vendredi 20 juin 2025

Bestialissima pazzia

Je possède depuis longtemps dans ma bibliothèque le très beau livre de Daniel Arasse sur Léonard de Vinci (Hazan, 1997). C'est un volcan endormi dans le cratère duquel je ne suis jamais descendu que pour de timides explorations. La survenue de L'Adoration des Mages m'a conduit naturellement à en tenter une nouvelle. Et il y eut une première surprise : la couverture de l'ouvrage représentait rien moins qu'un détail du fameux tableau, ce dont je ne m'étais jamais avisé.

 

Si Daniel Arasse choisit ce tableau inachevé comme couverture, au lieu de la plus attendue Joconde, ou de la Vierge aux rochers par exemple, c'est bien qu'il le tient pour un chef d’œuvre. Il montre tout d'abord qu'il doit beaucoup à L'Adoration des Mages que Botticelli réalise quelques années plus tôt entre 1472 et 1475 pour la chapelle de Guasparre del Lama à Santa Maria Novella. Le peintre innovait déjà en supprimant l'habituel cortège des Mages, et en disposant la sainte Famille au centre de la composition, les Mages et leurs suivants se répartissant de chaque côté de façon plus ou moins symétrique : "Il transforme ainsi, écrit Arasse, ce qui était une scène à dominante narrative en une image cérémonielle et liturgique : les Mages rendent hommage, en Jésus, au corps incarné du Fils."(p. 350)

 

De Botticelli, Léonard reprend "la disposition centralisée de l'ensemble, la pose agenouillée des trois Mages et l'idée des grandioses ruines antiques situées sur la gauche qui, tout en étant une figure connue de l'effondrement de la religion païenne, étaient encore peu utilisées dans le thème des Mages." Cependant, il ne faut pas s'y tromper, Léonard ne se rapproche de Botticelli que pour s'en différencier radicalement. Il supprime entièrement la "cabane" de Marie et lui substitue ces deux arbres si importants dans le film de Tarkovski. Et alors que Botticelli place la Vierge et l'Enfant dans la partie supérieure, nettement au-dessus du point de fuite, les désignant clairement comme visée du culte, Léonard les installe au contraire dans la partie basse, idée qu'il a dès l'origine, comme en atteste l'esquisse préparatoire de 1481.

Pointe de plomb reprise à la plume et à l’encre brune (Département des Arts graphiques, Musée du Louvre)
 

"Ce choix, explique Daniel Arasse, lui permettait de développer le fond à travers toute la surface et lui ouvrait la possibilité d'enrichissements et d'innovations considérables." Traditionnellement, le fond permettait de présenter le cortège des Mages, et c'est bien ainsi que Filippino Lippi (qui reprendra à la demande des moines, en 1496, le projet abandonné par Léonard) le traitera, même s'il reprend pour l'essentiel sa composition.

 

Rien de tel donc chez Vinci. Dans le fond, à droite, a lieu un combat de cavaliers. Dont le sens est discuté. On y a vu parfois, dit Arasse, une transformation d'un combat contre le Dragon qu'il aurait imaginé dans L'Adoration des Bergers, à laquelle il travaillait en 1478-1480, mais aussi une variante du motif traditionnel de la lutte entre des chevaux du cortège, ou bien encore une allusion au combat entre membres du cortège et sbires d'Hérode, thème pris dans un évangile apocryphe arménien. Toujours est-il que, selon lui, le groupe possède un sens manifeste : "il exprime la violence guerrière et marque la première apparition du thème très léonardien de la bestialissima pazzia, de cette folie très bestiale qui, dans le combat, assimile l'homme à la bête." Thème qui sera le motif central de La Bataille d'Anghiari, entreprise plus de vingt ans plus tard.

L'Adoration des Mages, Léonard de Vinci (détail)
 

"Dans son ensemble, entre le fond et le premier plan, poursuit Daniel Arasse, c'est une cohérence autre que narrative que le tableau instaure : le fond est le lieu de l'aveuglement rapport à l'évidence glorieuse de l’Épiphanie, message de rédemption, de paix et d'amour."

Restons-en là pour aujourd'hui. Je ne peux me défendre cependant de percevoir comme un écho à la résonance déjà aperçue entre cette investigation sur des œuvres du passé et l'alarmante situation contemporaine du Proche-Orient. A cette guerre de bombardements entre Israël et l'Iran, deux régimes criminels autour duquel l'ubuesque Trump vient planer comme un vautour. 

Cortège des Mages, mosaïque (VIe s.), Saint-Apollinaire-le-Neuf, Ravenne
 

Dans cette mosaïque de Ravenne, les mages ne sont pas encore figurés comme des rois. Ils portent tous les trois un même bonnet phrygien et un costume persan identique, manteau court agrafé sur le côté droit, tunique relevée à hauteur des cuisses pour faciliter le voyage à dos de chameau, pantalons collants descendant jusqu'aux pieds. Deux des adorateurs présentent leur offrande les mains cachées par leur manteau en signe de vénération. Rite persan. Autrement dit, si l'on transpose en termes actuels, c'est l'Iran qui vient honorer un petit Palestinien né dans une étable. Au retour, averti par un songe, ils ne repasseront pas chez Hérode le sanguinaire. 

Qui est Hérode aujourd'hui ? 

Dans le ciel ce n'est plus l'étoile qui brille mais la traînée mortifère des missiles.


lundi 16 juin 2025

L' Adoration des Mages, Tati et la Trinité

"Ailleurs, Ali Cherri ajoute un corps d’argile à une tête de lion du XVIe siècle, donnant forme à un sphinx. Ses aquarelles de fruits pourrissant – Bitter Fruits Series (2024) – font écho à une Adoration des mages du XVIIe siècle craquelée par le temps."

Ce passage de la newsletter de Cédric Enjalbert mérite qu'on s'y attarde un instant. J'ai cherché à en savoir plus sur cette Adoration des Mages, et je n'ai pu trouver mieux qu'un article de La Marseillaise du 8 juin dernier, qui chronique l'exposition d'Ali Cherri au MAC de Marseille : "À quoi s’ajoute une prise autrement émouvante, les navrantes craquelures et les défauts vraisemblablement impossibles à restaurer d’une toile du XVIIe, l’apparition d’une Adoration des Mages de Nicolas Labbé, autrefois présente dans l’église des Jésuites qui fut détruite pendant les chantiers de la rue Impériale." Je n'ai pas réussi à trouver sur le net une représentation du tableau. 

Si cet extrait a retenu mon attention, c'est tout simplement qu'une autre Adoration des Mages, bien plus célèbre, est au cœur du Sacrifice, le film d'Andrei Tarkovski qui m'occupe à nouveau depuis quelques jours. Revenons à ce photogramme du film montré dans mon article précédent, où l'on voir Petit Garçon couché au pied de l'arbre sec.

 


Dans "Écriture et silence dans Le Sacrifice de Tarkovski",  Patrick Werly écrit : "Et cet enfant couché sous l’arbre, cette incarnation nouvelle du cri lointain dans le proche, renvoie bien évidemment à L’Adoration des Mages, à ce tableau à la fois beau et terrible de Léonard qui traverse de bout en bout le film27." En effet, le film s'ouvre dès le générique sur un détail du tableau, avant de procéder à un travelling ascendant. La note 27 précise : "Il faut ajouter que ce tableau est construit à partir de l’axe d’un arbre, l’arbre de vie sous lequel est adoré le nouvel Adam. Or, les branches de l’arbre « japonais » du film se confondent avec celui de Léonard, d’abord par un raccord entre deux plans, après le générique du début, ensuite par un jeu de reflets, lorsqu’un plan montre le tableau sous la vitre de son cadre, dans laquelle se reflètent de vrais arbres, ceux qui sont devant le balcon de la chambre d’Alexandre, grâce à un travail extrêmement précis du directeur de la photographie Sven Nykvist.[...]"
 
