jeudi 7 juin 2018

Losange ou Réseau des Anciens

A peine avais-je terminé la chronique précédente que j'ai réalisé que j'avais arpenté un territoire déjà en partie balisé : en effet, ce n'était pas la première fois qu'émergeait sur ce même site la figure du losange. J'en retrouvai vite la trace, qui me ramena six ans en arrière, en octobre 2012. Comme j'écrivais alors autour d'un roman de Jean-Paul Goux, comportant un verger dont les arbres étaient plantés en quinconce, je fus conduit à citer un passage des Anneaux de Saturne, de W.G. Sebald, évoquant dans son premier chapitre l'écrivain anglais Thomas Browne et son étude sur Le Jardin de Cyrus :
"C'est ainsi que dans sa dissertation sur le jardin de Cyrus, il traite du quinconce, figure constituée par les angles et le point d'intersection d'un carré. Cette structure, Browne la découvre partout, dans la matière vivante ou morte, dans certaines formes cristallines, (...) mais aussi dans le jardin du roi Salomon, dans l'ordonnance des lys blancs et des grenadiers qui y sont alignés au cordeau." (p. 34)
Et je signalai qu'en regard de ce passage, Sebald avait reproduit l'image du quinconce qui orne le livre de Browne (ici à gauche) :



Je poursuivais en affirmant qu'un autre terme était important, qui n'était autre que celui de losange, qui apparaissait donc comme on peut voir dans le titre du livre de Thomas Browne. La plantation en quinconce dessine en effet des losanges. Enfin je terminai en citant Christian Garcin présentant le losange comme une figure récurrente dans l’œuvre borgésienne, "avec chaque fois une signification bien précise, toujours en rapport avec ce qui se dissimule derrière le voile qu'elle constitue, souvent lié à l'enfance."(Borges, de loin, Gallimard, 2012, p. 94).
Le grand écrivain argentin ne tombait pas du ciel : c'est Sebald lui-même qui, dans le même premier chapitre des Anneaux de Saturne, l'avait en somme connecté au vieil auteur anglais :
"Les descriptions de Browne prouvent en tout cas que les mutations naturelles, innombrables et défiant toute raison, mais aussi les chimères nées de notre pensée l'ont fasciné au même titre qu'elles fascineront, trois cents ans plus tard, Jorge Luis Borges, l'auteur du Libro de los seres imaginarios dont la première version intégrale  a paru à Buenos Aires, en 1967."
Dans l'article suivant, Losange et tétragrammaton, je développais le thème borgésien du losange avec la nouvelle La mort et la boussole, écrite en 1942 et incluse dans le recueil intitulé Fictions. Je me permets de reprendre ici ce que j'écrivais alors : Le détective Eric Lönnrot, enquêtant sur un triple meurtre survenu dans les nuits du 3 décembre, 3 janvier et 3 février, parvient à deviner "la secrète morphologie de la sombre série" et donc à prévoir le jour et le lieu du dernier crime. Il ignore cependant qu'il en sera la victime et il tombera sous le feu de Red Scharlach qui, sur son honneur, avait juré sa mort.

Les trois premiers lieux meurtriers sont l'Hôtel du Nord, une vieille boutique de marchands de couleur dans un faubourg désert à l'ouest de la ville ("Sur le mur, au-dessus des losanges jaunes et rouges, il y avait quelques mots à la craie"), Liverpool House, un cabaret de la rue de Toulon, à l'est de la ville, où un certain Gryphius aurait disparu après s'être acoquiné avec des arlequins masqués ("Une des femmes du bar se rappela les losanges jaunes, rouges et verts").

Le commissaire Franz Treviranus chargé de l'affaire reçoit ensuite dans la nuit du premier mars une lettre d'un certain Baruj Spinoza ainsi qu'un plan de la ville. Les trois lieux du crime y étant désignés comme les trois sommets d'un parfait triangle équilatéral, il n'y aurait donc pas de quatrième meurtre. Ce que Lönnrot, étudiant le document, interprète justement comme un mensonge. En effet, chaque fois, on avait retrouvé un message disant qu'une lettre du Nom avait été articulée. Pour Lönnrot, il ne fait pas de doute que ce Nom est le Tétragrammaton, le nom secret de Dieu, l'imprononçable YHWH, composé donc de quatre lettres. Un quatrième meurtre est donc programmé et il suffit alors d'un compas pour le situer au midi, dans la propriété de Triste-le-Roy.

Ce losange était emprunté à Rémi Schulz (avec qui je n'avais pas encore de contact à l'époque), qui relève d'autres coïncidences autour de la nouvelle sur son blog Quaternité.

Lönnrot pénètre dans cette villa qui abonde "en symétries inutiles et répétitions maniaques", l'explore longuement puis finit par monter au mirador par un escalier en spirale : "La lune ce soir-là traversait les losanges des fenêtres ; ils étaient jaunes, rouges et verts. Il fut arrêté par un souvenir stupéfiant et vertigineux".

