samedi 11 février 2017

# 36/313 - L'arpenteur du cerveau

Je venais de terminer l'article sur Chiharu Shiota lorsque j'ai regardé sur la table du salon les trois volumes rapportés l'avant-veille de la médiathèque. L'un d'entre eux s'imposait comme une évidence : L'erreur de Broca, sous-titré Exploration d'un cerveau éveillé, du professeur Hughes Duffau (Michel Lafon, 2016). L'illustration de sa couverture m'évoquait bien sûr les réseaux de fils de la plasticienne japonaise ; sa lecture, que j'entrepris aussitôt et qui suspendit toutes les autres en cours, me conduit à bouleverser encore une fois le programme de ces chroniques.




Neurochirurgien, Hughes Duffau est le pionnier en France d'une technique originale : la chirurgie éveillée, qu'il a apprise aux États-Unis, à Seattle, du professeur Georges Ojemann, lui-même continuateur du canadien Wilder Penfield, dont les travaux étaient tombés plus ou moins dans l'oubli. Il a opéré ainsi des tumeurs cérébrales, plus de six cents à ce jour, avec moins de 1% de séquelles. Et parfois, il a procédé à une ablation jusque dans la fameuse aire de Broca, qui est sensée être l'aire de la parole, depuis que le médecin anatomiste Paul Broca, en 1861, publia les résultats de l'autopsie du cerveau d'un certain Leborgne, dit Tan-tan, qui ne pouvait plus parler, sinon répéter inlassablement la même syllabe "tan". Broca avait découvert une  lésion située dans le lobe frontal gauche, en une zone qu'il jugea donc être celle de la parole. La recherche en neurologie s'orienta alors vers une classification des zones cervicales en fonction des facultés associées. Une approche dite localisationniste qui fut dominante pendant 150 ans... Malgré les travaux d'un autre neurologue, Pierre Marie (1853 - 1940), élève de Charcot, le père de la psychopathologie, qui, entrevoyant le fonctionnement cérébral en réseaux, "expliquait pourquoi les patients pouvaient être aphasiques, non pas du fait d'une lésion d'une région spécifique du cerveau, mais d'un ensemble de structures anatomiques complexes."

Pierre Marie représenté sur le tableau Une leçon clinique à la Salpêtrière.
Hughes Duffau s'inscrit dans cette  optique, négligée à l'époque de Pierre Marie. Son intuition découle de l'observation des patients traités pour l'épilepsie par le Pr Ojemann : pourquoi ces patients auxquels le neurochirurgien avait enlevé un lobe dans une région supposée inopérable continuaient-ils à avoir une activité cérébrale relativement satisfaisante ? Hughes Duffau fait alors l'hypothèse de la plasticité du cerveau, conçu non comme une juxtaposition de zones indépendantes, spécialisées dans telle ou telle fonction, mais comme une architecture de réseaux connectés entre eux et susceptibles de se reconfigurer en cas de problème. Autrement dit, le cerveau est capable de se réparer lui-même : "J'ai constaté, explique-t-il dans un entretien à L'express, en octobre 2014, qu'il n'existait pas deux cerveaux semblables. Selon la localisation et la taille de la tumeur, des fonctions peuvent se déplacer ailleurs dans le même hémisphère, ou bien passer d'un hémisphère à l'autre. La plasticité du cerveau, c'est-à-dire sa capacité à réorganiser les connexions entre les neurones, est plus phénoménale encore qu'on ne l'imaginait."

Dans la vidéo ci-dessous, pour ceux que ça intéresse (et que ne traumatise pas la vue d'un crâne ouvert), on peut visionner le détail d'une intervention en chirurgie éveillée :


Quand on demande à Hughes Duffau comment il est possible de réaliser une opération à cerveau ouvert sur un patient sans l'endormir, il répond tout d'abord que cet organe a la particularité de ne pas ressentir la douleur.

J'ouvre d'abord la boîte crânienne à l'aplomb de la tumeur, sous anesthésie générale. Puis l'anesthésiste réveille le patient et, deux heures durant, l'orthophoniste lui demande de nommer des objets, de compter, de bouger son bras. Pendant ce temps, je sonde la surface du cerveau avec un stimulateur électrique. Une légère décharge perturbe la zone en regard. Si le patient continue à parler et à bouger normalement, je sais alors que je peux intervenir sans dommage à cet endroit avec un bistouri à ultrasons. En revanche, si le patient confond les mots ou reste coi, je dépose un repère à l'emplacement testé pour me garder d'y toucher par la suite. Tel un géomètre-topographe, je dresse un relevé sur le terrain des fonctions présentes dans cette partie découverte du cerveau. [C'est moi qui souligne]
Le neurochirurgien ne cesse d'insister tout au long de son livre sur le pouvoir créateur de l'être humain. Pour lui, les œuvres des artistes sont aussi essentielles que les œuvres des chercheurs. "A leur façon, dit-il, elles nous expliquent dans une forme concentrée, abstraite ou poétique, au moyen d'images et de métaphores, les paradoxes de notre condition humaine." Chiharu Shiota élaborant ses enchevêtrements de fils blancs ne réédite-t-elle pas à l'échelle macroscopique le foisonnement arachnéen des réseaux de fibres blanches qui sillonnent le cerveau dans sa profondeur ? Et Hughes Duffau lui-même se sent une sorte de complicité avec K. l'arpenteur du Château, le roman inachevé de Kafka :"Nous sommes tous les deux des géomètres : les cartographes des territoires énigmatiques qui sous-tendent l'organisation cérébrale et humaine."

De façon surprenante et inattendue, je retrouvai à ce moment-là de ma lecture tout un pan de l'essai de Pierre Bayard, dans Le Titanic fera naufrage. On va voir comment au prochain épisode.

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