Léonard de Vinci, L'Adoration des Mages, 1481, peinture inachevée

L'autre jour, dans ma recherche un peu désordonnée sur l’œuvre de Tarkovski, je suis tombé sur un article de la philosophe Marie-José Mondzain, paru en 2016 dans la revue Les Lettres de la SPF, n°36, Andreï Tarkovski : incarner à l’écran. Dès le premier paragraphe, on y retrouve la thématique du silence exploré par Patrick Werly : "(...) quand je cherche où sont les philosophes chez Tarkovski, je ne les trouve pas dans des figures de l’éloquence ou de la théorie, bien au contraire, là ils ne sont qu’impuissance et vertige. Les philosophes, je les trouve dans les corps d’enfants, dans la voix du vent et des orages ou l’apparition d’un chien. Ce sont eux qui adressent aux professionnels du discours ou de l’écriture des signes à la fois tendres et violents concernant l’incarnation du sens dans le corps du monde. Ces signes manifestent cette présence du sens dans les figures d’un suspens des mots, comme si l’avènement du verbe s’opérait en silence. Alors surgit comme un éclat de lumière indéchiffrable la parole poétique." J'aime qu'elle dise un peu plus loin que "Tarkovski n’impose jamais le message d’un catéchisme univoque." Malgré l'abondance de symboles religieux ou autres. Elle affirme encore que "Le cinéma de Tarkovski n’est ni religieux ni sacralisant, c’est un cinéma « anthropogène ». On y fabrique de l’homme à l’image de l’humanité."
 
Je ne peux ici, sans le mutiler, rendre compte avec justice de cet article dense et difficile, et je me contenterai d'y prélever quelques passages qui me paraissent résonner avec ce qu'écrit par ailleurs Patrick Werly, ainsi de cette récurrence de la chute : "Sur le chemin sinueux, Alexandre tombe entre deux flaques d’eau, juste après qu’a résonné une corne de brume. Après sa chute, il entend l’appel des bergers et renonce à sa visite, en faisant demi-tour. Puis il entend à nouveau le chant, hésite et se retourne une dernière fois pour poursuivre dans sa première direction. Cette chute fait bien sûr écho à celle d’Otto dans le salon l’après-midi et à d’autres chutes ou heurts dans le film ; elle est aussi probablement une allusion à la chute de Paul sur le chemin de Damas. L’appel des bergers dans cette scène marque la distance parcourue par Alexandre dans l’histoire : celui qui n’entendait pas entend désormais et accepte de répondre à l’appel24." Cette note 24 renvoie une fois de plus au tableau de Léonard : "Et il est probable que l’appel des bergers est aussi en relation avec L’Adoration des Mages, le tableau de Léonard qui joue un rôle si important dans le film. On sait qu’à l’adoration des mages dans l’Évangile de Mathieu (2, 1-12) correspond dans celui de Luc l’adoration des bergers (Luc, 2, 8-21). Mages comme bergers voient les signes qui annoncent la naissance de Jésus, l’entrée de l’humanité dans une autre ère."
 
La première chute du film c'est celle d'Otto le facteur, dont Petit Garçon a attaché le vélo pendant qu'il discourait de l'Eternel Retour de Nietzsche. J'ai montré dans un article de 2017 qu'il y avait là, étonnamment, une citation humoristique au Jour de fête de Jacques Tati :
 
 
Je me cite : "C'est un gag ! Un gag chez Tarkovski ! Mais il n'est pas de son fait, il est clairement emprunté. Et vous l'avez peut-être deviné, c'est chez Tati qu'il l'a trouvé. Le Tati du facteur François de Sainte-Sévère, le Tati de Jour de fête. Avez-vous entendu le "Au revoir" d'Otto à la fin de la séquence ? Si non, réécoutez. Toute la séquence est presque contenue entre le Bonjour et l'Au revoir adressés à Petit Garçon, acteur muet mais actif qui, avec son lasso, fait une blague au facteur, lequel, beau joueur, ne s'en offusque pas, et singe même François en colère."
 
 
Marie-José Mondzain écrit de son côté : "Le mouvement, la circulation des signes visuels et sonores, institue malgré tout un espace, même si sa géométrie est fragile et instable. Cet espace est celui de l’image sur l’écran, espace ténu, cassable, fracassable, une sorte de sol sismique où chacun a du mal à se tenir debout. On y marche en zigzagant, courbé, boitant, heurtant les choses, on tombe, on y dessine des trajectoires dans toutes les directions de l’espace, des espace de maladresses insignes, de flottement fugitif, qu’il soit aérien ou aquatique, il est fait de déséquilibres, de chutes et de naufrages aussi bien que d’envol. [...] Sur cette trajectoire itinérante du désir insatiable, la figure de l’exil et celle du voyageur sont indissociables de celle de l’hospitalité. Car les films de Tarkovski sont construits comme une terre d’accueil de l’humanité entière, alors que lui-même n’a connu que l’exil partout, je dis bien partout, car la maison natale comme le giron maternel, la terre des racines ne sont que les fleurs de la mémoire, des nostalgies inhérentes à l’itinérance de toute vie. Rien de plus hébraïque dans la fidélité à l’exil et l’invisibilité, rien de plus hébraïque que cet hommage ininterrompu des gestes à l’hospitalité."
 
Andreï Roublev, L' Icône de la Trinité, entre 1422 et 1427 ou Les trois anges à Mambré, tempera sur panneau de bois, 150 × 100 cm, Moscou, Galerie Tretiakov

"Comme on sait, écrit encore Marie-José Mondzain, la fameuse icône de Roublev intitulée Trinité est d’abord une icône de l’Hospitalité d’Abraham." "Comme on sait" est un peu optimiste... Je me permets de préciser quelque peu : l'icône illustre un passage de la Genèse (Gn 18) où l'Éternel vient annoncer à Abraham et Sarah qu'ils auront un fils, malgré leur âge avancé. Louis Réau résume l’histoire comme ceci : "L'Éternel apparut à Abraham au chêne de Mambré. Comme il était assis à l'entrée de sa tente pendant la chaleur du jour, il leva les yeux et aperçut trois hommes debout devant lui. Il les pria de s'arrêter et de se reposer sous l'arbre. Il leur fit servir trois gâteaux de fleurs de farine avec du beurre et du lait et le jeune veau qu'il avait apprêté. Et lui se tenait debout devant eux sous l'arbre et ils mangèrent."
 
La notice Wikipedia nous dit encore :

La tradition byzantine représentait la Trinité sous la forme symbolique de trois anges reçus à la table d'Abraham, appelée Philoxénie d'Abraham.

Roublev fait abstraction de la figure d'Abraham et celle de son épouse Sarah, réduit le symbole aux trois anges pèlerins tenant un long sceptre (mêrilo) entre leurs doigts, assis en croix autour d'une table, sur laquelle est posée une coupe. Leur tête est auréolée d'un nimbe d'or. Leurs grandes ailes font songer à des oiseaux posés un instant avant de reprendre leur envol. Les trois anges se ressemblent car ils symbolisent la Trinité, la triple incarnation du Dieu unique. La forme de leurs yeux en amande leur donne une expression mystérieuse. Le paysage participe à ce mystère : le tronc noueux du chêne, le rocher en surplomb qui s'incline au même rythme que les anges. Pour exprimer l'unité existant entre les trois anges Roublev compose son icône dans un cercle dont la circonférence passe par le milieu de chacune des nimbes et dont le centre est la main gauche du personnage central.

Remarquons que le chêne de Mambré, où se déroule l'apparition, est dans la même position axiale que l'arbre de L'Adoration des Mages. Il est encore plus visible dans l'icône de la Trinité Zyrianskaïa de Saint Etienne de Perm, peinte entre 1379 et 1400.

