite chambre du captif. Soudain, pour une raison inconnue, elles se rassemblent comme une floculation du souvenir. Cherchent-elles à entrer en contact avec le monde des vivants ?"


"Tout événement est un brouillard de gouttes", telle est la citation de Gilles Deleuze, qui ouvre le passionnant essai d'Anouchka Vasak, dont je rendais compte dans Médoc et Gévaudan. La proximité avec l'approche de Kauffmann est frappante, et j'en trouve une autre illustration excellente dans la présentation qu'en donne Christine Marcandier dans Diacritik : "Il serait vain de vouloir rendre les saisies successives de figures et météorologies des sentiments (ou climatique des émotions) comme les nomme par ailleurs Philippe Rahm que propose ce livre qui nous mène de l’enfant sauvage de l’Aveyron à « mille gouttelettes », en passant par le mal du siècle, la folie et l’aliénation, la condition des femmes et des noirs. Anouchka Vasak s’intéresse aux classifications intermittentes et au(x) passage(s), non sans à-coups, du fixisme au transformisme. Elle retrouve Sade, Lamarck, Stendhal, Pinel, Anne-Joseph Théroigne de Méricourt, Mary Wollstonecraft, Germaine de Staël, etc. Elle revient sur la représentation de la mort, de l’altérité, des marges. Elle questionne et déploie les représentations picturales, médicales, scientifiques et littéraires de l’époque, ce qu’elles engagent de révolutions complexes dans nos représentations."
La lecture du livre révéla aussi une coïncidence assez inouïe : alors que je découvrais pratiquement dans le même temps, et de façon indépendante, Anouchka Vasak et l'ethnologue Martin de la Soudière, et que j'établissais un lien entre eux grâce à la mention commune du Gévaudan, je m'aperçus que leurs rapports étaient en réalité beaucoup plus profonds :  Arpenter le paysage est nommément cité page 385, à la suite de ce passage du chapitre XII, "Mille gouttelettes" :
" A la faveur du voyage de 97, à la faveur aussi de la montagne qui exacerbe les  effets de métamorphoses propres au paysage - et ce, même si certains nous paraissent éternels, comme souvent les paysages méditerranéens ou comme ici certaines images d'Epinal -, Goethe découvre les "avants-pays", les seuils et les transitions paysagères que Julien Gracq, Philippe Jaccottet ou Martin de la Soudière ont su dire."

Je ne m'étonnerai pas de voir le même Martin de la Soudière prendre place dans les remerciements au nombre des relecteurs. Inversement, je trouvai dans la revue en ligne ethnographiques.org, un article de  décembre 2019, intitulé La météo : question d'ambiance, où Anouchka Vasak est citée à plusieurs reprises dans le corps de l'article et dans la bibliographie :

TABEAUD Martine, VASAK Anouchka et DE LA SOUDIÈRE Martin (dir.), 2017. « Le temps qu’il fait », Communications, 101.

VASAK Anouchka, 2007. « Après la tempête, le moi météorologique », in VASAK Anouchka, Météorologies. Discours sur le ciel et le climat, des Lumières au romantisme, Paris, Champion, p. 330-403.

"Comme « chute », je vous proposerai ces lignes de l’écrivain portugais cité plus haut. À défaut de nous reconnaître personnellement dans son propos, chacun de nous ne pourra, je crois, que se monter convaincu par sa façon, en poète, de parler de ce qu’une collègue a subtilement nommé : le moi-météorologique (Vasak 2007) :

Nous sommes, bien malgré nous, esclaves de l’heure, de ses formes et de ses couleurs, humbles sujets du ciel et de la terre. Celui qui s’enfonce en lui-même, dédaigneux de tout ce qui l’entoure, celui-là même ne s’enfonce pas par les mêmes chemins selon qu’il pleut ou qu’il fait beau. D’obscures transmutations peuvent s’opérer simplement parce qu’il pleut ou qu’il cesse de pleuvoir, parce que, sans bien sentir le temps, nous l’avons senti néanmoins. (Pessoa 1988 : 32)."

 

Sur cette carte, le Halley's Mount jouxte le tombeau de Napoléon.

Au neuvième jour, Kauffmann visite le tombeau de Napoléon, qui n'abrite plus le corps de l'Empereur depuis 1840. Pourquoi, se demande-t-il, vient-on encore s'y recueillir ? "Peut-être parce que c'est un lieu délivré !, se répond-il à lui-même. Dégagé à jamais des tourments de la captivité. libéré enfin de la souffrance de l'exil, de l'engourdissement, de la déchéance. Libéré surtout du corps, de l'être matériel qui s'est envolé." Il remarque que les grilles en forme de lance sont les mêmes que celles de la place Sainte-Hélène à Châteauroux. "Un bouquet fané est accroché à l'un des barreaux : glaïeuls rouge et jaune serrés par un ruban tricolore sur lequel on peut lire encore le mot Association. Des eucalyptus fraîchement coupés répandent dans le vallon une odeur acide, vaguement camphrée."

L'odeur, l'odeur toujours, si importante pour cet écrivain olfactif, qui jamais ne mentionne dans ce livre sa propre captivité de trois ans au Liban. Mais d'une certaine manière, elle est inscrite dans chaque ligne : "La captivité est d'abord une odeur." (p. 16)


Aucun commentaire: