dimanche 2 novembre 2025

Le Bel Obscur

Ville de Liège

COURAGE, DÉVOUEMENT, HUMANITÉ

Par délibération du Conseil Communal de Liège du 7 août 1863, une mention honorable a été décernée à Mr Edmond H. demeurant à Liège pour le fait suivant :

Le 21 mars 1862, il a sauvé deux jeunes gens qui se noyaient dans la Meuse. 

Caroline Lamarche, Le Bel Obscur, Seuil, 2025, p. 18 

Cette année encore, la maison centrale de Saint-Maur a été retenue pour participer au Goncourt des détenus (in extremis, un établissement de Belfort ayant, semble-t-il, renoncé au dernier moment). La première sélection de quinze livres est donc en cours de lecture par les détenus volontaires. Quant à nous, les bénévoles de Lire pour en sortir,  sommes invités à lire également et à assister aux séances de discussion préalables au choix de trois ouvrages, qu'il faudra défendre ensuite au niveau interrégional, puis national. Je suis bien loin d'avoir parcouru toute la sélection, mais parmi celle-ci j'ai pu lire, entre autres, Le Bel Obscur de Caroline Lamarche, autrice belge dont je n'avais pas lu une ligne depuis J'ai cent ans, recueil de nouvelles qu'elle écrivit entre 1991 et 1999, édité en 1999 par Le Serpent à Plumes, mais que je ne découvris sur l'étal d'un bouquiniste parisien qu'en février 2012. J'avais beaucoup aimé mais, curieusement (ou peut-être faudrait-il mieux dire absurdement), je n'étais pas allé plus loin sur le chemin de cette œuvre.

 

Or, je retrouvai d'emblée le plaisir de lecture dont j'avais le vague souvenir (c'est sans doute lui qui me fit choisir ce roman à la place de quelques autres). Et ce plaisir se retrouva sérieusement augmenté quand je réalisai que des liens se tissaient avec une sorte d'évidence troublante avec Feux sacrés, le récit de Cécile Guilbert, évoqué déjà ici à plusieurs reprises. Mais n'allons pas trop vite.

La notice biographique de J'ai cent ans, vieille d'un quart de siècle, n'en donne pas moins certains mots-clés du roman : "Caroline Lamarche est né en 1955 à Liège. Elle a passé son enfance dans le nord de l'Espagne et son adolescence dans la région parisienne, entre un père ingénieur des Mines, féru de généalogie, et une mère qui lisait Joseph Conrad et racontait la Bible aux enfants."

La découverte d'Edmond, un ancêtre de la famille dont la narratrice n'avait jamais eu connaissance, est le fruit d'un hasard. Sa sœur, occupée à vider la maison des parents défunts, lui signale la présence d'un coffre de bois rongé d'humidité dans un recoin oublié de la cave. Ce coffre renferme une pile de documents sans intérêt, à part une enveloppe marquée du sigle Agfa-Gevaert et porteuse d'une étiquette écrite par son père : "Un diplôme, deux photos et deux lettres d'"Edmond". Demandé le 9/12/1994 à Thomas : Est-ce le même ?" "Curieuse question, commente la narratrice. La date de 1994 correspond à l'année où il mettait la dernière main à un ouvrage de généalogie relatif à la famille de ma mère, dont Thomas est le dernier représentant de sexe masculin." Elle replonge alors dans cet ouvrage paternel, où il signale l'absence d'Edmond sur l'arbre généalogique. Edmond qui était ingénieur des Mines à la Bergakademie de Freiberg, sauve donc deux personnes de la noyade en 1862, est distingué pour cela par la ville de Liège le 7 août 1863, avant de mourir le 15 juin 1865, à Orléans, dans des circonstances non élucidées.

C'est au chapitre 7 que jaillit soudainement la référence à Jung commune aussi à Cécile Guilbert :

"[...] il m'a fallu moins d'un jour après ma conversation téléphonique avec Thomas pour réagir au diplôme d'honneur tiré de l'enveloppe Agfa-Gevaert. Ce document éveille en moi un faisceau d'émotions. C'est qu'il m'offre une formidable synchronicité comme dirait Carl Gustav Jung : à un siècle et demi de distance, le destin d'Edmond interpelle celui de Vincent."

