vendredi 22 juin 2018

L'ouvrier invisible

L'autre jour j'emprunte à la médiathèque Du nouveau dans l'invisible, recueil d'entretiens entre Jean-Claude Carrière, le célèbre scénariste écrivain, et deux astrophysiciens, Jean Audouze et Michel Cassé. Trente ans plus tôt, les mêmes avaient publié, sur le même schéma d'entretiens, des Conversations sur l'invisible qui, au dire de l'éditeur, avaient été un immense succès. Je n'ai pas lu cet ouvrage-là à l'époque, et sans doute méritait-il ce succès, mais je serais bien étonné si ce nouvel opus recueille le même assentiment du public d'aujourd'hui.*
En effet, alors que j'avais un préjugé plutôt favorable, m'intéressant d'une part depuis longtemps à ces domaines - en amateur cela s'entend, bien éloigné de pouvoir entrer en profondeur dans les arcanes théoriques de l'astrophysique et de la physique des particules -, et d'autre part appréciant beaucoup Jean-Claude Carrière pour son travail de scénariste et sa vaste érudition, je ne tardai pas à être déçu voire irrité à la lecture de ces conversations dont le ton et le contenu s'apparentaient souvent à ce qu'il est convenu d'appeler des discussions de Café du Commerce. De fait, on apprend peu de chose, les auteurs semblent se complaire dans le paradoxe, et quand ils quittent leur domaine d'expertise pour se risquer sur d'autres domaines scientifiques ou sociologiques, on tombe parfois sur des approximations regrettables et des affirmations douteuses. Par exemple, de longs développements sur l'intelligence artificielle et la robotique m'ont laissé particulièrement perplexe.
Allons dans le détail. Page 205, Jean-Claude Carrière évoque le livre (lui aussi actuellement un immense succès) du forestier allemand Peter Wohlleben, La Vie secrète des arbres (Les Arènes, 2017). :
"J.-C. C. : Il en ressort que les arbres fonctionnent de préférence en communautés, entretiennent des amitiés, nourrissent les plus faibles, échangent des signaux chimiques et même électriques pour se défendre contre les agresseurs, conservent des souvenirs qu'ils peuvent transmettre, et ainsi de suite. Les mères-hêtres, dit l'auteur, éduquent leurs enfants à la patience.

J.A. : Ce langage me paraît tout à fait anthropomorphique.