 


Marie-José Mondzain pense que chez Tarkovski la Trinité renvoie à l'errance et à l'hospitalité. C'est aussi le sens même de l'icône : 

Être nulle part, ne rien posséder, et tout donner : voilà ce qu’annoncent les trois visiteurs de l’icône de Roublev dans laquelle il y a en réalité six personnes : trois sont visibles, elles sont les trois messagers du monde invisible, trois anges qui s’arrêtent et partagent l’offre d’un repas, mais ce repas est servi par deux hôtes qui furent réels, invisibles dans l’icône, et qui apprennent de leurs étranges visiteurs qu’ils vont être les géniteurs d’un enfant tardif, Isaac. Donc une famille humaine, un père, une mère et un enfant, triangle hors champ de l’annonce. Il y a là, sous nos yeux, les figures de leur accueil, figure trinitaire de l’annonce, ils sont venus à trois pour parler. Voilà ce que fait le cinéma, il se charge non pas de faire voir le visible, mais de rendre visible l’invisibilité de toutes les inclusions trinitaires qui soutiennent l’image dans son hors-champ. La médiation des voix qui annoncent institue la triangulation infinie qu’exige tout effet de sens. Comme dans la rencontre d’Emmaüs, il faut être trois pour partager la table du sens. La puissance du tiers est aussi celle de la parole entre ce que chacun voit et ce que tous doivent entendre.

Et elle revient ensuite sur Léonard : 

Venir à trois pour témoigner d’un espoir : voilà ce que Léonard a voulu faire dans L’Adoration des mages mais à la fête anniversaire du Sacrifice, l’un des trois hommes, pas le médecin ni l’écrivain, Otto, le porteur de nouvelle, le messager, dit que Léonard lui fait peur. Il préfère Fra Angelico dont l’annonce est habitée par la parole. Il est plus facile de passer de Roublev à Fra Angelico qu’à Léonard. Tarkovski nous signale que ça ne parle peut-être plus autant qu’il le faudrait dans Vinci car il y a trop de théorie, trop de fantasme ? N’est-ce pas la même chose d’ailleurs ? La Trinité est la structure même du geste cinématographique. L’image incarne l’espace de toutes les médiations. 
Ann
                                                        Annonciation, Fra Angelico, 1426.

Comment maintenant ne pas penser aussi à Trinity, l'essai de bombe atomique du 16 juillet 1945 ? Pourquoi avoir donné ce nom-là à cette expérience porteuse de mort ? La paternité en reviendrait à Robert Oppenheimer, en référence à un poème de John Donne sur la Trinité. Je dis bien "reviendrait" car selon Wikipedia "l'origine exacte du nom de code « Trinity » est inconnue mais elle est souvent attribuée à Oppenheimer en référence à un poème de l'auteur anglais John Donne. En 1962, Groves lui écrivit à ce sujet en lui demandant s'il l'avait choisi pour ne pas attirer l'attention car nombre de rivières et de montagnes de l'Ouest américain portent le même nom. Il reçut la réponse suivante :

Je l'ai suggéré mais pas pour cette raison… Le pourquoi du nom n'est pas clair mais je sais quelles pensées j'avais à l'esprit. Il y a un poème de John Donne, écrit juste avant sa mort, que je connais et j'apprécie. En voici un extrait :

« As West and East
In all flatt Maps — and I am one — are one
So death doth touch the Resurrection[12]. »

« Comme l'Ouest et l'Est
Sur tous les planisphères — et je suis humain — ne font qu'un
Ainsi la mort touche la Résurrection. »

Cela ne fait pas une Trinité mais dans un autre, un poème religieux plus connu, Donne commence par :

« Batter my heart, three person'd God[13],[14] 

« Bats mon cœur, Dieu de Trinité .»

Tout ceci est loin d'être clair. En tout cas, on peut observer que cette propension à nimber une entreprise de destruction d'un symbolisme religieux était ici aussi à l’œuvre, bien avant le Rising Lion de Nethanyahou.

Signalons aussi que l'icône de Roublev, qui était exposée à la galerie Tretiakov depuis 1929 a été donnée en 2022 par Vladimir Poutine à l'église orthodoxe russe. Elle est maintenant exposée à la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou avant d'être placée au sein de la cathédrale de la Trinité de Serguiev Possad, le "Vatican" orthodoxe russe près de la capitale. Le patriarche orthodoxe russe Kirill ayant apporté son soutien à l'offensive russe contre l'Ukraine, cela vaut bien une petite reconnaissance.

 

dimanche 15 juin 2025

La fulgurance et la chimère d'un songe

Et n'y aurait-il pas un lien discret, aussi, entre la nouvelle de Borges et l'ultime film de Tarkovski ("Le Sacrifice")?

Alain Sennepin, commentaire du 14 juin à l'article Le miracle secret.

Alain Sennepin renvoie ensuite au dernier article publié sur son blog, TABLEAU ET SILLAGE. LE TEMPS DU RÊVE SCYTHO-SLAVE. Cette suggestion catalysa mon envie de revenir sur une résolution prise après avoir évoqué ma note de lecture sur le roman de Jacques Bonnet, A l'enseigne de l'amitié, où Giordano Bruno jouait en somme au Rouletabille ou à l'Hercule Poirot. J'avais donc écrit ceci en 2020  : "Fini hier soir le roman de Jacques Bonnet. Un peu déçu. Et pourtant c'est un livre intéressant en beaucoup de points. Mais ne se sont pas produites ces épiphanies de lecture qui me saisissent parfois. J'ai relevé cependant certains signaux." Et j'ajoutai : "Je n'ai pas développé alors la nature de ces signaux, et il est trop tard pour le faire". 

C'est ce que je croyais alors sincèrement, mais je n'en suis plus si sûr. Voyons la suite de cette note de lecture : "Dans le dernier chapitre, VII, le narrateur sort dans la rue : "Un silence étrange régnait, comme si Paris retenait son souffle." Cette simple phrase me renvoie bien sûr au silence d'avant-hier, croisé à la fin de l'article sur les noyers et Le Sacrifice." Oui, vous avez bien lu, il était ici question du Sacrifice d'Andrei Tarkovski (ce que ne pouvait donc pas savoir Alain Sennepin quand il écrit son commentaire, car j'avais passé cette suite sous silence). L'article en question, De la timidité supposée des noyers, est daté du 1er avril 2020, le jour même de la réception du roman de Jacques Bonnet. Je parle des deux noyers jumeaux de la prairie de l'Indre où j'aimais alors flâner, en pleine période de confinement, avec attestation en poche, et ensuite de l'arbre du film de Tarkovski que j'avais visionné le soir-même sur Mubi.

Dans son post, Alain Sennepin, après avoir évoqué Andrei Roublev, autre film de Tarkovski, écrit que dans Le Sacrifice, son dernier film, sorti en 1986 quelques mois avant sa mort, "une guerre nucléaire est annulée par l’intervention d’une douce sorcière". On voit par là qu'il existe donc une connexion avec le thème de la bombe atomique qui avait surgi avec Trinity.

A relire l'article sur les noyers et Le Sacrifice, je me demandai en revanche où se nichait ce silence que j'écrivais avoir croisé alors. Le mot n'apparaissait pas, et c'est le cahier vert, à la page précédente, qui me donna la solution : j'avais noté "Écriture et silence dans Le Sacrifice de Tarkovski."Une simple recherche sur Google rattrapa ma mémoire défaillante : c'était le titre d'une étude de Patrick Werly, de l'université de Strasbourg, que j'avais dû croiser dans mon investigation, mais que je n'avais pas intégré ensuite. En le relisant aujourd'hui, j'y trouve nombre de réflexions passionnantes (mais qu'il serait trop long de développer ici). L'auteur souligne tout d'abord que le silence, dans Le Sacrifice, est probablement le thème central du film (ajoutant en note qu'il est aussi "un thème dans Stalker, où un écrivain est en panne d’inspiration – ou dans Andrei Roublev, où le peintre d’icônes fait vœu de silence et protège une jeune fille muette"). 