La narratrice se souvient brusquement du récit que son mari Vincent lui a fait le jour où il l'a présentée pour la première fois à ses parents. Ils se trouvaient tous les deux sur le bord de la rivière "qui, ce matin-là, au fond du jardin familial, berçait un tapis de renoncules flottantes semblables à celles qui entourent, sur le tableau de Millais, l'infortunée Ophélie. Vincent m'avait montré un noyer qu'il avait planté sur la berge lorsqu'il avait seize ans. Il m'avait ensuite raconté qu'au moment où il en achevait la plantation une voiture roulant à grande vitesse sur la route en surplomb avait basculé à l'endroit le plus dangereux de la rivière, non loin des tourbillons qu'elle qu'elle dissimulait sous son air paisible." Le jeune homme plonge et parvient à extraire l'une après l'autre les deux personnes prisonnières de l'habitacle mais les pompiers ne pourront les réanimer : "Le résultat fut deux morts et un jeune homme désespéré."

Ophélie, John Everett Millais (1851-1852) Tate Britain, Londres.
 

Au-delà de ce double sauvetage dans l’histoire d'Edmond et de Vincent, il est une autre ressemblance encore plus significative. Vincent, que la narratrice aime passionnément, lui révèle plus tard son homosexualité. Le couple demeurera mais vivra de façon libre, ce qui sera plus difficile pour elle que pour lui. Quant à Edmond, l'enquête qu'elle va mener ne laissera guère de doute sur la raison du bannissement familial. L'homosexualité est là aussi présente, mais elle ne se vit pas de la même façon en 1863 qu'à la fin du vingtième siècle.

Adrienne et Alphonse, les parents d'Edmond, se marièrent en Allemagne, le 18 octobre 1831, à Werden-an-der-Ruhr. Ville située à une vingtaine de kilomètres seulement de Bochum où Vincent étudiait. "La même forêt nous a vus nous promener main dans la main, Alphonse et Adrienne, Vincent et moi. Cette proximité des lieux à presque deux siècles de distance fait partie des coïncidences qui m'accompagnent depuis que je m'intéresse à Edmond. Une obsession se nourrit par attraction de signes. Une constellation nomade se met à scintiller, petits fanaux visuels, surprises olfactives et sonores, ombres et lumières, rencontres fortuites (...)."(p. 112) 

On retrouve ici cette image de la coïncidence et de la constellation que j'ai déjà mis en évidence chez Cécile Guilbert, et dont elle donne la source chez Roberto Calasso : "la coïncidence c'est l'apparition d'une constellation dans la vie de chaque individu." Une constellation en astronomie est un groupe d'étoiles voisines sur la sphère céleste, présentant une figure conventionnelle déterminée. C'est une projection humaine qui permet de se donner des repères communs. Reconnaître une constellation dans se propre vie, ce serait en somme, pour reprendre les mots de Cécile Guilbert, "donner sens à la trame existentielle qui est la nôtre", "semblable à un air bien connu, à une mélodie dont nous avons appris à repérer les thèmes principaux et les leitmotivs, il ne sera pas alors dit que notre vie s'est déroulée n'importe comment." Un travail de retour sur soi s'impose alors : "S'élucider soi-même à travers les méandres de sa propre trajectoire implique nécessairement de remonter le cours du Temps comme on le ferait d'un fleuve."


 

D'où, chez Cécile Guilbert comme chez Caroline Lamarche, ce recours commun à ce qu'elles nomment archives personnelles : "Assise en tailleur sur le tapis de mon bureau, j'exhume vieux papiers et photos d'un gros carton d'archives familiales qui gît sous un meuble depuis plus de trente ans. J'ai besoin de reconstituer la chronologie des événements, de retrouver les dates. Je ne peux me contenter de l'imprécision des souvenirs ni des ruses mémorielles propres à légender tant de faits passés qui gauchiraient mon récit."(Feux sacrés, p. 82) Et Caroline Lamarche : "Les cartes comme les archives font partie de ma géographie mentale."(p. 29), "Au fil de mes diverses existences, j'ai semé des traces que je peux aborder en archiviste de moi-même, les années quatre-vingt dix constituant le paléolithique de mon existence."(p. 59)

Et au chapitre 35, on retrouve ensemble coïncidences et archives : "Lorsque l'image que j'organise recommence à se brouiller, je reviens vers les archives. Mon matériel est double : les documents concernant Edmond et mes propres cahiers. Les coïncidences tombent comme des dominos. Je m'aperçois que les cahiers dont je me suis emparée correspondent au moment où mon père rédigeait, sur la base du diplôme d'hommage de la ville de Liège, la brève réhabilitation d'Edmond qui apparaît dans son livre."(p. 113)