J.-C. C. : Sans le moindre doute. Et l'auteur le sait. Mais nous n'en avons pas d'autre. Nous ne parlons pas le langage des hêtres."
Aucun des deux autres ne s'insurge contre le constat de Jean-Claude Carrière, pourtant, une petite centaine de pages plus loin, Jean Audouze n'hésite pas à affirmer ceci :
"J. A. : L'anthropomorphisme, cette tendance obscure et aveugle qui voudrait ramener à l'homme tous les phénomènes - favorables ou hostiles - que nous croyons constater dans le monde visible, cette attitude finalement assez grotesque ("je suis le centre du monde, qui tourne autour de moi"), reste le plus stupide et le plus puissant de nos adversaires.
M. C. : Même pour nous." (p. 299)
Il faut savoir : sommes-nous condamnés ou non à l'anthropomorphisme ? Est-il un pis-aller ou un ennemi ? 
Il se trouve, par bonheur, que j'avais juste fini le livre, lui, admirable, et que je conseille sans réserve, du chercheur en écologie végétale Jacques Tassin, Penser comme un arbre. Nourri d'une même volonté de rapprochement avec l'arbre que le best-seller de Wohlleben, il n'en souligne pas moins l'anthropomorphisme qui le sous-tend, et, contrairement à Carrière, ne l'envisage pas comme une fatalité.
"Retrouver l'arbre, c'est d'abord retrouver l'altérité ; non pas une projection de nous-mêmes, mais une altérité dont nous acceptions qu'elle revête une part inconnue et inaccessible. C'est aussi, face à son insolente longévité, consentir en la fugacité de notre vie. L'arbre, reconnaissons-le, n'est pas toujours un motif rassurant dans l'esthétique du monde. Sa différence avec ce que nous sommes, animaux si particuliers, nous renvoie à notre extrême singularité, à notre immense solitude au sein d'un monde où rien n'est à notre mesure. Accepter l'arbre dans sa quintessence, c'est céder au vertige inhérent à la reconnaissance d'une autre forme de vie. C'est le reconnaître tel qu'il est, non pas tel que nous voudrions qu'il soit, à l'image de nous-mêmes." (p. 126-127, c'est moi qui souligne)
Ainsi peut-on espérer échapper à l'anthropomorphisme. Toujours sur ce thème de l'arbre et de la forêt,  le même Jacques Tassin permet de répondre à d'autres affirmations assénées sans précaution par nos astrophysiciens, ainsi Jean Audouze, p. 287 :
"Regardons  autour de nous, très simplement : Nos forêts primaires disparaissent une à une, à jamais déracinées par le commerce. En Amazonie, que nous appelions, pour nous rassurer, un des poumons de la planète, elles ne laissent derrière elles que du sable stérile."
Or, la constatation sans ambiguïté des changements imposés par l'homme à la biosphère, qui nous ont fait passer définitivement de l'holocène à l'anthropocène, n'empêche pas d'avoir une vision plus nuancée et moins catastrophiste des évolutions des écosystèmes perturbés par l'homme, qui manifestent souvent une résilience étonnante :
" Dans l’État de Para, au Brésil, 25% des surfaces prélevées sur la forêt amazonienne pour être convertis en pâtures sont aujourd'hui occupées par des forêts secondaires. Leur taux de séquestration de carbone est vingt fois plus élevé que celui des vieilles forêts dites primaires. Une synthèse conduite dans 45 forêts d'Amérique latine a révélé qu'il ne fallait que soixante-cinq ans pour que, après avoir été rasés, les sites forestiers retrouvent 90 % de leur bio-masse initiale. Une autre méta-analyse réalisée dans des forêts tropicales révèle que le nombre d'espèces d'oiseaux présents dans les forêts secondaires n'est que 12% moins élevé que dans les vieilles forêts. En cent ans seulement, la composition faunistique en oiseaux spécialistes, catégorie le plus vulnérable, se rétablit à 90% de son niveau initial." (p. 88)
Toutefois, il y a tout de même un passage qui m'a beaucoup intéressé dans le livre des trois compères (et qui n'a rien à voir avec l'arbre et l'astrophysique), c'est celui où Jean-Claude Carrière évoque ce qu'il appelle "l'ouvrier invisible". Il en parle comme d'un fait étrange qui se produisait quand il travaillait sur un scénario avec Luis Buñuel. Ils vivaient ensemble pendant deux mois, concentrés sur leur travail jusqu'à aboutir à une première version du script qu'ils proposaient alors au producteur. Puis ils rentraient chez eux, prévoyant de se retrouver quelques mois plus tard si le producteur s'engageait dans l'histoire.

"J.-C. C. : (...) Je fais autre chose pendant ces quelques mois, Buñuel aussi.

J. A. : Et vous oubliez le film ?

J.-C. C. : Totalement.

M. C. : Ou du moins vous croyez l'oublier.

J.-C. C. :  Buñuel appelait cela "laisser dormir le scénario, en souhaitant qu'il rêve". Sans l'ouvrir, sans même y penser. Mais en réalité, le scénario ne dort pas. Nous n'y pensons plus, nous croyons l'avoir oublié, mis totalement de côté. Cependant, lorsque nous le reprenons, tout à coup des scènes qui nous plaisaient deux mois plus tôt nous paraissent inutiles, maladroites ou même ineptes, tout au moins sans intérêt, et des solutions que nous avions cherchées en vain, tout à coup, nous sautent aux yeux.