Le soir de l'anniversaire d'Alexandre, l'écrivain, les convives entendent des missiles traverser l’espace. Ils apprennent par la télévision qu’une catastrophe nucléaire mondiale a eu lieu. "Au cours de cette nuit où les personnages éveillés entrent en crise chacun à leur façon, l’écrivain Alexandre, dont nous savons qu’il est athée ou au moins agnostique, prononce spontanément une prière, qui commence par les mots du Notre Père et se poursuit dans des termes plus personnels, par lesquels il demande à Dieu de sauver chacun des siens et l’humanité entière, lui-même acceptant d’offrir en sacrifice ce qu’il a de plus cher : « Je te donnerai tout ce que j’ai, je quitterai ma famille que j’aime, je détruirai ma maison, je renoncerai à Petit Garçon. Je deviendrai muet, je ne parlerai plus jamais. J’abandonnerai tout ce qui me rattache à la vie, si seulement tu fais tout redevenir comme avant, comme ce matin, comme hier, que je sois délivré de cette peur mortelle, immonde, bestiale ! Seigneur ! Viens-moi en aide et je ferai tout ce que je t’ai promis. » Vœu de silence donc.

Au cours de cette même nuit, le facteur Otto (le collectionneur d'événements étranges) vient lui annoncer qu’un miracle est possible : il lui faut coucher avec une de ses bonnes, Maria, une jeune femme islandaise, qui est une sorcière « mais dans le bon sens du terme. » S’il peut l’aimer, son vœu le plus cher se réalisera, le monde pourra être sauvé. "Dans sa phase préparatoire, précise Werly, le film avait pour titre La Sorcière et cette scène est donc centrale." Maria apparaît au début du film dans un bosquet, noire silhouette fichée entre deux arbres, avec la grande maison d'Alexander dans le fond, celle qu'il brûlera, dont il fera le sacrifice comme il fera le sacrifice de sa liberté.

J'avais noté également, toujours sur le thème du silence, cet extrait du Terrier de Kafka, cité par Arnauld Le Brusq dans Terre Gaste, à cette même date du 1er avril 2020 :

« Mais le plus beau, dans ce terrier, c’est son silence. Évidemment, il est trompeur. Il peut se trouver soudain rompu et alors ce sera la fin de tout. Mais en attendant j’en jouis. Je peux passer des heures à ramper dans mes couloirs sans entendre autre chose que le froufrou de quelque petit animal que je fais taire immédiatement entre mes dents, ou le crissement de la terre qui m’indique la nécessité d’une réparation à faire ; à part cela, calme complet. Quand l’air de la forêt pénètre, c’est en même temps chaud et frais. Parfois je m’étire et je me tourne [sur moi-même] de bien-être dans le couloir. Ah ! qu’il fait bon, quand l’âge vient, avoir un terrier comme le mien ! Qu’il fait bon se mettre à l’abri quand on sent l’automne approcher ! » [C'est moi qui souligne]

Franz Kafka, Le Terrier (Der Bau), traduction Alexandre Vialatte.

J'en termine maintenant avec cette fameuse note de lecture, dont voici les dernières lignes :

Paris est sous la neige. Le silence, la neige. Les deux articles en stand-by.
Je retrouve le silence à la dernière page.
"Puis, les deux portes refermées, tout redevint obscurité et silence. Cela avait eu la fulgurance et la chimère d'un songe." (p. 178)

La chimère, voilà un autre motif qui apparut en ce temps-là et auquel, in fine, je n'ai pas consacré un véritable article. J'avais reçu (si j'en crois une nouvelle fois ce cahier vert bien utile comme aide-mémoire) une vidéo de la chaîne Dirty Biology sur l'homme comme chimère. Vidéo que voici :
 

Et ceci m'avait rappelé Marcel Locquin. Chercheur français, mycologue et biochimiste, né le à Lyon et mort le . Étrange savant (qui ne craignait pas de s'intéresser à la radiesthésie) que j'ai connu à Paris, il y a bien longtemps (je devais avoir 25 ou 26 ans à l'époque) lors d'un colloque de la fondation Ark'All, où il évoqua justement cette notion de chimère. On trouve sur le net des extraits de ses conférences, comme celle-ci, bien mal filmée, justement sur la chimère :


Chimère que j'avais aussi évoquée brièvement la veille, le 31 mars 2020, à la fin de l'article Je vous fais une lettre que vous lirez peut-être,  avec un extrait d'entretien avec le philosophe italien Emanuele Coccia

"Depuis quelques décennies, la biologie, et avec elle la botanique, nous annonce des nouvelles stupéfiantes, dont nous commençons à peine à prendre la mesure. Cette histoire commence dans les années 1960 avec une femme : la biologiste américaine Lynn Margulis découvre que, contrairement à ce que nous a appris Darwin, la nature n’est pas animée par un bellicisme fondamental. Le vivant ne trouve pas son bien, c’est-à-dire son équilibre dynamique, dans la compétition de tous contre tous. Margulis montre en effet que la cellule eucaryote, à la base de toute forme de vie supérieure, résulte en fait d’une association symbiotique entre deux individus (des cellules procaryotes) différents. De là, deux conséquences majeures. Premièrement, toute espèce est une chimère : une composition entre deux espèces précédentes. Et, surtout, le moteur principal de l’évolution - qui concerne 99 % du vivant - est la symbiose, la fusion, la collaboration entre espèces, l’entraide."[C'est moi qui souligne]

Or, consultant ma boîte mail ce vendredi 13 juin, je lus la newsletter culturelle de Philosophie Magazine, rédigée ce jour-là par Cédric Enjalbert. Au programme, il y avait, divine surprise, des chimères à Marseille... Présentées ainsi : 

Chimère, Bonne Mère !

“Les Veilleurs”, d’Ali Cherri

Jusqu’au 04/01/2026 au musée d’Art contemporain de Marseille.

 J’ai déjà loué les œuvres pensives de l’artiste Ali Cherri, présentées (jusqu’au 25 août) à la Bourse de Commerce, à Paris. Le plasticien inaugure à Marseille une nouvelle exposition, comme un prolongement de sa réflexion sur les hybrides et sur la nature de l’art, plus généralement. Il mêle des objets anciens à son propre imaginaire, dans une scénographie évoquant la réserve des musées. L’installation Fragments réunit, par exemple, sur une table lumineuse qui efface les ombres, divers artefacts antiques, qui partagent soudain un même espace-temps. Leur présence inactuelle interpelle le visiteur comme une énigme. Ailleurs, Ali Cherri ajoute un corps d’argile à une tête de lion du XVIe siècle, donnant forme à un sphinx. Ses aquarelles de fruits pourrissant – Bitter Fruits Series (2024) – font écho à une Adoration des mages du XVIIe siècle craquelée par le temps. Ali Cherri ébranle trois idées de l’art. D’abord, il fait de la création un emprunt, où l’artiste ne clame pas son originalité – l’invention a chez lui un sens quasi archéologique. Ensuite, il accepte la dégradation des œuvres, plutôt qu’il ne recherche leur conservation. Enfin, il pratique une forme de bricolage affranchie de la perfection du chef-d’œuvre. Cette qualité fragile confère une rassurante étrangeté à ses créations. Dans un texte auquel je pense souvent, Max Ernst propose un néologisme pour qualifier le geste surréaliste, qui sublime les chimères : la phallustrade. “Une phallustrade, écrit-il, est un collage verbal. On pourrait définir le collage comme un composé alchimique de deux ou plusieurs éléments hétérogènes, résultant de leur rapprochement inattendu, dû, soit à une volonté tendue – par amour de la clairvoyance – vers la confusion systématique et le dérèglement de tous les sens (Rimbaud), soit au hasard, ou à une volonté favorisant le hasard.” Je vous invite à vous pencher sur celles d’Ali Cherri !