"Rien ne nous sera révélé, précise Christian Garcin, pages 95-96,  sur ce "souvenir stupéfiant et vertigineux". Néanmoins, les losanges de couleur apparaissent là aussi au moment où la révélation (mais laquelle ?) survient. Et Red Scharlach abat son double Lönnrot (tous deux onomastiquement placés sous le signe du rouge - sang ?) au moment même où affleure à la conscience ce "souvenir stupéfiant et vertigineux"."  
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Ce n'est pas la première fois que je suis amené à revenir sur mes pas, sur un article ancien contenant une substance proche de celle que j'étudie présentement, et ici c'est avec beaucoup de plaisir car je renoue avec Sebald, l'écrivain qui m'a le plus fasciné depuis 2003, année où je l'ai découvert justement avec Les Anneaux de Saturne (ce n'est pas un hasard bien sûr s'il est en tête des libellés en compagnie d'Andreï Tarkovski). Ce mois d'octobre 2012, j'avais commandé le livre de Browne, dans sa traduction française par Bernard Hoepffner*, chez José Corti.


Cette édition de 2007 affiche sur sa page de couverture le crâne de Browne, qui avait connu quelques vicissitudes après une exhumation imprévue en 1840. Était-ce là un hommage discret à Sebald (mort dans un accident de voiture, en décembre 2001, près de Norwich où il habitait, et qui avait été aussi la ville de Browne, qui y pratiquait la médecine), Sebald qui avait inséré dans son livre la même photo ?


Je dois avouer maintenant que je n'ai pas lu Le Jardin de Cyrus, happé sans doute par des lectures qui m'ont paru plus urgentes ; il rejoignit le club des œuvres dont on remet toujours à plus tard la découverte. Mais c'est comme un courrier de rappel que m'adresse le vieil opus et cette fois, promis, juré, je n'y couperai pas. D'ailleurs j'ai aussi commencé à relire Les Anneaux, et bien m'en a pris car sur la même page où il nous apprend que le crâne de Browne était conservé au musée de l'hôpital de Norfolk § Norwich, il parle de son amie défunte, Janine Dakyns, grande spécialiste de Flaubert, et écrit notamment ceci :
" Lorsqu'un jour je lui dis qu'elle ressemblait, au beau milieu de ses papiers, à l'ange de la mélancolie tel que Dürer l'a représenté, immobile, parmi les instruments de la destruction***, elle me répondit que le désordre apparent dans ses affaires représentait en réalité quelque chose comme un ordre accompli ou, à tout le moins, évoluant vers l'accomplissement. Et quoi qu'elle cherchât dans ses papiers, dans ses livres ou dans sa tête, elle le trouvait en effet très vite, en règle générale du premier coup." [C'est moi qui souligne]
Comment ne pas penser à cette étude sur la célèbre gravure trouvée ce dimanche à la brocante des Marins ? Gravure** reproduite six mois plus tôt dans l'article consacré à la précédente brocante de décembre 2017.

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* Bernard Hoepffner consacre à Thomas Browne une notice biographique qui se conclut ainsi, recoupant plusieurs des noms déjà cités ici : 

"Herman Melville s'est inspiré de lui et l'influence de Pseudodoxia apparaît dans Moby Dick et dans Mardi. Borges le considérait comme l'un des plus grands écrivains anglais, il a traduit des extraits des Urnes funéraires et a immensément été influencé par ses idées. Parmi les contemporains, outre Guy Davenport, on peut citer Joseph Mc Elroy, Gilbert Sorrentino et W.G. Sebald."

** Une autre gravure célèbre de Dürer montre un crâne très proche de celui de celui de Thomas Browne (on me dira non sans raison que tous les crânes se ressemblent, oui mais il y a aussi les livres pas très loin, et le chien endormi au-dessous comme dans Mélancolie

Dürer, Saint Jérôme dans sa cellule, 1514, gravure sur cuivre.
Dürer  (détail)
*** On peut s'étonner de cette indication de Sebald : "instruments de la destruction", car que voyons-nous sur la gravure ? Au pied de l'ange de la mélancolie, clous, trusquin, scie, rabot, une paire de tenailles et une sphère, un encrier et un plumier, et au-dessus de lui, un sablier, une cloche, une balance, un carré magique : rien, donc, qui ne se présente clairement comme instruments de la destruction. Remarquons maintenant que ce thème de la destruction apparaît dès la première page du livre, en même temps qu'une certaine propension de l'auteur à l'humeur mélancolique (associée à la planète Saturne qui n'est pas par hasard dans le titre même du livre) : "Par la suite, en effet, je ne fus pas seulement aux prises avec le souvenir d'une belle liberté de mouvement mais aussi avec celui de l'horreur paralysante qui m'avait saisi à plusieurs reprises en constatant qu'ici également, dans cette contrée reculée, les traces de la destruction remontaient jusqu'au plus lointain passé."(p.13, c'est moi qui souligne). Tout se passe comme si la vision sebaldienne, portée sur la contemplation des ruines et le constat des désastres, avait contaminé jusqu'à son souvenir de l’œuvre de Dürer.

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