J. A. : A tous les deux ?

J.-C. C. : Non, pas forcément. Mais les dégoûts se partagent plus facilement que les enthousiasmes. Quand l'un disait "cette scène ne me plaît plus, elle me paraît soudain banale, ou facile", l'autre était presque toujours d'accord.

M. C. : Et quelle conclusion en tiriez-vous ?

J.-C. C. : Nous en parlions assez peu, de peur que le phénomène ne disparaisse. Nous avions inventé, pour l'expliquer (mais cela se produit régulièrement avec d'autres auteurs, et même lorsque je travaille tout seul), un "ouvrier invisible", et qui n'avait pas cessé de travailler à notre insu, pendant tout ce temps-là ; un ouvrier assez doué, très dévoué, infatigable, travaillant le jour et la nuit, même pendant notre sommeil, jamais en grève et ne ne demandant ni salaire ni nourriture.

J. A. : Vous aviez un ouvrier invisible chacun ?

J.-C. C. : Oui, sans doute, mais parfois ils se confondaient. Nous les soupçonnions même d'être en contact l'un avec l'autre, à notre insu, et de se mettre d'accord sans nous en parler.

J. A. : La rencontre à distance de deux inconscients ?

J.-C. C. : Probablement. (...)" (p. 217-218)
De fait, ce phénomène de "l'ouvrier invisible" n'est pas propre à Carrière et Buñuel, il a même été décrit, en des termes il est vrai différents, il y a un siècle exactement, par le grand mathématicien Henri Poincaré dans son livre Science et méthode. Il se trouve que le chapitre concerné "L'invention mathématique" est reproduit dans le petit ouvrage de Cédric Villani paru récemment : Les mathématiques sont la poésie des sciences **(Champs/Flammarion). Poincaré montre à travers trois exemples comment la solution de problèmes mathématiques complexes lui était apparue subitement dans des moments inattendus. A la suite de l'absorption d'une tasse de café noir, sur le marchepied  d'un omnibus ou au cours d'une promenade le long d'une falaise.

Ces illuminations subites sont pour lui le signe d'un travail inconscient antérieur, produit d'un moi subliminal dont on ignore les limites. Mais il ajoute aussi une remarque importante, c'est que ce travail inconscient "n'est  possible et, en tout cas, qu'il n'est fécond que s'il est, d'une part, précédé, et, d'autre part, suivi d'une période de travail conscient. Jamais ces inspirations subites ne se produisent sinon après quelques jours d'efforts volontaires, qui ont paru absolument infructueux et où l'on a cru ne rien faire de bon, où il semble que l'on a fait totalement fausse route. Ces efforts n'ont donc pas été aussi stériles qu'on le pense ; ils ont mis en branle la machine inconsciente, et sans eux elle n'aurait pas marché et elle n'aurait rien produit."
Le travail d'élaboration d'un scénario est bien sûr bien différent de l'établissement d'une assertion mathématique, mais les conditions sont manifestement les mêmes : des phases de travail conscient encadrent une phase de repos apparent où le moi subliminal, l'ouvrier invisible, continue de triturer la matière première. L'inspiration ne vient qu'aux gens qui travaillent.

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* Je me demandais si mon sentiment était partagé, ou bien si j'étais seul à avoir des doutes sur l'ouvrage. De fait, je n'ai pas trouvé de critique significative dans les organes de presse habituels (des émissions de radio et de télé, mais pas d'article papier) , mais si l'on interroge le lecteur lambda à travers certains forums comme celui des commentaires de lecteurs sur Amazon, on voit bien  que les avis sont très contrastés : à côté des formules dithyrambiques "Un livre à lire sans tarder car essentiel", on voit aussi des "déçue", "grosse déception", "titre mensonger", et même "Ce livre est une arnaque commerciale".
** La couverture de ce livre, une illustration de Jos Leys, montre un paysage géométrique où nos amis les losanges se taillent la part du lion (ce n'est pas la raison de l'achat de ce livre, d'ailleurs je ne constatai ce détail qu'une fois à la maison - mais l'ouvrier invisible était peut-être à l’œuvre...).

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