 

Ali Cherri, écrit donc Enjalbert, ajoute un corps d’argile à une tête de lion du XVIe siècle, donnant forme à un sphinx. 

Je ne pouvais pas ne pas songer à l'indice relevé par le lieutenant de police après le massacre de la maison du Coq, dans le roman de Jacques Bonnet, une inscription écrite en latin avec le sang des victimes : Ricordi Leone (ou Lione). Souviens-toi du lion (ou de Lyon).

Et soudain, je réalisai que l'opération lancée par Tsahal sur les installations nucléaires iraniennes dans cette nuit du 13 juin avait comme nom de code Rising Lion. Autrement dit« Lion qui se dresse », une citation biblique tirée du livre des Nombres, chapitre 23, verset 24 : « Voici, le peuple se lèvera comme un grand lion, il se dressera comme un jeune lion ; il ne se couchera pas avant d'avoir dévoré sa proie et bu le sang des blessés. » Selon Reuters, Benjamin Netanyahou a été filmé en train de placer une version manuscrite de ce verset au Mur des Lamentations peu avant les frappes.

Le massacre inventé par Jacques Bonnet vient donc percuter le massacre ordonné par une puissance nucléaire légitimant son opération par le symbolisme religieux.


 

vendredi 13 juin 2025

Vient me chercher sur sa moto noire

                     L'âne

Parfois je rêve que Mario Santiago
Vient me chercher sur sa moto noire.
Et que nous quittons la ville et à mesure 
Que les lumières disparaissent
Mario Santiago me dit qu'il s'agit
D'une moto volée, la dernière moto
Volée pour voyager dans les terres pauvres
Du Nord, direction le Texas,
A la poursuite d'un rêve innommable
Inclassable, le rêve de notre jeunesse,
C'est-à-dire le rêve le plus courageux de tous
Nos rêves. [...]

Roberto Bolaño, Poèmes, Points/Seuil, p. 454

Vertiges, de Jean-Pierre Dupuy, est un essai riche de multiples questionnements, auxquels l'auteur répond en s'appuyant sur l’œuvre de Borges, qui l'a accompagnée toute sa vie. Dans un entretien passionnant qu'il a accordé au site Le Grand Continent, il en donne une liste non exhaustive : "Il y a des questions aussi diverses que le Carnaval brésilien et les paniques financières, la catastrophe de Tchernobyl, les élections présidentielles américaines, l’arme et la guerre nucléaires, la mort, la violence et le sacré, l’antisémitisme chrétien, le nouveau roman et la nature de la littérature et, surtout, omniprésent, lancinant, le grand mystère du temps qui ne peut s’approcher que par une démarche où abondent les paradoxes." Le grand mystère du temps. C'est bien cela qui me taraude ces jours-ci, lors de l'examen des motifs débusqués dans la lecture. L'attention portée à Blaise Pascal a fait resurgir Giordano Bruno et le projet Manhattan avec la bombe-test de Trinity. Le feu du bûcher qui emporta le génial Italien sur le Campo de Fiori le 17 février 1600 et le feu nucléaire du 16 juillet 1945 dans le désert du Nouveau-Mexique, où Robert Oppenheimer se souvint d'un verset de la Bhagavad-Gita : « Si dans le ciel se levait tout à coup la Lumière de mille soleils, elle serait comparable à la splendeur de ce Dieu magnanime…"

Car ce n'est pas la première fois que Le Trinity monument, l'obélisque de lave de 3,7 mètres, marquant depuis 1965 l'emplacement de l'hypocentre de l'explosion, se retrouve associé au philosophe de la pluralité des mondes. Un article du 5 avril 2020 en témoigne, dont le titre, Sur le sentier confus et magnétique des ânes et des poètes, est emprunté au poème de Roberto Bolaño dont je donne ici le début.

J'avais acheté Le Banquet des Cendres en revenant de Grenade, le 8 février 2019. J'avais un peu de temps avant de reprendre mon train pour Châteauroux, alors j'avais quitté le RER à Saint-Michel pour me rendre à pied jusqu'à Austerlitz. Sans l'avoir aucunement programmé, j'étais passé par la rue Linné, où Georges Perec a vécu ses dernières années, au numéro 13. Deux numéros plus loin, au 17, se trouve la librairie des éditions Sillage. Je n'étais jamais venu là. Je vis en devanture ce livre de Giordano Bruno. Bruno qui ne m'était pas inconnu, grâce surtout à la lecture de L'art de la mémoire de Frances A. Yates.

L'horizon négatif, de Paul Virilio, fut acheté par Nunki Bartt dans la même librairie Sillage. Il raconta l'anecdote dans un mail adressé au Doc et à moi-même :

"Moi je peux t'en parler de la librairie "Sillage" Doc, puisque j'y suis passé il y a un an presque jour pour jour. Je rentrais de mon exposition au Grand Palais, ma toile sous le bras (c'était pas encore Knok le Zout ) en compagnie de G...(...). Le brave homme m'avait hébergé pour la nuit et m'avait également offert le couvert et le gorgeon. Le lendemain matin, après une longue marche de la rue Brezin (14ème), jusqu'à Austerlitz (5ème), je lui demandais:
- Hé, Baron !( son nom de guerre) Hé, baron! lui dis-je, j'ai une petite heure à perdre avant le départ, je te paye un café quelque part ?
C'est ainsi que le Baron et Bibi avons traversé le jardin des plantes, allègrement (moi, toujours avec ma croûte sous le bras (Knok le Zout n'est plus si loin), et sommes sortis dans la rue Linné, si chère à Perec, au cours de laquelle, sans difficulté, nous avons dégoté un bistrot, un bon bistrot parisien, bien entretenu sans être labellisé "lounge". Et tenez-vous bien ! Qu'y avait-il de l'autre côté de la rue Linné ? Une librairie, une librairie que mon Baron, obsédé par l'objet "livre", la truffe encore chaude, tel un Saint-Hubert trop longtemps confiné, s'empressait de fouiller. (...) Imaginez-moi rentrer dans une librairie de taille plutôt modeste, avec une toile d'une bonne taille au repos, non de dieu.
J'en viens à la chute. Alors que mon Baron faisait une razzia boulimique de bouquins, qui vous aurait laissé tous les deux sur le flanc (position confortable pour Linné pour une bonne vivisection), je faisais quant à moi la fine bouche dans cette "bouquinerie" où régnait un véritable capharnaüm  (...) quant, tout à coup, au détour d'une table envirussée de volumes, je tombais sur un ouvrage de Paul Virilio, dit le "furtif", intitulé magiquement "L'horizon négatif". (...) "

J'avais écrit peu avant, le 23 mars 2020, un article mentionnant Paul Virilio, et Nunki m'avait apporté (c'était en temps de confinement) son volume. Et j'avais été immédiatement frappé par des coïncidences : "Le triangle évidemment s'impose de lui-même. La stèle de la couverture du Virilio représentant le monument érigé sur les lieux de la première explosion nucléaire, l'essai atomique Trinity du 16 juillet 1945, sur la base de White Sands dans le Nouveau-Mexique, fait écho au triangle aux fines lignes rouges, même inachevé, du livre de Bruno.
Mais ce n'est pas tout : à mi-hauteur des deux triangles, que voyons-nous ? un carré dans les deux cas. Le carré dans le triangle
."

Cinq ans plus tard, resurgit donc ce binôme Bruno-Trinity. Avec cette question : cette boucle temporelle a-t-elle un sens ? Et, à vrai dire, je n'en sais rien. Je constate, c'est tout, j'enregistre. On pourra toujours dire bien sûr que ce rapprochement est aussi fortuit que la première fois. Peut-être. 

Je voudrais tout de même ajouter quelque chose. Le 1er avril 2020, j'avais reçu un livre d'un certain Jacques Bonnet, A l'enseigne de l'amitié (Liana Levi, 2002). Il me semble que c'était le Doc qui me l'avait recommandé. 

Originalité du roman : il s'agit d'un polar se déroulant à Paris en décembre 1582, deux inconnus pénètrent chez Nicolas Heucqueville, riche libraire parisien, et massacrent la famille entière : lui, son père, son épouse, ses deux fils, son nouveau-né et leur bonne. Non loin de là, Rue de Latran habite Giordano Bruno, de passage dans la capitale, et voilà notre philosophe qui se pique d'enquêter sur cette tuerie, aidé du jeune narrateur, Jean Hennequin, en collaboration plus ou moins étroite avec Dagron, le lieutenant de police. Le 22 mai 2003, Philippe Lançon rend compte du livre dans Libération, un article ma foi assez élogieux intitulé Giordano brio. Il souligne la malignité de l'auteur, qui commence tout d'abord par placer son intrigue en un temps absent : "En 1582, une bulle du pape Grégoire XIII remplace le calendrier julien par le calendrier grégorien : le 15 octobre succède à Rome au 4 octobre. Dans la France catholique d'Henri III, ce changement s'effectue en décembre et provoque un certain désordre : dix jours n'auront jamais existé. Jacques Bonnet place son premier roman, une enquête menée par le philosophe Giordano Bruno sur un fait divers sanglant, pendant ces journées absentes : du 10 au 19 décembre. Il occupe, librement et sans le révéler dans son livre, en truite espiègle et narrative, un trou de l'Histoire."

Le temps est décidément au cœur de notre affaire.

Autre supercherie du livre dévoilée par Lançon : le fait divers est soi-disant tiré d'un passage des Registres-Journaux de Pierre de L'Estoile : "Cet audiencier à la chancellerie du Parlement, célèbre mémorialiste de l'époque, dressa son herbier quotidien des événements de 1574 à 1611. Il est très sûr lorsqu'il évoque des faits survenus à Paris. Le massacre qu'il rapporte brièvement le 10 décembre se déroule justement à Paris. Le texte est précis. Mais il est faux : Bonnet l'a inventé. A l'enseigne de l'amitié est une œuvre gigogne, semée de faux documents d'époque et de petits pièges pour érudits."

Dans le prologue, l'auteur affirme avoir trouvé le manuscrit de Jean Hennequin dans une vieille édition originale du Candelaio de Giordano Bruno acheté en 1972 pendant ses études parisiennes. Encore une fois, tout est faux, mais on peut s'y méprendre tant tout semble vrai, comme le signale Philippe Lançon.

Le Candelaio est une comédie philosophico-satirique de Giordano Bruno, éditée à Paris en 1582, à l'Enseigne de l'Amitié
 

J'ai donc lu ce livre en 2020 (et relu entièrement ces jours-ci), et pourtant je n'en ai jamais parlé ici. J'ai retrouvé cette note dans mon cahier vert de l'époque, à la date du 3 avril : "Fini hier soir le roman de Jacques Bonnet. Un peu déçu. Et pourtant c'est un livre intéressant en beaucoup de points. Mais ne se sont pas produites ces épiphanies de lecture qui me saisissent parfois. J'ai relevé cependant certains signaux." Je n'ai pas développé alors la nature de ces signaux, et il est trop tard pour le faire.

Je voudrais juste citer deux passages de l'épître liminaire que Bruno adresse au très illustre Seigneur de Mauvissière, ambassadeur de France en Angleterre (Le Banquet des Cendres est publié à Londres en 1584).

Point de nectar, Monseigneur, dans le banquet que je vous offre ici : il n'a pas la majesté du banquet de Jupiter tonnant. Ni les effets, désastreux pour l'humanité, du repas de nos premiers parents [...] ; ni la philosophie du banquet de Platon, ni la misère du repas de Diogène. Ce n'est pas une bagatelle, comme le banquet des sangsues ; [...] ni une comédie, comme le banquet de Bonifacio dans le Candelaio. [...]

Quel symposium, quel banquet est-ce là, me demanderez-vous ? C'est un souper. Quel souper ? Un souper des Cendres. Que veut dire souper des Cendres ? Vous aurait-on servi pareille pitance ?  Pourra-t-on dire à cette occasion : cinarem tamquam panem manducabam ? Nullement ; il s'agit d'un banquet qui a réuni les convives après le coucher du soleil, en ce premier jour de carême que nos prêtres appellent dies cinerum, ou parfois jour du memento.

Memento fait référence au verset de la Genèse (Gn 3,19) que le prêtre prononce après avoir tracé une croix de cendre sur le front des fidèles : « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière » (en latin : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris). 

Dernière remarque : Philippe Lançon écrit en 2003 que "Jacques Bonnet a traduit Norbert Elias, écrit un livre sur le peintre renaissant Lorenzo Lotto, travaillé dans l'édition. Il vit désormais dans la Creuse à Sainte-Sévère, le village où Tati tourna Jour de fête". Faisant juste une petite erreur : Sainte-Sévère est dans l'Indre, non dans la Creuse. Village où je me suis rendu cent fois, comme en témoigne cette petite chronique du 20 janvier 2011, dite du Nomade pédagogique :

Peu à peu tu t'es déshabitué du fracas des cantines. La pause de midi, tu l'as ancrée de plus en plus dans la solitude.

Tu as ainsi constitué au fil des ans une famille d'endroits discrets, plutôt que secrets, où déjeuner avec la seule rumeur des eaux ou des oiseaux, lire le journal ou écouter la radio.

L'un de ces endroits est à Sainte-Sévère, en-deça de la place où Tati tourna Jour de fête. Une porte donne sur un parc dominant la vallée de l'Indre, la mousse et la ronce y colonisent d'antiques balustrades.

Jamais personne. Même aujourd'hui, avec 0°, c'est là que tu as aimé être.

 


Chronique précédée de cette citation de Julien Gracq, où le vertige est présent : 

"Rarement je pense au Cézallier, à l'Aubrac, sans que s'ébauche en moi un mouvement très singulier qui donne corps à mon souvenir : sur ces hauts plateaux déployés où la pesanteur semble se réduire comme sur une mer de la lune, un vertige horizontal se déclenche en moi qui, comme l'autre à tomber, m'incite à y courir, à m'y rouler, à perdre de vue, à perdre haleine."

                        Julien Gracq, Carnets du grand chemin, José Corti, 1992, p. 64.


jeudi 12 juin 2025

Le miracle secret

"La première bombe atomique de l'Histoire fut expérimentée sur le site militaire américain de Trinity, au nord-ouest d'Alamogordo au Nouveau-Mexique, à une cinquantaine de kilomètres à l'est du Rio Grande. L'engin, dont le nom de code était « Gadget », explosa le 16 juillet 1945, à 5 h 29 min 45s précises. La puissance inusitée de la déflagration, qui atteignit l'équivalent de 19 kilotonnes de TNT, donna lieu jusqu'au dernier moment aux supputations les plus alarmistes. C'est ainsi que le concepteur de la première pile atomique, Enrico Fermi, avait envisagé publiquement l'hypothèse d'une « explosion généralisée de l'atmosphère qui aurait détruit le Nouveau-Mexique ou même la planète. »

Sans aller jusque-là, Robert Oppenheimer et Leslie Groves, les deux maîtres d'œuvre du Manhattan Project, n'en menaient pas large. « Cette fois, nous jouons gros », aurait murmuré Oppenheimer quelques secondes avant la mise à feu... Personne ne pouvait en effet prédire avec exactitude les conséquences d'une réaction en chaîne, et, en l'absence de certitude, le gouverneur du Nouveau-Mexique se tenait prêt à instaurer la loi martiale."

Thierry Lefebvre, Filmer la bombe A : Premières images, premiers usage, revue 1895 (2003)

 

Jean-Pierre Dupuy, racontant les affres des heures précédant la mise à feu de cette bombe atomique au nom de code de Gadget, ça ne s'invente pas, note donc que Borges avait anticipé ce compte à rebours  dans sa nouvelle "Le miracle secret" (1943). Celle-ci se déroule en mars 1939, dans Prague qui vient d'être occupée par les troupes du Troisième Reich. L'écrivain et dramaturge juif Jaromir Hladik est dénoncé et condamné à mort. Son exécution est programmée le 29 mars à 9 heures du matin. Hladik est terrorisé par cette perspective et dans la nuit qui précède il demande à Dieu de lui accorder une année entière pour terminer son drame inachevé, Les ennemis. Vers l'aube, il rêve qu'il est caché dans l'une des nefs de la bibliothèque du Clementinum, où une voix lui dit que le temps pour son travail lui a été accordé : "Il se rappela que les songes des hommes appartiennent à Dieu et que Maimonide a écrit que les paroles d'un rêve sont divines quand elles sont distinctes et claires et qu'on ne peut voir celui qui les a prononcées. Il s'habilla ; deux soldats entrèrent dans sa cellule et lui ordonnèrent de les suivre."

Dos au mur de la caserne, face au peloton d'exécution, Hladik sent une lourde goutte de pluie rouler lentement sur sa joue. Le sergent vocifère l'ordre final mais l'univers physique s'arrête. Le monde est figé mais sa pensée, elle, court toujours : "Dieu opérait pour lui un miracle secret : le plomb germanique le tuerait à l'heure convenue ; mais, dans son esprit, une année s'écoulerait entre l'ordre et l'exécution de cet ordre. [...] Il termina son drame : il ne lui manquait plus qu'à décider d'une seule épithète. Il la trouva ; la goutte d'eau glissa sur sa joue. Il commença un cri affolé, remua la tête, la quadruple décharge l'abattit."

Cette nouvelle, que j'avais dû lire en février 1998, quand j'ai acheté Fictions dans la collection Folio, je l'avais totalement oubliée. Je la retrouvai donc ici, 27 ans plus tard, dans Vertiges. Et puis, étonnamment, une seconde fois, quelques jours plus tard, en replongeant dans cet essai majuscule de Stéphane Mosès, L'Ange de l'Histoire (dont j'avais rendu compte brièvement dans deux des articles les plus anciens d'Alluvions). J'y étais revenu 1/ à cause du billet D'Antigone à Joseph K. 2/ à cause de l'achat à Bourges du Journal de jeunesse de Gershom Scholem, Quitter Berlin.

 

Rappelons que L'Ange de l'Histoire est consacré à trois penseurs juifs, Franz Rozenzweig, Walter Benjamin et Gershom Scholem. J'avais relu certains passages de la troisième partie, Gershom Scholem L’Histoire secrète, parce qu'il y est beaucoup question de Kafka, dont Mosès disait que Scholem avait toujours été fasciné par son œuvre, "dans laquelle il voulait voir une image paradigmatique de l'esprit de notre époque." Précisant aussi qu'il aimait à répéter à ses étudiants  : "Aujourd'hui, pour comprendre la Kabbale, il faut lire les livres de Kafka, et avant tout Le Procès."

Mais c'est en relisant l'Introduction, qui commence précisément par l'évocation d'une nouvelle de Kafka, Les armes de la ville, que j'eus la surprise de retrouver Le miracle secret. Mosès achève la première partie de son Introduction en évoquant l'attente d'une apocalypse, d'une "catastrophe finale qui détruira le monde, pour que de ses ruines surgisse peut-être une humanité nouvelle. C'est précisément ce que suggère le dernier paragraphe du récit de Kafka : Tout ce qui, dans cette ville, est né de mythes et de chants est plein de la nostalgie d'un jour prophétisé où elle sera pulvérisée par les cinq coups d'un gigantesque poing qui se suivront de près. C'est pourquoi la ville a un poing dans ses armes.*" 

C'est aussitôt après qu'il écrit qu'à ce récit de Kafka "répond, comme en écho, une nouvelle de Jorge Luis Borges dont le thème central est également le temps, mais perçu ici sous une forme exactement contraire : non pas dans son extension sans fin, mais dans sa plus extrême condensation. "Le miracle secret" semble parfois répondre (probablement à l'insu de l'auteur) à certaines des harmoniques cachées des "Armes de la ville".

Et Stéphane Mosès termine ainsi la seconde partie de son Introduction :

"Pendant les quelques secondes qui séparent l'ordre d'ouvrir le feu et l'arrivée de la décharge, la conscience de Hladik s'est exacerbée au point d'accomplir en quelques brefs instants le travail d'une année entière. Mais, dans son psychisme, c'est le contenu vécu d'une année entière qui s'est condensé dans la fulguration d'un instant. "Dieu opérait pour lui un miracle secret" : miracle, car Hladik atteint, en un éclair, une intensité intérieure qui le projette très loin au-delà des rythmes habituels du temps humain ; secret, car rien de ce prodige ne filtre au-dehors ; nul, en dehors de lui ne saura jamais que l’œuvre pour laquelle il a a vécu a été terminée. Pour les autres, pour la postérité, il restera pour toujours l'auteur d'une tragédie inachevée." (p. 24)

 

 

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* Mosès précise ici en note que la ville de Prague porte bien un poing dans ses armes. 

lundi 9 juin 2025

ε et Ma nuit chez Maud

 […] partout où est l’infini et où il n’y a pas infinité de hasards de perte contre celui de gain, il n’y a point à balancer, il faut tout donner. 

Blaise Pascal, Pensées, 397 

Me voilà bien embêté. J'ai annoncé, à la fin de l'article Je ne sais quelle horreur secrète, que j'allais traiter du fameux pari de Pascal. Enfin, pour être plus précis, que j'allais examiner la raison du dédain de Borges pour Pascal telle qu'elle est donnée par le philosophe Jean-Pierre Dupuy dans son essai Vertiges. C'était déjà moins ambitieux... Du "pari", j'avais le souvenir d'un choix donné à l'homme : Pascal ne se souciait pas de fournir une nouvelle preuve de l'existence de Dieu mais argumentait que l'on n'avait rien à perdre à postuler son existence, mais qu'au contraire, on y avait tout à gagner. Mais est-ce bien ce qu'il y a à comprendre ? Cette lecture n'est-elle pas un tantinet superficielle ? Le pari est sans doute le texte le plus commenté de Pascal, et le moins que je puisse dire c'est que je ne me sens pas compétent pour faire le point sur la question. Vous me direz que je peux m'en tenir à ce qu'en dit Dupuy. Oui, mais Dupuy s'attarde sur un aspect de l'argumentation de Pascal qui n'offre pas un caractère d'évidence : "le cas des grandeurs "quasi" infinies qui sont affectées d'un poids qui peut être fini, mais qui peut aussi être "quasi" nul" (et là, j'ai bien peur d'avoir perdu une partie de mon maigre lectorat). 

Je vous propose donc, avant de persévérer dans cette voie aride, de visionner cet extrait de Ma nuit chez Maud, d'Eric Rohmer, où le pari pascalien est subtilement débattu entre le héros et narrateur Jean-Louis (Trintignant), ingénieur catholique de retour à Clermont-Ferrand, qui tombe par hasard sur un ancien camarade de lycée, Vidal, devenu professeur de philosophie et marxiste. 

 

Dans cet extrait, Vidal, athée revendiqué, se révèle paradoxalement bien plus pascalien que Jean-Louis Trintignant : « Pour un communiste, ce texte du pari est extrêmement actuel. Au fond, je doute profondément que l’histoire ait un sens. Pourtant, je parie pour le sens de l’histoire, et je me trouve dans la situation pascalienne. Hypothèse A : la vie sociale et toute action politique est totalement dépourvue de sens. Hypothèse B : l’histoire a un sens. Je ne suis absolument pas sûr que la B ait plus de chances d’être vraie que la A. Néanmoins, je ne peux pas ne pas parier pour l’hypothèse B parce qu’elle est la seule qui me permette de vivre. »

La question pascalienne, selon Dupuy, "est de savoir si un bien infini que je ne possèderai peut-être jamais (la vie éternelle auprès de Dieu) vaut plus pour moi que le bien fini (ma vie sur Terre avec ses plaisirs médiocres) que je sacrifie." Il développe ensuite comme ceci :

Voici comment en termes qui sont ceux du vingtième siècle on peut présenter le paradoxe des grandeurs « quasi nulles ». Soit ε1 un nombre positif, non nul, et très petit. On dit de lui qu’il est « évanescent » 2. Puisqu’il n’est pas nul, il existe un entier très grand N tel que le produit Nε soit un nombre réel A non évanescent. Cependant, son caractère évanescent se traduit par la propriété qu’additionné à un réel X, il produit un résultat indiscernable de X, donc identique à X, selon le principe de l’identité des indiscernables de Leibniz 3.

X + ε est identique à X, alors même que ε est positif, différent de zéro : tel est le paradoxe. Pour éclairer cette propriété apparemment extraordinaire, le mathématicien américain John Allen Paulos* raconte l’histoire suivante : au musée d’Histoire naturelle, le guide explique à qui veut l’entendre que le majestueux tyrannosaure qui trône au milieu de la salle est vieux de 70 millions et six ans...

« Comment ? demande une petite fille, 70 millions et six ans, êtes-vous sûr ? — Ah, pour être sûr, j’en suis sûr, rétorque l’autre. Lorsque j’ai pris mon travail ici, on m’a dit qu’il avait 70 millions d’années. Or ça, c’était il y a six ans. »

Un T-Rex de 70 millions et six ans est identique à un T-Rex de 70 millions d’années.

Bon, l'histoire est amusante. Continuons. Dupuy signale qu'il va opérer un autre renversement sur le pari de Pascal, en considérant  le « bien » quasi infini comme une grandeur négative, c’est-à-dire un mal. "Il s’agit de savoir, poursuit-il, s’il est avantageux de prendre un risque quasiment infini affecté d’une probabilité évanescente pour pouvoir continuer à profiter des bienfaits très relatifs qu’offre notre vie terrestre." Et il livre alors une histoire vraie qui illustre un tel cas (et pardon de citer encore longuement le philosophe, mais je ne vois comment faire autrement ) :

N consistant en la disparition de l’espèce humaine et même de toute vie sur Terre, microbes compris. C’est le risque qu’ont cru prendre les artisans du projet Manhattan lorsque, le 16 juillet 1945, ils ont fait éclater au Nouveau-Mexique la bombe-test dénommée Trinity. Certains des meilleurs physiciens du moment tenaient pour très peu vraisemblable, mais non impossible, que cette explosion produise une mise à feu de l’atmosphère terrestre et une explosion de l’océan. Enrico Fermi était le plus pessimiste, Hans Bethe pensait qu’il y avait là une impossibilité absolue. Les plus jeunes étaient les plus angoissés. Arthur Compton, qui dirigeait l’équipe, décida que si les calculs montraient que les chances que la Terre se vaporise sous l’effet de l’explosion atomique étaient supérieures à 3 sur un million (soit une probabilité de 0,000003), il mettrait fin au projet. Les calculs aboutirent à un résultat légèrement inférieur, et le projet suivit son cours. Que signifiait exactement le seuil imposé par Compton ? La réponse que Daniel Ellsberg donne aujourd’hui est significative dans son apparente imprécision : « quelque chose de petit, de très petit, mais non nul » 5. Ce qui veut dire que ce seuil n’est pas une grandeur définie ni une variable, mais un epsilon au sens que j’ai rappelé ci-dessus. Traité comme une probabilité, sa multiplication par N, nombre infiniment grand – qu’y aurait-il de plus grand, pour les êtres humains, que la disparition de leur espèce ? – conduit à la question du pari.  

 

Leslie Groves (à droite) et Robert Oppenheimer (à gauche) à côté des restes de la tour utilisée pour l'essai Trinity.

"Ellsberg raconte les affres des heures, mais aussi des minutes et des secondes qui précédèrent le déclenchement de la réaction en chaîne. Son récit est digne des meilleurs films à suspense." A cet instant, Jean-Pierre Dupuy qui, jusque-là, avait repris pour Vertiges le texte qu'il avait donné pour le hors-série sur Pascal (La possibilité du pire**), ajoute en note de bas de page que le film de Christopher Nolan, Oppenheimer (2023), a "l'intelligence de comporter un dialogue, probablement inventé, entre le général Leslie Groves, qui dirigeait le projet Manhattan, et Robert Oppenheimer sur le problème ici discuté. Groves (joué par Matt Damon) interroge Oppenheimer. (interprété par Cillian Murphy) sur la probabilité que cette catastrophe se produise. Le physicien assure qu'elle est extrêmement faible. Groves répond qu'il préfèrerait qu'elle soit nulle. L'écart entre epsilon et zéro est éminemment dramatique."


Leslie Groves et Robert Oppenheimer, dans le film de Christopher Nolan

C'est au même endroit que Jean-Pierre Dupuy introduit Borges dans ce chapitre de l'essai (il n'était aucunement question de l'écrivain dans le texte du hors-série), avec sa nouvelle "Le miracle secret". 

Mais à minuit passé il est temps de laisser refroidir les cortex.  Nous aborderons celle-ci au prochain épisode. 

                                        Françoise Fabian dans Ma nuit chez Maud (1969)
 

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1. La lettre grecque qui correspond à notre lettre « e » et se prononce « epsilon » [les notes sont de l’auteur]. 2. C’est ainsi que je traduis l’expression anglaise « vanishingly small » dans le sens technique qu’elle a dans l’arithmétique non standard. Le verbe anglais to vanish, qui signifie disparaître, se dissiper, s’évanouir, a la même étymologie que le français « évanescent ». 3. Le principe métaphysique de l’identité des indiscernables affirme que si deux entités ont les mêmes propriétés, alors elles sont une seule et même chose. Voir Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, II, 27. [... ] 5. Daniel Ellsberg, The Doomsday Machine, Confessions of a Nuclear War Planner, New York, Bloomsbury, 2017, p. 279. Ellsberg est mondialement connu comme lanceur d’alerte pour avoir copié et fait publier les Pentagon Papers, dont la publication contemporaine du scandale du Watergate allait précipiter la chute de Nixon et sa démission. On sait moins qu’en 1961, travaillant à la Rand Corporation comme économiste spécialiste de la théorie du choix rationnel, il fut détaché auprès du Pentagone pour travailler auprès de Robert McNamara, alors secrétaire à la Défense du président Kennedy, à dresser les plans d’une guerre nucléaire qui aurait éliminé un tiers de la population mondiale de l’époque.  

* Jean-Pierre Dupuy use déjà de cette anecdote dans une tribune donnée au journal Le Monde, le 23 novembre 2012 : Une élection à pile ou face, où il affirmait que "Ce ne sont pas les militants de l'UMP qui ont choisi leur président. C'est bel et bien le hasard". (Étonnamment, le 23 novembre est l'anniversaire de la Nuit de feu de Blaise Pascal).

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